Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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11 mai 2006

Clearstream, une affaire mondiale

Classé dans : Humour, Politique — Miklos @ 23:19

Si Denis Robert avait révélé la dimension internationale de ce qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de l’affaire Clearstream, c’est Le Monde qui lui en donne une dimension planétaire, dans sa tentative de battre Le Canard enchaîné dans la course aux scoops politico-financiers (et en égratignant Libé dans son portrait de Denis Robert). Ne lisait-on pas hier sur la page d’accueil de son site Web, dans le pavé éditions spéciales : Clearstream, une affaire d’Etat Mondial 2006 ?

Las, ce n’était pas une opinion, mais un problème de mise en page informatique : à l’inverse des colonnes du temple de Dagon que Samson a fait s’écarter après que sa chevelure ait quelque peu repoussé, c’est un malencontreux rapprochement de celles de cette rubrique qui ont causé l’osculation de ces deux événements qui ne manquent pas de passionner la France et son président (que l’on sait fort intéressé par le football). Une vaine tentative de remise en forme (de la page, pas du gouvernement) a produit ceci, où l’œil entraîné d’un archéologue distinguera les vestiges de ces colonnes :

C’est encore et toujours l’informatique qui est au cœur de cette affaire. N’avait-elle commencé avec un certain listing… ?

PS : Certains seront ravis de constater que l’affaire en question est revenue à sa dimension d’origine urbi plutôt qu’orbi, qui n’affectera en rien, on l’espère, notre suprématie au Mondial 2006 et son intérêt capital pour la nation :

Panem et circences.

Paris coquin

Classé dans : Lieux, Livre — Miklos @ 22:09

L’Institut national de l’histoire de l’art (INHA), dont la création s’apparente plus à une saga qu’à une simple histoire (et dont certaines parties du site, tel son organigramme, sont ancrées dans le passé plutôt que dans le présent), fédère divers sociétés et organismes de recherche spécialisés (associatifs, universitaires, rattachés au CNRS, à l’École pratique des hautes études ou à l’École des hautes études en sciences sociales). Sa bibliothèque, située dans la magnifique salle ovale de l’ancienne Bibliothèque nationale (rue Richelieu) doit réunir à terme un fonds fabuleux de près de 1,3 million de documents.

Pour le bonheur des curieux (et des chercheurs aussi, on l’espère), l’INHA constitue une bibliothèque numérique qu’il met progressivement en ligne : classiques de l’histoire de l’art (du 16e au 19e s.), catalogues du Musée du Louvre (antérieurs à 1920), des documents iconographiques, des manuscrits… La qualité de la numérisation et la facilité de la consultation des documents sont excellents.

Au temps que Ericonius regnoit sur les Troyens, dominoit es Gaules Paris, fils de Romus xviii° Roy des Gaulois, des­cendu successivement de Samothes, surnommé Dis fils de Japhet fils du vieil pere Noé. Celuy Paris donna le nom à la ville de Paris apres l’avoir fondée, environ soixante dix ans apres la premiere fondation de Troye, par Dardanus neuf cens ans apres le deluge, quatre cens quatre vingts dixhuict ans devant que Romulus donnât commencement à Rome, & quatorze cens dix sept ans avant l’incarnation de nostre seigneur Jesuschrist, selon Jean le Maire de Belges en ses illustrations de Gaule, fuyant Manethon d’Ægypte, & son commentateur Jean Annius de Viterbe. (Cette généalogie mythologique recoupe celle qu’on trouve dans les Chroniques d’Holinshed, publiées à Londres en 1577, et qui ont servi à Shakespeare de source pour son Macbeth).C’est en y flânant que je suis tombé sur Les Antiquitez, Chroniques, et Singularitez de Paris par Gilles Corrozet, publié en 1561. Ce livre fascinant de plus de 400 pages est une mine de renseignements sur Paris : son histoire (« les opinions diverses de la fondation de Paris selon plusieurs historiographies », qu’il présente objectivement tout en sachant qu’il y en a de fausses, comme il se trouvera autant de lecteurs qui en accepteront les thèses que d’autres qui s’y opposeront), les étapes de son développement urbain, sa géographie (la liste des rues et des principaux édifices, les faubourgs, les fontaines, les ponts et les portes de Paris) et son organisation (évêques, magistrats, juridictions, prisons…). La liste des rues est édifiante. On y trouve évidemment des noms en usage encore aujourd’hui avec des églises qui existaient alors et qui ont disparu, pour la plupart. Ainsi, rue S. Denys (St. Denis), se trouvait La chapelle des filles Dieu, ou il y a des religieuses qui donnent aux malfaicteurs la croix à baiser, & de l’eau beniste, pain & vin, dont ils mangent trois morceaux quand on les meine pendre à la justice.

