Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 août 2005

America, America

Classé dans : Lieux — Miklos @ 19:44

Extrait d’un entretien que Gore Vidal1 a donné à Lila Azam Zanganeh (Le Monde, aujourd’hui):

Q : Dans cent ans, qu’aimeriez-vous qu’ils [les américains] lisent : vos romans, vos pamphlets ?

R : L’alphabet ! Je veux simplement qu’ils soient en mesure de lire l’alphabet. Je ne suis pas très ambitieux.

Extrait d’une conversation entre collègues, aujourd’hui :

Fabulous2 : non, tu t’imagines le désastre en Louisiane ? Il y en a beaucoup qui ont perdu tous leurs disques durs et même leurs ordinateurs !

Miklos3 : et ceux qui ont perdu leur vie, leur maison, leur nourriture… ? C’est pas un peu plus terrible ?

Pierrot Lunaire4 : tu te rends compte, et moi qui n’en avais pas entendu parler jusqu’à aujourd’hui, c’est fou comme on peut passer à côté de certaines choses !


1 Auteur d’un des premiers romans américains ouvertement homosexuels, The City and the Pillar (1948) et de bien d’autres romans et essais plus intéressants — tels Myra Breckindrige — et souvent polémiques et critiques du conformisme et de l’expansionnisme américains.
2 Jeune américaine hyper-technocâblée.
3 Moi, scié.
4 Jeune français dégingandé intelligent et planant.

Perfide Albion

Classé dans : Langue — Miklos @ 0:32

L’origine de cette expression a été longtemps débattue dans la pittoresque et intéressante revue L’Intermédiaire des chercheurs et curieux. Fondé en 1864. Questions et réponses littéraires, historiques, scientifiques et artistiques. Trouvailles et curiosités. Paraissant les 10, 20 et 30 de chaque mois.1

Le 25 juin 1876 (dans le numéro IX, 357), un lecteur posait pour la première fois la question :

La « perfide Albion ». — Plus perfide que jamais ! disent des politi­ques profonds, qui se prétendent bien informés. C’est elle qui aurait : 1° renversé le sultan Abd-ul-Aziz, pour s’être fait le lieutenant de la Russie ; 2° prié qu’on ne l’étranglât pas, nonobstant les usages du pays et de la famille ; 3° suicidé ledit Sultan, après s’être assuré de la discrétion traditionnelle des muets du Sérail. Horreur ! Qui nous dévoilera les Mystères de Stamboul ? Ce ne sera sans doute point un correspondant de l’Intermédiaire, mais peut-être qu’il y en aura parmi eux pour me dire d’où vient le cliché : la perfide Albion ? N’est-ce pas du premier Empire ?

S’ensuivent (IX, 412, 440) des commentaires de lecteurs justifiant pleinement cette réputation, sans pour autant y apporter de réponse. Par exemple, le 10 juillet :

La perfide Albion (IX, 357) . — Il est possible que sous cette forme le proverbe soit moderne, mais la réputation des Anglais à cet égard est faite depuis longtemps, témoin cet adage du XVIe siècle, cité par Leroux de Lincy : « Loyauté d’Anglais, bonne terre, mauvaise gent. »

Le 13 mai 1900, la question est reposée, et dans le numéro du 7 octobre 1900, on lit enfin ce qui se rapproche d’une réponse satisfaisante :

Perfide Albion (XLI). — Un correspondant des Notes and queries dit que cette phrase a été employée, pour la première fois, par Napoléon Ier.

Les éditeurs de la Revue ripostent en note :

Dans un sermon prêché à Metz, sur la circoncision, Bossuet a dit : « L’Angleterre, ah la perfide Angleterre, que le rempart de ses mers rendoit inaccessible aux Romains, la foi du Sauveur y est abordée. » (Voir 4e s. III, 32.).

(Notes and queries) 22 sept. 1900

Est-ce vraiment Napoléon ? En tout cas, en son temps : le Trésor de la langue française écrit, à l’article perfide :

1653 spéc. la perfide Angleterre (BOSSUET, Premier sermon pour la fête de la circoncision de N. S. prêché à Metz ds Œuvres, Versailles, 1816, t. 11, p. 469); av. 1817 la perfide Albion (XIMENEZ, L’Ere républicaine ds Poésies révolutionnaires et contre-révolutionnaires, Paris, 1821, t. 1, p. 160);

Il est toutefois intéressant de noter que les Anglais avaient devancé Bossuet de plus d’un demi-siècle dans la juxtaposition de ce vocable au nom de leur voisin et souvent ennemi, puisqu’en 1607, Sir E. Hoby a parlé de « the perfidy of the French nation »…., parallèle que je crois bien être le seul à avoir noté.

