Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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12 décembre 2005

La Wikipedia au Kärcher

Classé dans : Sciences, techniques, Société — Miklos @ 10:00

La pertinence et les disfonctionnements de la Wikipedia ont été mises en question bien avant la récente « affaire Seigenthaler » : la biographie de cet ex-collaborateur du sénateur Robert Kennedy faisait état de rumeurs selon lesquelles il aurait été impliqué dans l’assassinat de JFK. Contrairement aux affirmations des défenseurs de la Wikipedia selon lesquelles une information erronée est corrigée immédiatement par l’armée de volontaires, celle-ci a perduré pendant six mois bien qu’elle ait fait l’objet d’une validation par un volontaire. Les corrections apportées a posteriori n’effaceront pas de l’internet ses traces désormais éternelles : démultipliées et archivées dans la « mémoire » du réseau, elles y resteront accessibles, sans que le commun des mortels ne puisse savoir si elles sont valides ou non.

Comme le révèle le New York Times, l’auteur de cette diffamation – un certain Brian Chase – a été démasqué par Daniel Brandt, un indexeur de livres de 57 ans, qui avait fait l’objet d’une fausse information dans la Wikipedia et a ouvert un site critique de l’« encyclopédie » en ligne.

Quant à Brian Chase, il ne pensait pas à mal et voulait faire ainsi une blague à un de ses collègues, qui connaissait Seigenthaler et qu’il voulait surprendre et choquer. C’est plutôt Seigenthaler qui a été choqué. Ce dernier, après avoir reçu les excuses de Chase (qui a démissionné de son emploi dans la foulée des révélations), a décidé de ne pas porter plainte : il croit toujours à la liberté d’expression, mais souhaite qu’elle soit assortie de responsabilisation.

Cette affaire n’est pas sans rappeler d’autres actes irresponsables dont la portée mondiale a causé de nombreux dégâts, humains ou financiers, tels certains virus informatiques créées pour le fun. La rumeur, phénomène apparu sur l’internet encore avant les virus, existait bien avant l’invention du réseau, mais celui-ci lui a donné une capacité quasi infinie de démultiplication instantanée. L’internet est devenu une immense aire de jeux où s’exercent tous les comportements humains, et les garde-fous n’y sont pas encore construits. Le risque est que, par contre coup, s’y érigent des barrières difficilement franchissables.

Un autre phénomène est illustré par les revert wars de la Wikipedia, au cours desquels une information controversée fait l’objet de modifications incessantes par les parties adverses : les limites de la démocratie directe – présentée comme l’aspiration de permettre à tout un chacun d’exprimer son intérêt individuel et d’exercer son libre arbitre hors tout « appareil » – et de l’auto-régulation (comme on l’a déjà vu dans certains secteurs de l’industrie – et ailleurs –, qui s’en sont servis pour défendre leurs intérêts sectoriels).

La Wikipedia pourrait évidemment continuer ainsi son expansion incontrôlée, aspirant toute information, qu’elle soit valide ou non. Mais si elle vise à faire le net dans ses articles sans les passer au Kärcher, il lui faut prendre des mesures bien plus efficaces que celles mises en place récemment (la temporisation de dix minutes après une modification, pour en ralentir l’effet ; l’impossibilité de rajouter un nouvel article de façon anonyme). Dans un article du Mercury News, Mike Langberg préconise le passage à un mode de fonctionnement analogue à celui du développement de Linux ou de Firefox, qui consiste essentiellement en l’établissement d’un comité éditorial chargé de valider les contenus après vérification, et d’une procédure hiérarchique pour la résolution des différends. Cette proposition n’est pas neuve, mais il faudra sans doute d’autres catastrophes pour faire prendre conscience de la nécessité de faire évoluer ce modèle collaboratif trop simpliste.

Bien pénible émergence d’une ébauche d’ordre social dans ces quartiers de l’internet : liberté totale, puis conscience de ses limites ; règles tacites, puis écrites ; [groupe de] pouvoir chargé de les faire respecter ; et bientôt les checks and balances pour en éviter les abus ?

Vous avez dit anglophone ou anglophobe ?

Classé dans : Langue, Politique, Société — Miklos @ 2:00

Je ne suis ni américanophile (l’anglais n’est que ma troisième langue) ni américanoïaque (comme le dit si joliment Rezvani), mais je suis sidéré par le soulèvement national contre l’anglais, perçu comme la langue de la mondialisation galopante qui envahit nos villes et nos campagnes.