Ce sont les nomenclatures qui ont changé ou disparu qui sont particulièrement intéressantes. Dans la première catégorie, on trouve par exemple la rue du renard qui prêche (l’actuelle rue du renard au nom plus prosaïque), la rue aux oues ( « oies », en vieux français, mais curieusement devenue rue aux ours), la rue brise miche, taille pain, & baillehou (dont il ne reste que la rue brisemiche, elle-même amputée d’un côté – mais heureusement qu’il y a Dame Tartine sur l’autre). Parmi les noms disparus, on trouve en vrac des noms pittoresques, populaires ou coquins ; des noms de personnes, d’événements, de lieux, de bâtiments ou de métiers d’antan :

La rue aux menestriers
La rue Bertault qui dort
La rue de cul de sac
La rue de l’autruche
La rue de la vieille tannerie des­cen­dante à l’es­cor­cherie
La rue des recommanderesses
(« Pendant me vient à souvenir / Que chez les recom­man­deresses / Est le lieu ou [sont] les addresses, / Pour trouver ser­vantes à louër. », in Chambrière a louer a tout faire de Christophe de Bordeaux)
La rue perdue
La rue saillie en bien
La vallée de misere
Rue de la court au vilain
Rue de la petite pusse
(fréquentée jadis par des femmes galantes, elle s’appelait alors Rue Pute y Mussemusser signifiant se cacher, se glisser, voir ci-dessous – et actuellement Rue du Petit Musc, ce qui fait dire à Victor Hugo dans Les Misérables : « qui a fait ce qu’elle a pu pour changer en bonne odeur sa mauvaise renommée »)
Rue de mauvaise parolles
Rue de merderet
(prob. désigne un chemin sale, boueux)
Rue de petit pet
Rue de poil de con
(devenue par transformation Rue du Pélican)
Rue de tireboudin (anciennement Rue tirevit du fait des activités libidineuses qui s’y tenaient, et qui devint plus tard la Rue Marie-Stuart par erreur)
Rue des estuves aux femmes
Rue du coup de baston
Rue Jean de l’espine
(poète du 15e s.)
Rue Jean pain mollet (« Je vous dis, reprenait son compagnon avec une langue épaisse, que je ne demeure pas rue des Mauvaises-Paroles, indignus qui inter mala verba habitat. J’ai logis rue Jean-Pain-Mollet, in vico Johannis-Pain-Mollet », Notre-Dame de Paris, Victor Hugo. « [J]’ai rencontré à Constantinople un de mes amis de Paris, garçon boulanger de la rue Jean Pain molet, de la Paroisse de…. de….. Je ne me rappelle plus le nom de la Paroisse, c’est bien dommage. », Le Balai, de Henri-Joseph Dulaurens, 1761)
Rue pavée d’andouilles (« Mais au changement de l’air, aussi par faulte de moustarde Baulme naturel & restaurant d’Andouilles moururent presque toutes. Par l’oltroy & vouloir du grand Roy feurent par monceaulx en un endroict de Paris enterrées, qui iusques à praesent est appellé, la rue pavée d’Andouilles », Le Quart Livre des faicts et dicts Heroïques du bon Pantagruel, Rabelais, 1552. Actuellement Rue Séguier. Les « andouilles » seraient des pavés non-conformes).
Rue putigneuse (contraction de « pute » et « teigneuse »)
Rue suceraisin
Rue trousse vache
(du nom d’Eudes Troussevache, qui devait avoir une sacrée réputation)
Une ruelle qui n’a que un bout