En tout état de cause, j’ai trouvé une citation française fiable datant du début du XIXe siècle : Chateaubriand (1768-1848) écrit dans ses Mémoires d’Outre-tombe : « Bonaparte avait refusé de s’embarquer sur un vaisseau français, ne faisant cas alors que de la marine anglaise, parce qu’elle était victorieuse ; il avait oublié sa haine, les calomnies, les outrages dont il avait accablé la perfide Albion » (Livre vingt-deuxième, chapitre 26 — couvrant la période 1791-1800).

Depuis, on relève son utilisation dans de nombreux contextes au cours du XIXe siècle : Balzac utilise à plusieurs reprises cette expression dans ses Études de mœurs, e.g., « le colosse du Nord la perfide Albion » dans Le député d’Arcis (Scènes de la vie politique. L’envers de l’histoire contemporaine) en 1853. Théodore de Banville évoque les « fonds secrets que pour ses amourettes la perfide Albion avance à nos lorettes » dans ses Odes funambulesques en 1859. Pierre-Joseph Proudhon parle en 1872, dans son Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère de « ceux qui se méfient des marchandises de la perfide Albion ». Enfin, Flaubert écrit en 1878 dans une lettre à Leconte De Lisle : « Et les forfanteries de la perfide Albion tournant en eau de boudin ? »

Je passerai sous silence la version modernisée qu’en a donnée notre seule et unique (à ce jour) Première Ministre.


1 C’est la version française (et non pas la traduction) de la revue Notes and Queries. A medium of inter-communication for literary men, artists, antiquaries, genealogists, etc., fondée en 1849 pour permettre à des amateurs comme à des spécialistes d’échanger des informations sur des sujets littéraires et historiques, sous formes de communications (Notes) et de questions (Queries). Elle continue à être publiée à ce jour.

29 août 2005

Un autre Marais

Classé dans : Lieux, Shoah — Miklos @ 20:59

Samedi s’est achevée l’exposition Du Refuge au piège : les juifs dans le Marais qui se tenait depuis mai à l’Hôtel de Ville de Paris. À travers un ensemble très bien choisi et présenté de documents d’époque — textes, documents administratifs, photos, objets — et d’entretiens filmés, cette exposition décrit d’abord brièvement l’histoire de cette communauté très ancienne, puisque présente depuis le Moyen Âge1 et déjà sujette à des persécutions2 depuis lors jusqu’à l’Affaire Dreyfus (1894). Tant bien que mal, une communauté s’est développée à Paris, et les photos de la première moitié du XXe s. illustrent sa variété et sa vitalité dans ce quartier du Marais : métiers de rue et petits commerces (brocanteurs, casquettiers, tailleurs, coiffeurs, épiciers…), écoles, lieux de culte…

Ce petit monde pauvre mais dynamique et solidaire vivait souvent dans une sombre misère dans des lieux tels que l’îlot insalubre n° 16, devenu si tristement célèbre durant l’occupation : c’est alors qu’ont lieu qu’aryanisation économique et spoliations, puis rafles, exécutions (fusillés, comme Samuel Tyszelman, dit Titi, âgé de 17 ans, pour avoir manifesté3 ; ou massacrés comme cette résistante « achevée à la pelle »), déportations et exterminations — illustrées par des documents administratifs d’époque, glaçants par leur objectivité férocement insensible ; leur choix judicieux alterne documents de portée générale et cas individuels, comme ceux des 112 locataires (dont 40 enfants) du 10-12 rue des Deux-Ponts, raflés et déportés à Auschwitz en 1942.

L’exposition se termine par quelques documents illustrant le retour des survivants et leur accueil à l’Hôtel Lutecia, où, comme le relate l’un d’eux, ils dormirent par terre, le lit étant trop mou, ce qui peut paraître drôle tant que l’on n’a pas vu les châlits dans les camps. Les témoignages audiovisuels sont particulièrement remarquables, autant par leur contenu que leur sobriété : aucun effet de caméra, qui reste fixée, comme fascinée, sur l’interviewé ; aucun effet de dramatisation dans les témoignages qu’ils apportent, même dans les épisodes les plus dramatiques et déchirants : séparation des parents, arrestation ou déportation, survie dans les camps de concentration, marches forcées…

