Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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29 mars 2005

La longue marche de l’humanité

Classé dans : Humour, Nature, Peinture, dessin — Miklos @ 20:27


 

Anonyme : Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs
Quatrième quart du xvie s.
 

L’homme

Classé dans : Littérature, Philosophie — Miklos @ 3:18

Mille prodiges par le monde…
Mais l’homme est le plus haut prodige :
Il passe la mer écumeuse,
Le vent du sud, en ses bourrasques,
Le porte : il passe au creux des lames qui se gonflent
Et le cernent de leurs abois.
Et la terre, divine et toute souveraine,
Impérissable, intarissable
D’année en année il l’éventre
Au va-et-vient de ses charrues où il attelle
Les bêtes dont il a peuplé ses écuries.
 
Les oiseaux à l’âme légère
Dans ses rets il les enveloppe :
Les hordes des bêtes sauvages
Et la faune océane en mer
Il les capture au fond des mailles du filet
Qu’il sait tresser, dans son astuce,
Lui, l’homme ! Et ses engins maîtrisent l’animal
Qui gîte aux champs, qui court les monts :
Sous le joug qui serre leur nuque
Le cheval offrira son col empanaché
Le taureau montagnard son inlassable effort.
 
À la parole, au souffle ailé de la pensée,
Aux sentiments sur qui se fonde
La vie civilisée
Il s’est initié lui-même.
Âpre gel qui, du haut du ciel
S’étend sur la campagne ? âpres flèches des pluies ?
Il sait leur échapper : bien armé contre tout
Et jamais désarmé devant ce qui l’attend —
Hormis la mort : c’est le seul mal qu’il ne pourra
Jamais se ménager le moyen d’éviter…
Et pourtant il a su mettre au point des remèdes
Pour bien des maladies qui semblaient sans ressource !
 
Industrieux, il a des ressources savantes
Qui dépassent tout espérance.
Mais on le voit marcher
Tantôt sur le chemin du mal
Et tantôt sur la voie du bien.
Si sa foi, engagée aux justes droits des dieux,
Broche sur le respect des lois de son pays,
À lui dans la cité le pavois ! Mais au ban
De la cité celui qui ose, par bravade,
S’abandonner à des actes infâmes !
Puissé-je ne jamais rompre avec lui le pain,
Ni partager avec cet homme ma pensée !
 
Sophocle : Antigone

Il se pourrait bien que Sophocle ait tout dit dans l’ode chorale sur l’homme dans son Antigone. La maîtrise de la pensée, de la mystérieuse vitesse de la pensée élève l’homme au-dessus de tous les autres êtres vivants. Mais elle le laisse étranger à lui-même et à l’immensité du monde.
 
George Steiner : Dix raisons possibles à la tristesse de pensée

Cette ode fait étrangement écho au Ps. 104, à tel point qu’elle semble avoir été écrite en parallèle. Et pourtant, elle en est l’antithèse : en une imagerie presqu’identique, l’une célèbre l’homme, l’autre Dieu.

28 mars 2005

Portraits

Classé dans : Peinture, dessin, Photographie — Miklos @ 23:33


Site du Fayyoum : portrait d’homme.
Dernier tiers du 1e s. Peinture sur encaustique
 

Giovanni Bellini : Présentation au temple (détail)
1460-1464. Peinture sur bois.
 

Giovanni Bellini : Portrait d’un jeune homme
Env. 1500. Peinture sur bois.
 

Lucas Cranach le Vieux : portrait d’un homme
1522. Huile sur bois.
 

Miklos : Carnaval de Venise, 1987

À toute chose Mahler est bon

Classé dans : Musique — Miklos @ 21:23

Aimez-vous Brahms ? Moi oui, beaucoup. Est-ce incompatible avec le goût pour Mahler ? Je me le demande encore : quand j’en étais fada limite hystérique (surtout de ses symphonies ; comment un jeune homme ne peut-il s’y noyer avec délectation morbide ? Mahler n’en disait-il pas : « Le terme Symphonie signifie pour moi : avec tous les moyens techniques à ma disposition, bâtir un monde. » ?), je ne connaissais Brahms que de nom (enfin, presque), et ce n’est qu’à la sortie de l’adolescence que leurs places se sont inversées dans mon cœur, avec la découverte des quintettes et des sextuors ineffables, des très belles Variations sur un thème de Haydn, des splendides Rhapsodie pour alto et Requiem allemand… mais je n’ai pas oublié Mahler. Avec le temps, ce sont ses lieder que j’ai appris à apprécier.

Si je l’avais découvert avec délectation sous la baguette (enregistrée) de Bruno Walter — qui trône à mon panthéon des chefs du xxe s., avec Wilhelm Furtwängler — c’est sous celle de Pierre Boulez que j’en ai redécouvert les symphonies. Oh, pas qu’avec lui, mais avec lui plus que tout autre : dépouillées de pathétique étouffant voire de pathos maladif, elles en prennent une dimension tragique dans la lecture lumineuse qu’il en fait.