Sur les rues de Paris, on consultera aussi :
- Les rues et places de Paris, sur le site Paris pittoresque, d’après des ouvrages de la fin du 19e s.
- La nomenclature officielle actuelle des voies de Paris sur le site de la Mairie de Paris, et qui donne des renseignements physiques, géométriques et historiques.
- les listes de rues vers 1450 et vers 1760 sur le site de Frédéric Béziaud.
- Histoire des rues galantes, sur le très sérieux site de Batiweb (certifié OJD, hein !) destiné au monde du BTP.
- À l’Enseigne de la Pomme de pin de l’association Terre d’écrivains, qui mentionne quelques noms de rues pittoresques.

Et de Gilles Corrozet :
- Hecatongraphie. : C’est à dire les descriptions de cent figures & hystoires … de Gilles Corrozet dans la bibliothèque numérique de l’université de Virginie
- 17 œuvres de Gilles Corrozet sur le site Gallica.

MUSSER, verbe trans.
Vx ou région. (Centre et Ouest). Cacher, dissimuler. Tasie, sans répondre, bâillait, mussait sa tête au creux de son bras replié (GENEVOIX, Raboliot, 1925, p.8).
Le plus souvent en emploi pronom. réfl. Se cacher, se glisser. Un entour de vieux arbres, sous lesquels, dans l’ombre, se mussaient quelques logis de ferme (CHÂTEAUBRIANT, Lourdines, 1911, p.5). [Les cochons] avaient déjà appris à se musser sous les buissons quand passait au-dessus d’eux le froissement des grands vols de corbeaux (GIONO, Hussard, 1951, p.175):

… l’être qui reçoit le sentiment du refuge se resserre sur soi-même, se retire, se blottit, se cache, se musse, en cherchant dans les richesses du vocabulaire tous les verbes qui diraient toutes les dynamiques de la retraite, on trouverait des images du mouvement animal, des mouvements de repli qui sont inscrits dans les muscles.
BACHELARD, Poét. espace, 1957, p.93.

REM. 1. Mucher, verbe trans., var. région. (Normandie). Le Marquis : Il est là [le petit cheval]? Georget : Dame non! Je l’ai muché dans l’avenue (LA VARENDE, Trois. jour, 1947, p.112). 2. À musse-pot, à muche-pot, loc. adv., fam. et vx. En cachette. (Dict. XIXe et XXe s.).
Prononc. et Orth.: [myse], (il) musse [mys]. Ac. dep. 1694: musser, à musse-pot ou à muche pot; LITTRÉ: musser; ROB., Lar. Lang. fr.: musser, mucher ,,forme normanno-picarde« , à musse-pot, à muche-pot. Étymol. et Hist. 1119 (soi) mucier «se cacher» (PHILIPPE DE THAON, Comput, 1613 ds T.-L.). D’un gaul. *mukyare «cacher», formé sur un rad. de base mûc- d’orig. celt. (cf. a. irl. muchaim «je cache, je voile, j’étouffe», irl. mod. much- «étouffer»). Le verbe musser, usuel jusqu’au XIIIe s., disparaît de la lang. littér. au XVe s. au profit du verbe cacher*, mais il s’est maintenu dans de nombreux dial. (v. FEW t.6, 3, p.197, REW 5723 et DOTTIN, p.73, note et glossaire). Fréq. abs. littér.: 18. (Trésor de la langue française)

9 mai 2006

La mauvaise humeur du correcteur d’un bon journal

Classé dans : Littérature, Livre — Miklos @ 23:09

Le correcteur n’a pas toujours raison, nous allons le voir tout à l’heure. Son métier, aussi discret et essentiel que celui de souffleur, est rarement le sujet d’une œuvre littéraire – quand il en est souvent l’une des poutres maîtresses. Son rôle est reconnu depuis longtemps : comme le relate Robert Chartier, l’un des premiers manuels de l’art d’imprimer datant de 1680 y consacre un chapitre où il distingue quatre types de correcteurs :

Les gradués des univer­sités qui connais­sent la grammaire, la théo­logie et le droit, mais qui, n’étant pas impri­meurs, ignorent tout des tech­niques du métier ; les maîtres impri­meurs qui connaissent suffi­samment le latin ; les compo­siteurs les plus experts, même s’ils ne savent pas le latin car ils peuvent demander l’aide de l’auteur ou d’une personne instruite ; enfin, les ignorants, qui savent à peine lire, employés par les veuves des imprimeurs ou les marchands de livres qui ne sont pas imprimeurs.

