Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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22 juillet 2006

L’Ours

Classé dans : Lieux, Nature — Miklos @ 15:14


Ours à Berne © Miklos 2006

Les larmes de l’ours

Le Roi des Runes vint des collines sauvages.
Tandis qu’il écoutait gronder la sombre mer,
L’ours rugir, et pleurer le bouleau des rivages,
Ses cheveux flamboyaient dans le brouillard amer.
 
Le Skalde immortel dit : – Quelle fureur t’assiège,
Ô sombre Mer ? Bouleau pensif du cap brumeux,
Pourquoi pleurer ? Vieil Ours vêtu de poil de neige,
De l’aube au soir pourquoi te lamenter comme eux ?
 
– Roi des Runes ! lui dit l’Arbre au feuillage blême
Qu’un âpre souffle emplit d’un long frissonnement,
Jamais, sous le regard du bienheureux qui l’aime,
Je n’ai vu rayonner la vierge au col charmant.
 
– Roi des Runes ! jamais, dit la Mer infinie,
Mon sein froid n’a connu la splendeur de l’été.
J’exhale avec horreur ma plainte d’agonie,
Mais joyeuse, au soleil, je n’ai jamais chanté.
 
– Roi des Runes ! dit l’Ours, hérissant ses poils rudes,
Lui que ronge la faim, le sinistre chasseur ;
Que ne suis-je l’agneau des tièdes solitudes
Qui paît l’herbe embaumée et vit plein de douceur ! -
 
Et le Skalde immortel prit sa harpe sonore :
Le Chant sacré brisa les neuf sceaux de l’hiver ;
L’Arbre frémit, baigné de rosée et d’aurore ;
Des rires éclatants coururent sur la Mer.
 
Et le grand Ours charmé se dressa sur ses pattes :
L’amour ravit le cœur du monstre aux yeux sanglants,
Et, par un double flot de larmes écarlates,
Ruissela de tendresse à travers ses poils blancs.

Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894)
(in Poèmes barbares)

21 juillet 2006

Le Monde en rade, ou l’interactif pas si interactif que cela

Classé dans : Sciences, techniques — Miklos @ 12:39

La vie n’est qu’une ombre qui passe ; c’est le pauvre comédien qui s’agite et se démène une heure sur la scène, et qu’ensuite on ne revoit plus ; c’est une histoire contée par un idiot, avec grand bruit et grand fracas, et qui n’a aucun sens. (Shakespeare, Macbeth, V.5, trad. Benjamin Laroche)Depuis un moment, le site du Monde a un comportement étrange : quel que soit le lien – article ou rubrique – que l’on souhaite consulter, on revient toujours sur la page d’accueil. Les contenus auraient-ils disparu ? Quant au standard du Monde interactif, il n’y a qu’à la régie publicitaire qu’on a décroché… Il ne manquerait plus que Le Monde devienne une image du monde, de gros titres et de pub’, a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing (Shakespeare, The Tragedy of Macbeth, acte V sc. 5).

(Plus tard) Tout est rentré dans l’ordre et le sens est revenu.

20 juillet 2006

Pire que les OGM

Classé dans : Cuisine, Humour — Miklos @ 21:09

Les agressions contre les fruits et légumes se poursuivent sans relâche. Sur la carte d’une brasserie boulevard Malesherbes, il est écrit en toutes lettres que leur salade norvégienne comprend des raped carrots. Quelle horreur ! Et dans le 8e, qui l’eût cru ! Quant à la Norvège, qui s’est opposée aux OGM, je ne peux la croire complice du forfait (bien qu’elle ait été responsable de la « prise » de nombre de baleines malgré le moratoire international sur leur chasse commerciale). J’espère que tout sera fait pour mettre fin au harcèlement sexuel insupportable d’un légume aux formes suggestives, au goût léger mais agréable, aux vertus si nombreuses et qui n’a pas manqué d’inspirer auteurs, réalisateurs et chercheurs. Est-ce justement pour ses qualités qu’on en abuse ainsi, comme pour se venger de sa perfection discrète ?