À diverses époques, il y a eu une lingua franca dans le monde (occidental). Le grec, le latin, plus récemment le français. Je comprends qu’on soit marri que ce soit l’anglais qui l’ait supplanté, mais cela changera aussi (l’espagnol ? le chinois ? en tout cas, la langue d’un peuple industrieux, commerçant, voyageur et ambitieux). Ainsi va le monde.

Aucune langue humaine (donc qui a évolué avec l’homme, pas celles artificiellement construites) n’a été faite « pour » être internationale, mais certaines le sont devenues et ont rempli cette fonction en leur temps. C’est le cas de l’anglais, langue extraordinairement protéiforme, à la fois concise et vague, et qui absorbe les influences étrangères bien plus rapidement que la France n’intègre ses immigrés ; ce sont sûrement des facteurs de sa réussite, outre celui dû à l’expansion coloniale de l’Angleterre (bien avant l’expansion commerciale des US) et son désengagement sans que sa culture ne soit entièrement rejetée par ceux qui se sont libéré de son emprise. Ainsi va le monde.

Il ne sert à rien d’invectiver cette « hégémonie », comme le font d’ailleurs tous ceux qui se voient imposer une langue qui n’est pas la leur ; non pas que la critique soit juste ou non, mais ce ne sont pas les incantations qui changeront quoi que ce soit. Au lieu de lui faire un procès à la X-Files (attention, c’est une série américaine !), il faut plutôt se préoccuper de l’éduction des enfants, des jeunes et des adultes aux langues – la nationale, évidemment (je n’en conteste pas la nécessité absolue) et une ou deux autres, au moins. Il est scandaleux que les Français soient en général incapables de parler une langue autre que la leur (qu’ils massacrent aussi joyeusement, qu’ils soient « de souche » ou non). Ils n’ont pourtant pas une tête plus petite que celles des « petits » Belges, Danois, Suédois, Suisses ou – Dieu préserve ! – Andorrans (sans parler des Alsaciens, des Corses et autres français qu’on a tendance à oublier trop rapidement à Paris) ? Ainsi va la France.


Soldats américains de la 44e division d’infanterie, 324e régiment, compagnie E en patrouille dans les rues de Strasbourg
(Photo Archives municipales de la Ville de Strasbourg)

10 décembre 2005

Je ne suis pas un golem et j’aime la musique klezmer

Classé dans : Cinéma, vidéo, Judaïsme, Littérature, Musique, Société — Miklos @ 15:19

C’est dans le Livre des Psaumes (139:16) que l’on trouve le premier usages du mot Golem, dans le sens d’embryon, d’ébauche, de masse encore brute mais poten­tiel­lement capable de prendre forme et de s’animer. Le Talmud (traité Sanhérin 38b) appliquera ce qualificatif à Adam pendant les douze premières heures de sa vie, lorsqu’il était encore un corps sans âme, et c’est dans le Sefer Yetsirah (Livre de la Création, traité mystique juif datant du iie ou iiie s.) qu’apparaît cette quête de la trans­mutation de la matière inerte en vivante par l’homme, qui ne cessera plus d’irriguer l’histoire de la pensée philo­so­phique et symbolique, puis de la littérature et des autres arts, et enfin des sciences et des techniques, jusqu’à nos jours : c’est d’abord une interrogation sur le mystère de sa propre création qui se transforme graduellement en une aspiration à étendre son emprise sur le monde par des artifices vivants, des alter ego tout à la fois puissants et obéissants1. Cette instrumentalisation de la curiosité et de la recherche de la connaissance ne rappelle-t-elle pas celle de la génération des hommes de la Tour de Babel qui, voulant voir toujours plus loin en montant plus haut, aspiraient ainsi à égaler le Créateur, voire à le supplanter ?