Tous (sauf les derniers, trop incapables) ont les mêmes tâches. Tout d’abord, le correcteur doit repérer les erreurs des compositeurs en suivant sur les épreuves imprimées le texte de la copie originale lue à haute voix. Ensuite, il fait office de censeur et a l’obligation de refuser l’impression de tout livre dans lequel il découvre quelque chose prohibé par l’Inquisition ou contraire à la foi, au roi ou la chose publique, et ce, même si l’ouvrage a été approuvé et autorisé par souverain. Enfin, et surtout, le correcteur est celui qui donne sa forme finale au texte en lui ajoutant la ponctuation nécessaire, en réparant les négligences de l’auteur, en repérant les erreurs des compositeurs. Une telle responsabilité exige que le correcteur, quel qu’il soit, soit capable de comprendre, au-delà de la lettre de la copie originale, l’intention même de l’auteur de façon à la transmettre adéquatement au lecteur.

Tâche parfois surhumaine. Il n’est donc pas étonnant que ce maître de lecture qu’est George Steiner ait mis cet observateur des défaillances de l’homme au centre de l’une de ses rares œuvres de fiction, Épreuves : au fil du temps, la lucidité progressive qu’il acquiert sur les affaires humaines – l’histoire, la politique, la religion – s’accompagne de la perte irrémédiable de la vue. Destin tragique s’il en est : l’aveuglement empêche de voir la vérité, mais celle-ci risque aussi d’aveugler. C’est un autre aveuglement qui frappe le correcteur de L’Histoire du siège de Lisbonne de José Saramago : il réécrira la vérité historique qui lui déplait en intervenant, tel un deus ex machina, dans le cours d’un texte pour y rajouter deux lettres qui en changeront le sens du tout au tout.

Mais il n’est pas toujours un surhomme, et il lui arrive d’avoir des humeurs. Dans un récent article (fort intéressant de par ailleurs – on y reviendra ci-dessous) de la version anglaise de l’excellent quotidien israélien Haaretz, on pouvait lire :

Justice Turkel, Deputy State Prosecutor Sarit Dana and Prof. Miguel Deutchyes that’s how he chooses to misspell his name of Tel Aviv University […] will take part in a one-day conference today[…].

Ce qui donne à peu près : Le juge Turkel, la procureur adjointe Sarit Dana et Prof. Miguel Deutchoui c’est la façon qu’il a choisie de mal épeler son nom de l’Université de Tel Aviv prendront part à une conférence aujourd’hui. La mention rageuse – du correcteur (voire de l’amphibie) très probablement puisqu’il s’agit d’une remarque à propos d’orthographe – paraît dans le texte en ligne, en plein dans l’article (sans même une espace ou des parenthèses, tout de même).

Comble du ridicule : le sujet qui a fâché notre héros. Ce professeur de droit qu’est Miguel Deutch a le culot de ne pas écrire son nom de famille sous la forme Deutsch. Pourtant, il ne faut pas avoir fait des études poussées d’onomastique pour savoir que les noms propres sont transformés par les tribulations de l’histoire – d’autant plus lorsqu’ils accompagnent des générations en errance : il suffit d’avoir lu Tintin et fait connaissance des Dupond-Dupont. Le nom de jeune fille de ma mère est arrivé sous trois formes différentes en France ; quant à celui de mon père (que je porte), il existe en plusieurs variantes. Même s’ils sont souvent dérivés à l’origine d’un nom commun, leur évolution les en fait parfois s’écarter jusqu’à en être méconnaissables. Quant au nom en question (issu de l’adjectif allemand signifiant « allemand »), il existe aussi sous les variantes Daitch, Taitch, Taitsch, Teitsch… et parfois chez des proches d’une même famille. Notre correcteur mériterait bien le nom d’attrape-science auquel on conseillera d’aller en Germanie pour ce Panama.