19 juillet 2006

L’enfant, l’oiseau et la chaussure

Classé dans : Lieux, Nature — Miklos @ 8:12

Un enfant de deux ans, probablement une fille, est assis sur le tronc d’un arbre, au fond à gauche. Ses longs cheveux blonds, lisses, scintillent sous le soleil d’été et descendent sur son front. Ses yeux bleus regardent pensivement au loin vers la droite, tandis qu’il suce une paille verte qui plonge dans un pack en carton jaune de jus de poire qu’il tient dans la main droite. Dans sa main gauche, une pâtisserie à la cannelle et au sucre en forme de limaçon, qu’il n’a pas encore entamée. Il est vêtu d’un long sweatshirt rouge aux manches bleu et blanc. L’écusson porte le numéro 34 inscrit en rouge, et qui est entouré de la mention Boys united brodée en blanc sur un fond bleu. Une bande de tissu blanc, et une autre bleue, plus large, traversent le polo à l’horizontale et passent sous l’écusson. Le pantalon, aux larges pans d’un bleu marine un peu plus clair que celui des manches, est replié jusqu’au haut des mollets de l’enfant, et laisse apercevoir ses jambes légèrement grassouillettes. Il porte aux pieds des sandales. La semelle est gris clair, et les deux lanières qui maintiennent le pied sont en tissu noir. Sur la plus large, proche de la jambe, on discerne le début d’un mot, food… (pied, en suédois).

Un oiseau est posé sur une autre branche de cet arbre mort, au devant à droite. Ses plumes, d’un gris sombre, brillent comme un diamant noir. Celles qui entourent le haut de son crâne tel un châle de vieille dame sont claires, presque blanches, puis deviennent noires en se rapprochant du bec. Un fin collier de plumes pâles pare son cou. L’oiseau est tourné vers l’enfant, qu’il regarde calmement. Attend-il qu’il fasse tomber le gâteau ou quelques miettes pour s’en saisir et disparaître d’un coup d’aile dans le ciel d’un bleu uni que traversent quelques légers nuages primesautiers et nonchalants ?

Au fond, à droite, un sneaker bleu marine est posé sur le sol couvert de copeaux de bois. Derrière lui, quelques herbes vertes. Son bout est d’un blanc délavé et le pourtour et l’intérieur orange. Une étroite bande jaune aux bords blancs le traverse en longueur sur le dessus. Il n’est pas bien plus grand que le pied de l’enfant, mais ne lui appartient sans doute pas. Il aurait pu servir de refuge à l’oiseau, si celui-ci nichait au sol.


Dans le Trädgårdsföreningen (Göteborg)
C’est une paisible journée ensoleillée au Trädgårdsföreningen de Göteborg. On y entend le pépiement des oiseaux qui s’y interpellent, qui gaîment, qui de façon revendicatrice. Au loin, le bruit des voitures de la ville qui entoure ce très grand parc, vrombissement incongru et presque irréel dans cet endroit calme, mais qui ne trouble pas vraiment le sentiment de paix qui baigne ce lieu. De grandes pelouses traversées de chemins balisés alternent avec des fourrés de buissons et d’arbres d’essences variées qui recouvrent des collines rocheuses jetant une ombre bienvenue dans cette chaude journée ensoleillée, et où l’on peut se réfugier pour lire au calme et seul, comme dans un petit hermitage. Dans une marre, des canards plongent la tête soudainement dans l’eau pour se saisir d’une délicatesse, tandis que leurs croupions emplumés se dressent, frétillants, à la surface de l’eau à peine troublée par leur manœuvre. Ici et là, des enfants y jouent, des adultes y promènent leur chien, des sportifs le traversent en courant et disparaissent rapidement dans un bout de forêt. Le temps est comme suspendu.