Au Moyen Âge, des mystiques juifs utilisent ce terme pour désigner un être vivant créé artificiellement, à l’aide de rituels cabalistiques. C’est dans la France de l’époque des croisades qu’apparaît l’un des tous premiers homoncules : R. Samuel le Cabaliste prétendait en avoir créé un, mais il n’avait pas été capable de lui donner la parole ; cet être le suivait là où il allait, serviteur et garde du corps. Un nombre croissant de textes2 relate des discussions savantes sur la création de ces êtres, et les légendes se répandent, surtout dans le monde judéo-allemand, nour­rissant la curiosité et l’intérêt des cabalistes chrétiens. Ainsi, à la fin du xve s., l’un d’eux, l’italien Lodoico Lazzarelli, décrit la création d’un Golem, ce qui sera sans doute la source de la ballade de L’Apprenti sorcier de Goethe (dont s’est inspiré à son tour le compositeur Paul Dukas) puis de Frankenstein de Mary Shelley, illustrant le glissement progressif de la perception de cet être qui, à l’origine, serviteur et aide, devient un monstre menaçant son créateur. Avec l’apparition des automates au xviiie s. puis des robots au xxe s., il symbolisera la crainte de l’emprise croissante et inéluctable du système technicien sur l’homme. Au xxe s., le cinéma s’emparera dès les années 1910 de cette légende pleine de potentiel dramatique, et de nombreux genres littéraires – et notamment la science fiction – ne cesseront d’en utiliser l’imagerie, illustrant ainsi les grandes peurs accompagnant la modernité.

Le terreau qui a vu naître le Golem est celui où émerge, bien plus tard, la musique klezmer. Terme yiddish issu de l’hébreu, celui-ci signifie, dès ses lointaines origines, « instrument de musique »3. Il viendra à dénoter la musique populaire des « troubadours » juifs d’Europe centrale et orientale, musiciens itinérants se déplaçant seuls ou en petit groupe avec leurs instruments (violon et clarinette, principalement) de communauté en communauté, pour y jouer et chanter ces airs tout à la fois joyeux et tristes, entraînants et mélancoliques, qui reflétaient le quotidien religieux et séculier de ce peuple explosé. Connus de tous, ils étaient repris par l’assistance, fredonnés ou chantés, et souvent dansés. Les mélodies, quant à elles, n’étaient pas étrangères à celles du milieu géographique : c’est ainsi qu’on y trouve des airs qui ne sont pas sans rappeler ceux des tziganes. Cette interpénétration sera d’ailleurs une des sources du renouveau de la musique klezmer à son arrivée aux États-Unis avec les immigrants juifs dès la fin du xixe s. qui se frottera, quelques temps plus tard, au jazz – musique issue d’une autre communauté minoritaire et explosée –, ce qui lui donnera un air plus enlevé et dynamique en y incorporant un swing irrésistible, qui se rajoutera à l’humour typique de cette immigration tout en conservant ses caractéristiques du vieux pays. Ce rapprochement avec les Noirs (que des conflits plus récents ont fait facilement oublier) a donné d’ailleurs un chef d’œuvre dans un autre domaine, celui du cinéma, puisque le tout premier film parlant de l’histoire, Le Chanteur de jazz (1927), relate l’histoire d’un jeune juif issu d’une famille très pratiquante ; ce fils de chantre, se rebellant contre sa tradition, veut devenir chanteur de jazz, et pour réussir à Broadway, il doit se grimer en Noir4. L’arrivée de la musique klezmer aux USA avant la guerre a d’ailleurs été un facteur de vitalité pour elle comme pour ceux qui l’ont amenée avec eux ; si cela n’avait été le cas, la Shoah l’aurait figée dans un éternel souvenir élégiaque et sacralisé. Diffusée à la radio et dans des vaudevilles et des comédies musicales à succès, elle continuera à évoluer après la guerre et jusqu’à nos jours, interprétée, enrichie et transformée par une multiplicité de groupes et d’ensembles ainsi que de labels de disques, du traditionnel au plus radical.

Le dessinateur Joann Sfar s’est approprié le Golem5 et la musique klezmer dans deux séries de bandes dessinées qui en encadrent une troisième, Le Chat du Rabbin. S’ils sont loin d’être la majorité des thèmes sur lesquels porte sa prolifique production, ils reflètent toutefois une partie significative de son identité complexe et la synthèse, parfois difficile, qu’il fait de ces riches éléments : héritage juif sépharade (père juif algérien) et ashkénaze (du côté de sa mère) d’une part6, et pensée et culture occidentales de l’autre (il est titulaire d’une maîtrise de philosophie et ancien élève des Beaux Arts de Paris). Il s’en est récemment expliqué dans un entretien accordé à Télérama et lors d’une soirée à la Maison de la culture yiddish à l’occasion de la sortie de son livre dessiné Klezmer. La Conquête de l’Est, épopée imaginaire et truculente dont le titre est déjà tout un programme qui reflète sa forte conviction pour le cosmo­po­litisme.