Sur le fond, l’article de Haaretz décrit un projet de loi audacieux, dont on ne s’attendrait pas forcément de la part d’un pays où les partis ultra-religieux font souvent partie de la coalition au pouvoir. Parmi les réformes proposées du droit de succession, l’une des mesures vise à effacer la mention « mari et femme » de la définition du couple dans la loi qui permet aux conjoints d’être légataires l’un de l’autre ; l’objectif en est de l’étendre à tous les couples vivant maritalement (pour autant qu’ils aient rédigé un testament, s’ils ne sont pas mariés), y compris homosexuels (ce que le Tribunal suprême israélien avait reconnu de facto dans deux cas célèbres, en 1994 et en 1997). Parmi les autres mesures proposées dans ce cadre : l’égalité d’enfants biologiques et adoptés au regard de la loi sur l’héritage ; la possibilité d’établir un testament oral sur vidéogramme ; la caducité de la succession automatique d’un conjoint à l’autre lorsqu’il s’agit d’un couple marié mais séparé depuis au moins trois ans, même si le divorce n’a pas encore été prononcé (mesure fort utile dans ce pays où le mariage civil n’existe pas, et où le divorce dépend uniquement du bon vouloir du mari de l’accorder à sa femme). La France en est encore bien loin.

À ceux qui seraient arrivés jusqu’ici intrigués par certaines expressions qui émaillent ce texte, je conseille la lecture du savoureux Dictionnaire de l’argot des typographes d’Eugène Boutmy.

5 mai 2006

Mais où est le goulasch ?

Classé dans : Musique — Miklos @ 1:27

Galánta est une petite ville hongroise d’un peu plus de 15.000 habitants, que le Traité de Trianon avait fait attribué à la Tchécoslovaquie en 1920 ; elle revient à la Hongrie de 1938 à 1944, puis derechef à la Tchécoslovaquie en 1947. Elle se trouve actuellement en Slovaquie, à une cinquantaine de kilomètres de Bratislava. C’est dans cette ville que l’illustre famille princière des Esterházy (qui s’appelaient alors Zerhazy) acquiert une propriété en 1421 et qu’un de ses descendants, Miklós, naîtra en 1583 et sera élu en 1625 palatin (vice-roi) de Hongrie. Le château des Esterházy (ci-contre), construit en 1636, y est encore visible. Cette famille, toujours vivante, a marqué l’histoire des arts et des lettres : Haydn en aura servi plusieurs générations de 1761 à 1802 et composera, entre autres, 126 trios pour baryton, instrument de musique à cordes que le prince Nikolaus Esterházy aimait jouer ; quant à l’écrivain postmoderne hongrois Péter Esterházy de renommée internationale, sa chronique familiale, Harmonia cælestis paraît en 2000, pour être revue et corrigée en 2002. Galánta n’a rien à voir avec la galantine (mot dérivé du latin gelare via le dalmate de Raguse) ni avec la galanterie (mot parvenu du gallo-romain), qualité pourtant très répandue chez les Hongrois.

C’est dans cette ville que le compositeur Zoltán Kodály (1882-1967) a passé parmi les plus belles années de sa vie, de 1885 à 1892. Il raconte qu’il y apprit les chansons populaires de la bouche des servantes et des paysans qui attendaient le train à la station que son père dirigeait. Une autre source de son inspiration fut la musique de l’orchestre tzigane de la ville, célèbre pour sa virtuosité. Et ce fut dans un ouvrage publié en 1809, Danses d’après les Tziganes de Galánta, qu’il trouva les thèmes de ses Danses de Galánta, composées en 1933. Cette œuvre brillante et chaleureuse, moins connue que son Psalmus Hungaricus ou Háry János, témoigne de l’ancrage du compositeur dans le folklore hongrois à l’instar de son ami et compatriote Béla Bartók (1881-1945), sans qu’il ignore pour autant les grandes traditions de la musique européenne et l’influence de Debussy. Et c’est dans le château des Esterházy à Galánta que se sont ouverts la conférence et le festival consacrés à Kodály en 2003.