C’était le cas de la Deuxième symphonie Résurrection, monumentale, que Boulez a dirigée hier à Berlin (retransmise plus tard sur Arte et sur France musiques), lors de l’un des cinq concerts qu’il y donne à l’occasion de son 80e anniversaire. Elle y était interprétée par l’Orchestre de la Staatskapelle de Berlin, avec la soprano Diana Damrau (quelque peu aigre et acidulée) et la contralto Petra Lang, à la voix chaude, puissante, envoûtante, expressive, précise… Dirigée sans effets de manches par un Boulez impassible qui ne surinterprète pas, qui laisse la musique s’exprimer (ce qui ne veut pas dire qu’il ne fait que battre la mesure !), et Dieu sait si elle se suffit à elle-même. Cette œuvre pour orchestre, solistes et chœurs est, encore aujourd’hui, l’une des plus jouées de Mahler, même si elle n’est pas son œuvre la plus aboutie. Voici ce que le compositeur en disait :

Parallèlement se pose la question centrale : Pourquoi as-tu vécu ? Pourquoi as-tu souffert ? Tout n’est-il en définitive qu’énorme et tragique plaisanterie ? Il nous faut d’une façon ou d’une autre résoudre cette question pour pouvoir continuer à vivre, ou même à mourir ! Celui qui, ne serait-ce qu’une fois, a perçu cette question, est à même d’y répondre : et cette réponse, je la donne dans le dernier mouvement…

Et voici ce que Boulez disait de Mahler :

N’est-ce pas cela qui nous attire, les reflets sentimentaux, bizarres ou sarcastiques d’un monde en perdition qu’un homme a su capter avec acuité ? Cela saurait-il suffire pour retenir et captiver notre attention ? Aujourd’hui, la fascination provient très certainement de la puissance hypnotique d’une vision embrassant avec passion la fin d’une époque — qui doit absolument mourir pour qu’une autre renaisse de l’anéantissement : cette musique illustre presque trop littéralement le mythe du phénix. Cependant, au-delà de la substance crépusculaire, plus surprenant, existe ce bouleversement qu’il apporte dans le monde de la symphonie. Avec quelle résolution, quelle sauvagerie parfois, il attaque la hiérarchie formelle de ses formes jusqu’à lui amplifiées, mais figées dans une convention rigide et décorative. (…) De même que Wagner a saccagé l’ordre artificiel de l’opéra pour créer dans le drame une démarche infiniment plus démiurgique, de même Mahler bouleverse la symphonie, ravage ce territoire trop bien ordonné, investit de ses fantasmes le saint des saints de la logique ; Beethoven, ce barbare qui avait en son temps semé à profusion désordre et désarroi, n’est-il pas le vrai exemple à évoquer ?

Bref, un magnifique concert, même si la caméra soulignait de façon un peu trop insistante et méthodique les instruments solistes (pour contribuer ainsi à l’écoute), tout en s’égarant parfois sur un joli minois de violoncelliste.

Espérer (II)

Classé dans : Philosophie, Société — Miklos @ 20:18

Nous sommes entrés dans la nuit du siècle. Dans mon livre, je cite la phrase de Tarkovski, le père du grand cinéaste, qui est un grand poète : « Le destin nous suit comme un dément armé d’un rasoir ».

Certes, tout n’est pas perdu. Le pire n’est pas sûr. Je crois en l’improbable. […] En 1940-41, sous l’Occupation allemande, alors que les armées nazies dominaient de l’Atlantique au Caucase, il était « hautement improbable » que cette puissance soit détruite ! Elle l’a été ! Au moment du stalinisme triomphant, au moment où les Soviétiques sont entrés comme dans du beurre en Afghanistan, alors qu’ils avaient une mainmise dans la moitié du monde arabe et du tiers-monde, qui aurait pensé qu’ils allaient s’effondrer ? Qui aurait pensé, il y a deux millénaires, que l’énorme armée perse qui allait sur la petite Athènes, par deux fois aurait été refoulée ? Que cette petite cité minable, une fois sauvée, allait instituer la démocratie et la philosophie, l’héritage sur lequel nous vivons aujourd’hui ?

Je crois à l’improbable, parce que, si on en croit aux probabilités, nous allons vers le chaos démographique, le chaos économique, le chaos écologique, le chaos nucléaire… Mais l’improbable peut arriver.

Pourquoi peut-il arriver ? J’ai un deuxième principe d’espérance, le principe de Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. » Le danger croissant amène à une prise de conscience qui provoque un sursaut. […] Nous n’avons pas encore eu ce sursaut en ce qui concerne, par exemple, notre civilisation qui se déshumanise de plus en plus, de plus en plus abstraite, mécanique, chronométrique. Mais ce sursaut pourra venir.

Donc, je crois que, d’une façon tragique, plus nous nous approcherons du danger, plus nous aurons des chances d’en sortir, mais plus aussi augmenteront les risques d’y plonger. C’est un deuxième principe d’espérance.

Et le troisième principe d’espérance, c’est ce que Hegel appelait la vieille taupe. Dans les profondeurs de l’humanité, dans l’inconscient, les forces de régénérescence travaillent, les forces qui veulent sauver. Ces forces, on ne les voit pas, mais un jour elles germent. Nous ne sommes donc peut-être pas condamnés.

Edgar Morin
Nul ne connaît le jour qui naîtra
Entretien avec Edmond Blattchen
Alice Éditions/Desclée de Brouwer

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