Curieux avatar de la déterritorialisation, le cosmo­po­litisme a été l’accusation lancée aux Juifs, peuple sans terre « par ex­cel­len­ce » (auquel on a reproché d’en avoir obtenu une, dès que ce fut le cas), et qui a pris forme dans un ouvrage infect inventé par la police secrète russe (et écrit à Paris) pour inciter le Tsar à se retourner contre eux, Les Protocoles des Sages de Sion, qui serait un plan secret des Juifs pour prendre le pouvoir mondial. Ce texte n’est qu’un plagiat d’un pamphlet écrit par Maurice Joly contre Napoléon III, Le dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou La politique de Machiavel au xixe siècle, par un contemporain. X-Files avant l’heure, cet ouvrage est régulièrement imprimé et diffusé dans le monde de l’internationale antisémite. Un autre dessinateur, le génial Will Eisner, a réalisé peu avant sa mort un ouvrage en bandes dessinées qui en relate les avatars7. Comme l’écrit l’essayiste Cynthia Ozick sur la quatrième de couverture,

« Il se pourrait que Le Complot soit aux Protocoles ce que Maus fut à l’Holocauste : un moyen de diffuser la vérité auprès d’un large public. La puissance artistique du livre et l’aspect saisissant du récit, conçu pour dénoncer, une fois pour toutes, ce mensonge qui a répandu son venin de par le monde, font d’Eisner le véritable super-héros de notre époque ».

Époque qui, soit dit en passant, s’accommode encore mieux de la rumeur et de la supercherie, même lorsque celles-ci ont été démontées. Il y aura toujours des gens convaincus que la terre est plate.

Le plaidoyer de Sfar pour le cosmo­politisme, un cosmo­politisme ancré dans une identité, n’est pas sans me rappeler l’ouvrage de Dominique Wolton, L’autre mondialisation (Flammarion, 2003) dans lequel ce spécialiste des nouveaux médias et de la communication analyse leur impact sur notre exposition illimitée aux cultures du monde, et à la nécessite d’une réflexion sur la cohabitation culturelle et à son réancrage dans le physique (par contraste au virtuel) et dans le temps (par contraste à l’instantané), enjeux citoyen et politique de première importance qu’on tend à éluder avec les conséquences qu’on a vues encore récemment. La dispersion de l’homme sur la face de la terre depuis le big bang de la Tour de Babel, n’a pas fini de bouleverser nos vies.


1 Et qui n’est pas étrangère à la quête des alchimistes de transformer une matière vile en or, autre source de pouvoir.
2 L’un des plus célèbres est celui attribué au R. Loeb de Prague (dont j’ai parlé précédemment).
3 Zimra (fém. de zemer) dénote dans le Livre des Chroniques le « chant », produit souvent par la voix, mais parfois uniquement par des instruments, tels que la lyre, le violon ou le tambourin. Quant à l’expression, c’est un proche synonyme, kli shir (shir est la voix chantée), qui y est mentionnée.
4 Chemin qu’un Michael Jackson a voulu suivre à l’inverse…
5 J’en ai parlé précédemment.
6 Si on attend d’un dessinateur qu’il s’exprime surtout par le trait, Sfar n’a pas la langue dans sa poche : discours vif et construit, politique avant tout, émaillé plus souvent de citations de grands philosophes que de textes juifs, semblant finalement refléter une meilleure connaissance des premiers que les seconds dont il avait entendu parler de seconde main, en quelque sorte, par son grand-père. Ceci se reflète d’ailleurs dans Klezmer où les archétypes ashkénazes ont un curieux air sépharade (comportement, langue) qui ne me semble pas être uniquement le fait d’un choix conscient de leur créateur.
7 Will Eisner : Le Complot. L’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, introduction de Umberto Eco. Grasset.