Ce sont ces Danses qui ont ouvert le concert de l’orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Kent Nagano au Théâtre du Châtelet le 2 mai dernier. L’exécution était chirurgicalement parfaite, chaque note à sa place, un jeu d’une telle clarté qu’on aurait cru voir se dessiner la partition devant les yeux ; l’orchestre suivait toutes les nuances de la direction méticuleuse comme un seul homme dans les passages calmes et lyriques comme dans ceux plus frénétiques (qui étaient parfois trop paroxystiques). Mais il y manquait l’âme hongroise, cet accent idiomatique que l’on peut trouver chez un Ferenc Fricsay (décédé en 1963 à l’âge de 48 ans), chef qui avait fait ses études au conservatoire Franz-Liszt de Budapest où Kodály avait enseigné la composition et qui a abordé toute l’œuvre de son maître. Il en dit d’ailleurs :

Nous qui avons grandi avec cette musique… nous en avons été à tel point imbibés dès notre enfance qu’elle nous est immédiatement familière… Elle est si étroitement liée à la langue, à la structure mélodique de la langue, qu’elle ne saurait se passer d’une certaine tradition et d’une certaine authenticité. Le caractère exclusif de la langue hongroise fait que la musique de Kodály reste plus ou le moins le domaine réservé de rares artistes qui ont des liens avec le hongrois. (…) Il est impossible d’apprécier à sa juste valeur l’importance de Kodály pour la Hongrie, pour l’Europe, si l’on ne connaît pas ses compositions chorales, ses œuvres pédagogiques pour la jeunesse qui ont formé toute une nation au chat. L’amour des notes, des partitions, a été inculqué aux très jeunes enfants et à neuf, dix, onze ans, ils sont déjà initiés à la polyphonie grâce aux grands chœurs de Kodály. (Cité par Lutz von Pufendorf, traduction Christian Hinzelin)

La suite du Mandarin merveilleux de Bartók, composée plus tôt (en 1918-1919 puis reprise en 1928), est tout à la fois bien plus sauvage et complexe – autant par l’argument de l’œuvre que par son orchestration – que les Danses auxquelles elle succède ce soir-là, vecteur parfait pour la virtuosité analytique combinée de l’orchestre et de son chef. L’œuvre raconte l’histoire sordide – mais « belle », selon les termes du compositeur – de trois voyous qui forcent une fille à aguicher les passants, à les entraîner dans leur bouge afin de les détrousser. Passent un vieux galant, un jeune garçon, puis enfin un personnage étrange et apparemment fortuné, qui, lui aussi, cède au stratagème de séduction de la prostituée. Alors qu’il est agressé par les voyous, et malgré ses blessures, le Mandarin, car c’est de lui qu’il s’agit, continue, dans l’irrésistible violence de son désir, à poursuivre la jeune femme. Quand la fille, émue par son obstination, cède à ses avances, le Mandarin à l’agonie, libéré, expire enfin. Bartók a exploré ailleurs ce désir qui mène irrémédiablement à la mort : c’est celui de la femme de Barbe-Bleue dans son magnifique opéra psychanalytique « Le Château de Barbe-Bleue », qui a inspiré une chorégraphie géniale – celle de Pina Bausch, tandis que le Mandarin aura été chorégraphié par Maurice Béjart et par Lucinda Childs.

La dernière œuvre programmé à ce concert très Mittel Europa était le Deuxième concerto pour piano et orchestre de Johannes Brahms, avec Nikolaï Lugansky au piano. Là comme ailleurs dans ce concert tout était clair et équilibré, sauf l’essentiel : le piano étrangement étouffé à l’exception de ses deux registres extrêmes (un collègue m’a confirmé le lendemain que l’acoustique de la salle avait cet effet particulier sur le piano). La musique de Brahms a besoin de corps, et c’est ce qui manquait. Il y a eu un bis – le public déchaîné en voulait (et une fois qu’il l’a eu, il est parti satisfait) : ce n’était pas une œuvre pour piano, mais encore un morceau de virtuosité orchestrale : La Valse de Ravel. On voulait du spectacle, on l’a eu. Mais sans goulasch.