Il en ressort, finalement, une humanité sans borne qui ne peut que donner de l’espoir en l’être humain : Samuel Adoner parle ainsi de l’entraide sans faille avec trois autres déportés, avec lesquels il se partageait le moindre croûton de pain ; Lucien Finel décrit ses pérégrinations, adolescent, pour retrouver son père pris dans une rafle, et qu’il a pu revoir pour une dernière heure, au camp de Beaume-La-Rolande grâce à l’indulgence d’un gardien ; Adi Steg relate le dévouement citoyen des « maîtres d’école », qui aidaient les jeunes immigrés arrivés sans connaître un traître mot de français à pouvoir le parler trois mois plus tard… Dévouement d’ailleurs qu’a illustré, au plus haut point, Joseph Migneret, directeur de l’école des Hospitalières Saint-Gervais, qui portait une attention individuelle à chacun de ses élèves ; il a tenté de les protéger durant la guerre, jusqu’à en cacher chez lui, et est mort peu après la fin de la guerre, « de tristesse au constat de ce qui a été fait à ses élèves », dit l’un de ceux qui ont survécu.

Un ouvrage, édité par Jean-Pierre Azéma, commissaire de l’exposition, a été publié à son occasion : Vivre et survivre dans le Marais. Au cœur de Paris du Moyen Âge à nos jours. Il comprend de nombreux textes d’historiens et de spécialistes qui décrivent les avatars de ce quartier, sans oublier « La place des gays » (par Laurent Villate)

À lire :

  • Rapports sur la spoliation immobilière de la Ville de Paris
  • Rapport de la commission Mattéoli sur la spoliation des Juifs de France
  • Le Marais du moyen âge au quartier gay, dossier du Nouvel Observateur

  • 1 Au VIe siècle, une communauté juive a prospéré à Paris. Une synagogue a été construite sur l’Île de la Cité. Détruite postérieurement, une église a été érigée à sa place.

    2 Expulsions en 1182, 1253, 1306, 1394 (qui ne fut annulée que durant la Révolution française)… accompagnées de spoliations ; brûlement public du Talmud en 1244 ; accusation de meurtre rituel en 1290 encore véhiculée au début du XXe s… Les commissariats aux Juifs ne sont d’ailleurs pas une invention de Vichy, comme le montre entre autre un acte datant de 1379.

    3 Vengé par le colonel Fabien, dans l’attentat au métro Barbès.

    27 août 2005

    Souvenirs d’Italie : Venise

    Classé dans : Lieux, Littérature — Miklos @ 0:08

    Dans Venise la rouge,
    Pas un bateau qui bouge;
    Pas un pêcheur dans l’eau,
    Pas un falot.
    Seul, assis à la grève,
    Le grand lion soulève,
    Sur l’horizon serein,
    Son pied d’airain.
    Autour de lui, par groupes,
    Navires et chaloupes,
    Pareils à des hérons
    Couchés en ronds,
    Dorment sur l’eau qui fume,
    Et croisent dans la brume,
    En légers tourbillons,
    Leurs pavillons.
    La lune qui s’efface
    Couvre son front qui passe
    D’un nuage étoilé
    Demi-voilé.
    Ainsi, la dame abbesse
    De Sainte-Croix rabaisse
    Sa cape aux larges plis
    Sur son surplis.
    Et les palais antiques,
    Et les graves portiques,
    Et les blancs escaliers.
    Des chevaliers,
    Et les ponts, et les rues,
    Et les mornes statues,
    Et le golfe mouvant
    Qui tremble au vent,
    Tout se tait, fors les gardes
    Aux longues hallebardes,
    Qui veillent aux créneaux
    Des arsenaux. […]
    Alfred de Musset

    25 août 2005

    Souvenirs d’Italie : les Dolomites

    Classé dans : Danse, Lieux, Littérature — Miklos @ 0:08

    Le comté de Cournouailles a inspiré de grands écrivains britanniques, à l’instar de Tennyson, Dickens, Swindburne ou Hardy. Mais bien plus que la côte splendide ou les villages pittoresques, ce sont ses landes — et celles du comté de Devon voisin1 — baignant dans une atmosphère de mystère parfois inquiétant, qui ont nourri l’imaginaire littéraire.

    Nul mieux que Daphné du Maurier, qui a longtemps vécu en Cornouailles, n’a su évoquer ce sentiment d’étrangeté insidieuse, de menace diffuse, de peur larvée dans des nouvelles ou des romans qui ont cette région pour cadre (Hitchcock a su en illustrer certains de façon magistrale) : Rebecca2, Frenchman’s Creek, Jamaica Inn ou The House on the Strand.