15 juillet 2006

« Je veux être comme tout le monde »

Classé dans : Cinéma, vidéo — Miklos @ 12:34

Zac est mort deux fois : à sa naissance une nuit de Noël, puis à la sortie de l’adolescence. Son premier retour à la vie marque sa différence des autres : sa mère lui découvre, émerveillée, le don de guérir les autres, son père, dégoûté, son côté fifille. C’est pourquoi il tentera, dès son plus jeune âge, de se conformer, en se transformant d’un bambin intelligent, adorable et aimant, sensible et plein d’une imagination fertile et sans limites, en un jeune rocker rebelle à la crinière magnifique – nous sommes dans les années 70 –, qui rejette tout ce qu’il aime et qui l’attire et tout ce qui le rend unique, pour tenter d’adopter les comportements et les goûts de ceux dont il recherche l’amour ou l’approbation : ce père « rude et bougon pour la bonne cause », dont l’amour n’est pas acquis d’office comme celui de sa mère, qui n’est pas « parlable » comme le lui jette sa femme à la tête, qui aime plus que tout faire des enfants et s’en occuper quand ils sont petits pour les modeler à son image de macho imbu de lui-même, astiquer sa voiture et chanter Aznavour à son public captif ; ses trois frères aînés (un « intello », appelé ainsi parce qu’il porte des lunettes et lit attentivement le contenu des boîtes de céréales ; un crétin ; une brute) ; ses camarades d’école. C’est pourquoi il supplie en vain Jésus, puis Madame Chose, de le rendre pareil aux autres ; elle lui répondra « Dieu merci, tu ne le seras jamais ». Elle aura raison, mais il lui faudra passer par d’autres épreuves pour l’apprendre. C’est à sa deuxième résurrection qu’il commence à accepter sa différence et à distinguer celles de ses quatre frères, pour finir par tomber dans les bras de son père dans le moment le plus dramatique de leurs vies. C’est en devenant adulte que s’équilibrent en lui sensibilité et foi qui lui viennent de sa mère avec le goût, puis le don pour la musique qui lui vient de son père. C’est alors qu’il devient un homme. Un vrai, comme le voulait son père, mais autrement.

Ce sont les quelque vingt premières années de la vie de Zac que l’on voit défiler dans c.r.a.z.y. du Canadien Jean-Marc Vallée. La brochette de personnages qui la persillent peuvent paraître hauts en couleurs à nous autres Français habitués au tamisé et au non dit : elle est rafraîchissante, c’est le grand air vif venu du Canada qui balaye nos salles en ce temps de canicule. Mais c’est surtout une œuvre d’amour, finalement : sensible sans aucune afféterie et cruelle comme la vie peut l’être – il y a rarement des miracles –, et d’où l’humour fin n’est jamais absent bien longtemps. L’histoire est universelle : c’est le coming of age, le passage de l’enfance à l’adolescence et de l’adolescence à l’âge adulte ; c’est l’histoire d’un enfant différent, et c’est celle, bien réelle, d’un des amis du réalisateur, François Boulay (qui partage les crédits pour le scénario, œuvre subtile s’il en est), qui l’a racontée au réalisateur : celui-ci a passé plus de dix ans à y travailler, pour y intégrer son propre univers, celui de la musique (dont l’omniprésence dans le film en fait une voix à l’égal de celles des acteurs) et de la spiritualité (Jésus, l’Église et la Croix, dont les traces et les ombres ne sont jamais loin dans bien de films québécois). La réussite est absolue, cette « histoire » fait corps, elle est si particulière et en même temps elle nous parle à tous ; c’est celle de la relation parent-enfant, c’est celle du passage des générations. On la vit depuis l’apparition de l’homme sur terre, on la raconte dans des poèmes, des sagas, des tragédies et des romans, on la chante dans des opéras et des lieder, et on ne s’en lasse jamais. C’est toujours la même, et ça n’est jamais pareil.