GOULASCH, GOULACHE, subst. masc. ou fém.
GASTR. Ragoût de bœuf cuit et assaisonné à la manière hongroise. La Goulasch? demandèrent Thierry et Pointe. Qu’est-ce? Du bœuf. [Et l'Autrichien donna la recette] (D’ESPARBÈS, Guerre sabots, 1914, p. 81). Beaucoup de restaurants mélangent coupablement les spécialités : (…) les schnitzels avec le goulash au paprika (MORAND, New-York, 1930, p. 150).
Prononc. et Orth. : []. Orth. variable : goulasch, goulache (ds ROB., Lar. Lang. fr., Lexis 1975, dans cet ordre; ds Lar. 20e, Lar. encyclop., dans l’ordre inverse). En outre goulach (L. DAUDET, Temps Judas, 1920, p. 94) et goulash (MORAND, loc. cit.). Étymol. et Hist. Ca 1893 gulasch, gouliasch (Gde Encyclop.). Empr. au hongr. gulyás « id. », abrév. de gulyás hús « viande cuite dans un chaudron par les bouviers » de gulyás « bouvier » et hús « viande » (FEW t. 20, p. 31a; A. ECKHARDT, Dict. hongr.-fr. et fr.-hongr., Paris, 1968).
(Trésor de la langue française)

4 mai 2006

Après D’Avant

Classé dans : Danse, Musique — Miklos @ 9:00

Le passé, même lointain, n’a pas fini de nourrir la création contemporaine, et pour cause : c’est en lui que plongent nos racines, c’est le terreau de nos identités. Qu’on l’ignore ou qu’on le rejette, on le retrouve – parfois en creux – au fond des voix les plus modernes ; à l’inverse, son plagiat est l’hommage que l’indigence artistique rend à sa richesse. Les grands s’en inspirent librement, les petits l’imitent aveuglément. Comme le dit si joliment cet éternel ferrailleur de Pierre Boulez,

« Il y a quelque chose de très important dans ce tiraillement entre le respect, l’irrespect, la conservation à tout prix et tout simplement l’oubli. Personnellement, je trouve que la solution la plus pratique, c’est de mettre le feu à la bibliothèque chaque matin, et de la re-trouver le soir si on en a besoin, mais pas plus que ça, et pas moins que ça… ».

L’Art de l’Enluminure
au Moyen Âge

 
24 avril – 10 mai 2006
 
Maison de la Catalogne
4-8, Cour du Commerce Saint-André
75006 Paris

Splendides fac­similés de magni­fiques cartes et de manus­crits médié­vaux enlu­minés édités par M. Moleiro

À ne pas manquer !

Les bouleversements qu’a connus le Moyen Âge – qui débute avec la chute de l’Empire romain d’Occident en 476 et s’achève au XVe s. avec la Renaissance – ne sont pas sans rappeler les nôtres, mutatis mutandis : transformations économiques et politiques liées aux vagues d’invasion, au commerce croissant et à l’émergence de pouvoirs locaux et régionaux (seigneurs d’une part et royaumes de l’autre) alors, et l’immigration (souvent perçue comme un envahissement), la mondialisation de l’économie et de la finance et la montée en puissance des régions et de l’Europe au dépens des états, aujourd’hui. Les périodes de guerre endémique et d’épidémies qu’il a connues masquent celles de prospérité qui se sont manifestées par exemple dans l’écriture – l’art de l’enluminure (voir encadré ci-contre) et l’invention du codex –, en architecture –l’érection de cathédrales splendides mais aussi de châteaux, de beffrois, d’hôtels de ville ou d’hôpitaux – ou en musique : le développement du roi des instruments, l’orgue, qui date de l’antiquité grecque mais qui prend une ampleur digne de remplir les nouvelles cathédrales ; celui de la musique d’ensemble (vocale, instrumentale) ou de la notation musicale destinée à pérenniser les œuvres avec l’émergence de la personnalisation de leurs auteurs (ce qui sera aussi le cas du théâtre), et qui prendront leur essor dans la Renaissance…