    D’autres œuvres de Daphné du Maurier sont imprégnées de cette atmosphère : le recueil de nouvelles Les Oiseaux, dont le récit éponyme a été tourné en film par Hitchcock3 qui n’a pas manqué de terroriser des générations d’adolescents, comprend d’autres textes, moins connus mais non moins impressionnants.

    C’est en apercevant les cimes des Dolomites, en Italie du nord, pour la première fois cet été, que je me suis souvenu d’une autre des nouvelles de ce recueil, Monte Verità, qui décrit la fascination et l’exaltation qu’inspire une chaîne de montagnes très particulière « quelque part en Europe » sur les protagonistes. Malgré les nombreuses années qui s’étaient écoulées depuis que je l’avais lue et relue, j’ai été saisi par la similitude entre la description qu’avait fait l’auteur dans ce texte merveilleux du lieu et de son impact sur les personnages avec ce que je voyais maintenant, et le sentiment que j’ai ressenti à la vue de ces pinacles et ces aiguilles dentelées et découpées de façon incroyable, couronnant des pans de roche gris pâle qui s’élancent à la verticale vers un ciel d’un bleu irréel, froid et indifférent ou parcouru de nuages dessinant une scène dramatique faisant écho à la splendeur austère de ces crêtes au profil de Savonarole.

    Le nom de Monte Verità n’est pas fortuit ou uniquement une invention de romancier. C’est celui qui a été donné à une colline au-dessus d’Ascona, au début du XXe s., à la suite de l’arrivée dans la région d’une petite communauté d’intellectuels qui souhaitait fuir le monde moderne et se créer un monde à part, basé sur la liberté, la simplicité, la communauté de biens, la symbiose avec la nature : naturalisme, nourriture végétarienne, rejet de l’autorité sociale, politique, financière, religieuse, morale. Hippies avant l’heure, ils créèrent une communauté qui alterna entre des tendances baba-cool, intellectuelles et sectaires. Pendant un demi-siècle, quelques grandes figures de l’intelligentsia européenne se rencontrent à Monte Verità ; Carl Jung, Erich Maria Remarque, Hermann Hesse, Paul Klee, El Lissitzky…

    Un documentaire d’Henry Colomer, diffusé sur Arte à plusieurs reprises, en isole quatre : le psychanalyste Otto Gross (pionnier de la révolution sexuelle), le « poète aux pieds nus » Gusto Gräser (qui inspira les vagabonds de Hermann Hesse), le chorégraphe Rudolf von Laban (rénovateur de la danse moderne) et l’écrivain Erich Mühsam (figure de proue de la révolution allemande de 1918). Les destins hors du commun de ces quatre individus dévoileront l’ambiguïté du projet utopique qui les avait réunis. Vêtus de peaux de bête, Greser divague dans Munich bombardé, Gross meurt à Berlin en clochard anonyme, Mühsam succombe sous la torture nazie tandis que von Laban prête allégeance à Goebbels et devient chef des ballets allemands4. L’adoration du soleil et des danses dans les prés sont bien loin: l’histoire a rattrapé ceux qui avaient cru pouvoir l’oublier, ou la transformer. Ces destinées croisées, racontées grâce à un important gisement d’archives, montrent comment se trament les thèmes de la révolte et du destin. Monte Verità est une aventure révélatrice des rêves et des cauchemars qui sont les nôtres.5

    Ceux qui liront le récit de Daphné du Maurier ne pourront manquer de faire le rapprochement. C’est celui que j’ai fait pendant les jours que j’ai passés dans ce massif, alternant entre l’exaltation procurée par ces sommets inhumains et le calme émerveillé à la vue des splendides prairies verdoyantes et des forêts sombres qui s’étendaient au-dessous.


    1 C’est dans les landes de Dartmoor, site d’une sombre prison créée durant les guerres napoléonniennes et que la légende dit fréquentées par un cavalier sans tête, que se tient l’intrigue du Chien des Baskerville, d’Arthur Conan Doyle.
    2 Dont la toute première phrase est l’une des plus belles de la littérature : « La nuit dernière, j’ai rêvé que je retournais à Manderley… ».
    3 Je me souviens encore de la gène que j’ai éprouvée, pendant longtemps après l’avoir vu, en voyant des oiseaux posés sur des fils électriques longeant une route que j’empruntais.
    4 Tandis que son élève, Mary Wigman, deviendra une danseuse célèbre, puis chorégraphe et professeur de danse, dont l’école sera fermée par les nazis, puis, rouverte après la guerre, un grand centre de danse moderne qui inspirera la danse contemporaine.
    5 Source : Arte.

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