9 décembre 2005

Je ne suis pas Catherine Deneuve

Classé dans : Cinéma, vidéo, Théâtre — Miklos @ 3:31

J’étais encore un adolescent romantique vivant à l’étranger quand j’ai vu Belle de Jour de Luis Buñuel. Je ne me souviens que de Catherine Deneuve, de l’effet qu’elle m’a fait alors : celui d’un glaçon brûlant et d’une perfection dépravée, celui d’un secret insondable et d’un mystère noir. Sous son halo blond cendré, je devinais Lilith. Ce n’est que bien des années plus tard que je réalisai que derrière cette « beauté façonnée de mystères nombreux (…) elle était simplement, pour sa part, un sphinx sans secret »1. Puis il me sembla percevoir un côté dur et impatient, hautain voire méprisant. J’étais tombé en désamour.

Si Geneviève la brune se prend pour Catherine Deneuve, dans la pièce de théâtre Moi aussi je suis Catherine Deneuve de Pierre Notte2, c’est pour tenter de dissimuler, sous l’image de ce personnage froid et tout puissant, sa solitude affective et résister à la pression infantilisante de sa mère. Marie, sa sœur, interprète devant un public imaginaire les chansons que leur mère avait chantées au Québec avant son mariage, ne se remet pas du suicide de son petit ami, et se taillade les bras pour se sentir exister autrement qu’en tant que clone du passé de leur mère. Le frère ne parle pas, à l’instar du père qui avait vécu puis était parti sans mot dire, et tire des balles dans le mur de son appartement comme pour percer son enfermement. Et la mère, dans tout ça ? Sa carrière – et donc sa vie – s’est arrêtée quand elle s’est mariée et a eu ces enfants qu’elle ne désirait pas vraiment, mais qu’elle aime, à sa façon, et souffre de les voir se détruire, pour elle, à cause d’elle. Aigrie, autocrate et rigide, elle exerce un rituel figé depuis vingt ans, cuisine les mêmes plats, lance vigoureusement les mêmes remarques à ses enfants qui ont grandi sans qu’elle le remarque, « pour leur bien », phrase qui n’a plus de sens : elle ne sais pas ce dont ils ont besoin.

Cette famille perdue, blessée, hystérique, qui ne se fait pas de cadeaux, est campée avec beaucoup de talent, de violence affichée et de tendresse retenue, par ce petit groupe d’acteurs, dans une mise en scène hiératique, qui fait ressortir les côtés archétypaux de cette famille si commune et si extraordinaire enfermée dans une répétition sans fin. L’issue ? l’amour ou la mort. La mise en scène, simple et ingénieuse, permet de voir la famille sous tous ses angles. Le texte, d’une ironie décapante, manie le contrepoint d’une façon souvent musicale lorsqu’il tisse dans une dentelle complexe deux monologues parallèles qui ne sont pas sans rappeler ceux des pièces absurdes d’Ionesco, et permet de se distancier quelque peu de ce qui serait autrement bien plus insoutenable. Les chansons – de Marie et parfois des autres – illustrent à leur façon mélancolique et douce ce drame de la folie ordinaire.


1 Oscar Wilde : Le Sphinx sans secret.
2 Au Théâtre Pépinière-Opéra, Paris. édité dans la collection Quatre-Vents à l’Avant-scène Théâtre.

3 décembre 2005

Les chemins de la politique

Classé dans : Littérature, Politique — Miklos @ 1:43

Le député était préoccupé. Il essayait de se rappeler à quelle formation politique il appartenait. Son parti s’était scindé en deux, les éléments des extrémités de chaque tronçon se repliant eux-mêmes par des systèmes d’imbrication vers trois formations diverses, lesquelles exécutaient un mouvement tournant autour du centre afin de s’y substituer, cependant que le centre lui-même subissait un glissement vers la gauche dans ses éléments centripètes et vers la droite dans ses éléments centrifuges. Le député était à ce point dérouté qu’il en venait à se demander si son devoir de patriote n’était pas de susciter lui-même la formation d’un groupement nouveau, une sorte de noyau centre-gauche-droite avec apparentements périphériques, lequel pourrait fournir un pivot stable aux majorités tournantes, indépendamment des charnières qui articulaient celles-ci intérieurement, et dont le programme politique pourrait être justement de sortir du rôle de charnière pour accéder au rôle de pivot. De toute façon, le seul moyen de s’y retrouver était d’avoir un groupe à soi.

Romain Gary, Les Racines du ciel

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