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27 octobre 1994

L’Internet à La Marche du Siècle, ou le virtuel du virtuel

Classé dans : Progrès, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 18:18

Les démonstrations des capacités du réseau Internet lors de l’émission La Marche du Siècle sur FR3 avaient de quoi laisser tout le monde pantois, mais pour des raisons pour le moins différentes. Pour ma part, je trouve qu’elles illustrent de façon frappante le propos de Michel Serres sur le virtuel se substituant au vrai : la plupart (toutes ?) les images montrées à l’écran des ordinateurs sur le plateau, s’affichant instantanément, étaient en fait préenregistrées et ne provenaient pas, du moins au moment de l’émission, de divers serveurs situés États-Unis. La fameuse souris était placée sur le bouton back, permettant de réafficher à l’écran des images précédemment récupérées aux États-Unis (ou ailleurs). Ce n’était que du playback.

La rapidité même de leur affichage aurait pu donner le sentiment que l’Internet est vraiment aussi rapide que le suggère l’expression « autoroute de l’Information ». Mais si autoroute il y a, c’est plutôt le périphérique aux heures de pointe, et les liaisons a 5.000 Frs/mois, mentionnées dans l’émission, ne donnent pas un accès direct a cette autoroute, mais à peine a une nationale menant vers l’autoroute. À ce prix, il faut attendre très longtemps entre le moment où l’on demande la récupération d’une vidéo et le moment où elle s’affiche à l’écran.1

D’autres virtualités dans la présentation : « La Bibliothèque du Vatican » n’est pas au Vatican, ni même une représentation de cette bibliothèque (dans sa totalité) : il s’agit d’une exposition qui s’était tenue en 1993 à la Library of Congress (la BN américaine) sur quelque 200 documents du Vatican… L’ordinateur (américain) présente une sorte de catalogue informatisé (très bien fait) de cette exposition. Cette confusion entre le réel et sa reproduction (très partielle, aussi bien en qualité qu’en quantité) fait penser plutôt à Disney World (ou au Ceci n’est pas une pipe de Magritte) .2

« Les Manuscrits de la Mer Morte », autre exposition à la Library of Congress : elle comprenait quelque 100 objets retrouvés à Qumran, ainsi que des livres et des illustrations. Le catalogue informatisé offre des images de 12 manuscrits et de 29 objets (avec des textes informatifs). Le temps réellement nécessaire à la « récupération » d’une image (le manuscrit du sacrifice du Shabbat), sur une liaison « à 5.000 Frs », a été, lors d’un essai, de l’ordre de trois minutes. Ce qui est, pour un travail interactif, lent : que faire en attendant l’image ? Ce délai devient rédhibitoire pour une démonstration, d’où la nécessite de préenregistrer les images.

Quant à la Library of Congress, c’est son catalogue qui est accessible par réseau – outil extrêmement important pour la recherche, par ailleurs – mais non pas les millions de livres qui s’y trouvent. À ce propos, les problèmes de droits d’auteur (de textes, d’image et de son) liés à la mise à disponibilité de matériau numérisé (et donc réutilisable sur ordinateur, sur disque, sur CD) au travers d’un réseau tel que l’Internet (des millions de lecteurs potentiels) sont loin d’être résolus.

Contrairement à ce qui aurait pu être compris des propos tenus lors de l’émission, la France n’est pas totalement absente de ce paysage si américain d’apparence3 : on aurait pu mentionner, par exemple, l’Institut Pasteur ou le Généthon ; les multiples universités françaises ou le Cnam (Conservatoire national des arts et métiers) ; l’Inria (l’Institut national de recherche en informatique et en automatique) et les unités du CNRS ; et l’Ircam (Institut de recherche et coordination en acoustique/musique)… tous offrant une panoplie d’informations utilisables par novices ou chercheurs dans leurs domaines de compétence.

Quant aux réseaux d’échange de compétence et de solidarité, on aurait pu les montrer, car ils existent sur l’Internet : outils informatiques et documents de vulgarisation, d’information, d’explication, sur une panoplie de thèmes aussi bien techniques et scientifiques que littéraires, musicaux ou sportifs, composés par des volontaires experts dans ces domaines et disponibles librement ; groupes de discussion, serveurs et bases de données specialisés dans des domaines médicaux (et notamment le Sida) ; etc. Et même l’Institut (français) de recherche pluridisciplinaire sur les environnements d’apprentissage et de communication de savoirs.

J’espère que l’Internet ne remplacera pas les livres, il déplacera peut-être les encyclopédies, en présentant le savoir réactualisé en permanence. Mais si Ullman a raison (ce que je ne souhaite pas), les « communautés virtuelles »4 remplaceront la Cité : on se verra et parlera par écran interposé, se touchera par robots manipulés de loin ; le « télémarketing » (la télémercatique ?) y sera roi : on ne touchera plus un fruit avant de l’acheter, on le commandera sur catalogue informatisé. Peut-être un jour l’odeur sera aussi à ce catalogue. De là à fournir une pilule qui ait le goût, l’odeur et les vitamines du fruit…


1 Une video de 10 secondes, d’une taille d’un quart d’écran de PC, comprend environ 23 mégabits (si elle n’est pas compressée). Une liaison Internet à 64 kilobits/seconde permet donc de la récupérer au mieux en 6 minutes. Ce temps peut passer au double ou au triple selon l’encombrement sur les réseaux, leur disponibilité (qui n’est pas garantie), etc.
2 Il est fort dommage de ne pas avoir eu dans l’émission l’opinion de Paul Virilio, très critique de ces phénomènes d’abolition du temps et de l’espace…
3 À tel point que certaines communications franco-françaises sur l’Internet, au sein d’une même ville, doivent passer par les USA… Le 22 à Asnières derechef.
4 On en voit quelques-unes sur l’Internet, mais elles sont marginales.

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