Il n’est donc pas étonnant que cette longue période inspire, diversement, la création musicale contemporaine qui explore les modalités d’expression nouvelles et anciennes. C’est ainsi que l’archaïsme séculier d’un Carl Orff ou religieux d’un Arvo Pärt charment par leur primitivisme souvent simpliste les publics en mal de repères. Bien plus riche et complexe, l’opéra L’Amour de loin de Kaija Saariaho prend pour prétexte la vie d’un troubadour pour parler de l’exil et de la confrontation des cultures auxquels est confronté l’homme de tous temps. Et ce sont des chansons médiévales qui accompagnent D’Avant, le dernier spectacle du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, qu’interpellent ces questions.

La programmation du Théâtre de la Ville est excellente, ce que je ne manque pas de souligner chaque fois que j’en reviens ravi, enchanté ou ému, après avoir découvert ou retrouvé des créateurs et des interprètes de grande qualité. Je n’en ressors que très rarement agacé, ennuyé ou écœuré. Je me faisais donc une joie d’y voir ce travail de Cherkaoui, dont la créativité foisonnante, exubérante et passionnée m’avait séduit. Ce n’était pas une création : D’Avant date de 2002, année où il est passé pour la première fois au Théâtre de la Ville, et a tourné ailleurs depuis. Il précède Foi, lui-même « spectacle médiévo-contemporain ».

Au centre de la scène, dans un grand cercle dessiné par des briques au sol, se tient un homme barbu les bras écartés tel un Christ, la tête couverte d’une grande calotte orientale tressée. Il pivote sur place, titubant, en désarroi : c’est Sidi Larbi Cherkaoui, dont on connaît l’intérêt pour la foi, toutes les fois. Un échafaudage recouvre entièrement le mur du fond, jusqu’aux cintres. En émergeront les trois autres danseurs-chorégraphes (Damien Jalet – grand inspirateur et partenaire de Cherkaoui –, Luc Dunberry et Juan Kruz Diaz De Garaio Esnaola) pour se jouer de cette statue de souffrance tel un pantin. La manipulation de l’homme par l’homme est d’ailleurs un thème récurrent chez Cherkaoui – qu’on aura vu illustré par les poupées humaines articulées de Zero degrees par exemple. Au fil du spectacle, au cours duquel les danseurs entonneront (fort bien d’ailleurs) des chansons médiévales (à l’exception de l’une d’elles, modernité oblige) a cappella, ce groupe se transformera, se décomposera et recomposera en des saynètes tendres et sensuelles (de très beaux pas-de-deux célébrant la fusion des corps, encore une des belles marques de Cherkaoui comme on a pu en voir dans Zero Degrees), incongrues (celles du Mannekenpis ou d’un boys’ band ringard interprétant une chanson rock) ou amusantes : deux danseurs échangeront la moitié de leurs vêtements (l’un portera le pantalon d’un costume dont l’autre portera la veste), et dans les figures qu’ils danseront les corps enlacés on aura l’impression que les corps se seront recomposés pour recréer des postures impossibles.

Mais la manipulation peut dériver, et le spectacle met aussi en scène la violence et l’acharnement, le long tabassage d’un personnage par les autres qui s’en font l’objet d’un jeu cruel que le public – surtout le jeune public dont les rires clairs fusaient joyeusement à ces moments – a apprécié, triste signe des temps où le happy slapping renforcé en rétroaction par sa médiatisation dégénère en une violence incontrôlée (on y reviendra).

Finalement, ce spectacle n’aura pas fait corps : c’est un patchwork d’anecdotes, bien trop longues pour certaines, où le chorégraphe s’attarde trop à utiliser des procédés (tel celui de l’inversion des vêtements) sans vraiment les développer – peut-être n’y avait-il pas matière à le faire ? On reste avec le sentiment de jeux d’enfants inconséquents parfois traversés de fulgurances, tandis que Foi, qui lui aura succédé, a montré plus de maturité. Cherkaoui est jeune, il semble engagé sur un chemin très prometteur : c’est un homme de cœur, de passion et de compassion. « Cherkaoui » veut dire en arabe « Là où le soleil se lève ».

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