Le scénario et le cadre (lieux, décors) fourmillent de détails très bien pensés, sans pour autant que le film ait un air fabriqué. Au contraire, ils contribuent à sa trame, en assurant profondeur et véracité ; pour certains, on pourrait ne pas les remarquer, mais s’ils étaient absents on le sentirait, ce qui promet un plaisir nouveau à revoir le film ultérieurement. Il en va de même de l’« avant-plan », des composantes principales du conflit qui se joue ici : l’Église et les parents, l’adolescence et l’homosexualité, la musique : ils sont omniprésents, mais traités par leurs effets et non pas par leur manifestation stéréotypée. Ainsi, lors d’une messe de minuit à l’église bondée à laquelle assiste Zac enfant, l’évêque qui semble porter un regard perçant sur l’enfant se lève, interrompt le service et renvoie tout le monde à la maison, en disant que c’est bien trop long. Mais ce n’était que l’imaginaire du petit garçon qui avait fait dévier le récit, et qui rejouera dans le même cadre, mais autrement, quand il sera grand. Adolescent, la scène où il mate en secret les ébats d’un de ses frères est d’une grande sensibilité dans son ambiguïté et dans la délicatesse avec laquelle elle est abordée : qui regarde-t-il éperdument, en qui se projette-t-il ? Quand, jeune adulte, on le surprendra en train d’embrasser un autre homme, preuve de son homosexualité, il s’avèrera qu’ils ne faisaient que fumer ensemble un joint. Enfin, la musique et son support, le vinyl, que les générations de demain ne reconnaîtront même plus, illustrent autant le passage des époques, par le changement des genres, que l’attachement au passé : le père n’a de cesse de chanter Aznavour – tandis que Zac chantera du Bowie – et d’écouter Patsy Cline, dont un collector brisé marquera les fractures de leur relation. Et c’est dans une scène extraordinaire, où l’on voit le père écouter sur casque – et donc dans un silence total –, béat, ce disque enfin retrouvé par Zac qui l’avait cassé des années auparavant (encore un de ces fils qui parcourent la riche trame du film), que l’on voit et entend la mère s’effondrer doucement en arrière-plan en apprenant la tragique nouvelle de la mort d’un de ses fils, moment qui scellera les retrouvailles des deux hommes.

Deux acteurs se partagent le rôle de Zac ; enfant, c’est Émile Vallée, que j’ai trouvé extraordinaire : un visage attachant, au regard profond et intense, naïf et aimant, au jeu « naturel » et incroyablement subtil. Quand on apprend que c’est le fils du réalisateur, et que l’on sait le cœur qu’il a mis à travailler sur cette œuvre, on comprend ce miracle : il y a aussi un autre père dans ce film, et c’est celui qui est derrière la caméra . C’est certainement un père aimant et perceptif (ce n’est pas étonnant : il a la quarantaine et son gamin a l’air très jeune), tout le contraire du père dans le film. Zac adolescent et jeune adulte est joué par Marc-André Grondin, qui, à 22 ans, n’en est pas à son premier film. Sa coiffure reflète le passage des époques vues au travers de la musique – Pink Floyd et David Bowie, notamment. Son jeu nerveux illustre très bien ses conflits intérieurs – entre ses dons, ses goûts et son éducation (c’est tout de même ridicule de guérir les autres en pensant à eux, non ?) – et ceux qu’il a avec son entourage, qu’il hait et aime en même temps. Le père est campé avec allure par Michel Côté : brute attachante qui aime sans savoir le faire, qui est insensible à tout ce qui est différent de lui l’apprendra à ses dépens – car il faudra la tragédie frappe (n’oublions pas que c’est une histoire vraie). Danielle Proulx est la mère. Discrète, elle n’est pas effacée. Elle ne subit pas la vie, elle est l’infrastructure essentielle à celle de son petit monde, là où elle peut encore aider et soutenir. Elle ne manque pas de répondant à sa grande gueule de mari (ce qu’elle lui rétorque, quand il lui exprime son dégoût pour la sodomie qui caractérise pour lui l’homosexualité et donc ce que doit nécessairement faire son fils, est un pur morceau d’anthologie). Les autres acteurs sont tout aussi parfaitement à leurs places.

Est-ce un « film gay » ? Bien moins que Brokeback Mountain, à première vue. Bien plus profondément, en fait. Et alors c’est aussi un « film canadien », un « film sur l’adolescence », un « film sur les sixties et seventies », une « comédie dramatique »… Mais qu’importe le genre réducteur dont on voudra l’affubler, c’est avant tout un film de grande qualité, subtil et tendre, énergique et tonifiant, d’une portée universelle sur la marque et la trace, et ça, ce n’est pas un genre commun.

À lire :

• Entretiens avec Jean-Marc Vallée, Michel Côté et Marc-André Grondin (en français).
• Critique par Stephen Collings et entretien avec Grondin dans Close-Up Films (en anglais).

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