Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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26 avril 2007

Quand la BnF se confie à Google

Classé dans : Sciences, techniques — Miklos @ 18:06

Il ne faudrait pas un mauvais procès à notre Bibliothèque nationale en prétendant qu’elle ne fait que défier l’Aspirateur géant de l’information (« de toute l’information ») tant aimé (par) ailleurs ou partout. Elle en fait aussi usage pour indexer les pages de la bibliographie nationale française qui ne propose malheureusement pas de recherche par champs indexés : comment faire pour y trouver aisément la date de la première édition d’un titre particulier – en l’occurrence Les Racines du ciel, de Romain Gary, récemment cité ? Il faut alors se rabattre sur le catalogue de la BnF, et y rechercher l’ouvrage ; on trouve trois notices pour « Les Racines du ciel », dont la plus ancienne remonte à 1972, tandis que sous « Les Racines du ciel, roman » se trouvent trois autres notices dont deux remontent à 1956.

Puisqu’on évoque les moteurs, il ne faut pas ignorer l’existence du nouveau bolide français, Exalead, qui tente de sortir1 de sa chrysalide. Celui-ci se qualifie sur son blog comme « l’autre moteur de recherche » dans un style résolument djeun’. Dans un style plus sobre, il annonce sur son serveur corporate que « l’ambition d’Exalead n’est pas de “gagner” la compétition contre Google, mais d’offrir une alternative crédible, offrant un service de qualité équivalente ou meilleure pour l’ensemble de la problématique “search”, et de se positionner les cinq meilleurs moteurs de recherche mondiaux. » (sic). Une des fonctionnalités très utiles qu’il propose (et que l’on retrouve dans Europeana, le prototype de bibliothèque numérique européenne proposé par la BnF) est la possibilité de préciser la recherche après réception d’une liste de réponses (ce qu’ils appellent « la zapette thématique ») : par termes associés (ce n’est pas nouveau en soi – on le trouvait dans l’ancien Altavista2 – mais fort utile, et absent dans les principaux moteurs), par type de site (avec recherche limitée aux blogs, par exemple), par type de document multimédia, par langue… Ce type de recherche par affinages successifs est, pour certains, plus utile qu’une « recherche avancée » initiale, puisqu’il fait remonter des catégories dans les réponses trouvées, auxquelles on n’aurait pas forcément pensé.

Exalead vient de rajouter une autre fonctionnalité intéressante à la recherche d’images, celle permettant de limiter les réponses uniquement aux visages. La recherche par contenu significatif dans le multimédia (images fixes ou animées, documents sonores – paroles ou musique) pour le grand public est un défi qui, une fois relevé, fera date dans le développement des moteurs de recherche : qui n’a cherché à identifier une photo (celle d’un tableau ou d’une personne, par exemple), à trouver une image qui ressemble à une autre, ou qui contient des éléments (objets, personnes, paysages, scènes…) qui ne sont pas forcément décrits dans le texte l’accompagnant ? Même si des recherches très savantes sont effectuées depuis longtemps pour l’analyse sémantique des contenus (que ce soit des images fixes, des vidéos ou de la musique, par exemple), elles ne sont pas encore disponibles pour le grand public3, et loin d’être intégrées dans les moteurs de recherche. Il n’est donc pas étonnant qu’Exalead tente de le relever, dans le cadre du projet Quaero dont le partenaire allemand s’est retiré fin 2006. Est-il encore temps ? Ils ne sont pas les seuls.

Enfin, un autre moteur qui a du mal à s’imposer est Live de Microsoft, qui vient de perdre sa place de « première marque de la planète » au profit de Google. Pourtant, il innove certainement de son côté : utilisant de nouvelles techniques d’interface, sa recherche d’images fournit une « page continue » de réponses : il n’est plus nécessaire de passer de page à page, il suffit de parcourir l’unique page des vignettes à l’aide de l’ascenseur ; il n’est plus nécessaire de cliquer sur une vignette pour obtenir des informations à son sujet (taille, site, commentaires…), il suffit de l’effleurer avec la souris. Cette présentation est bien plus efficace que celles des concurrents : d’un coup d’œil, on localise les images potentiellement intéressantes – aucun texte n’intervenant entre elles ; puis on vérifie ce qui pourrait être pertinent. Live fournit aussi la possibilité d’effectuer des recherches par proximité géographique : une librairie à Paris ? un cinéma à Sydney ? La liste des réponses affiche, outre leur adresse, une carte avec leur localisation et l’itinéraire pour s’y rendre.

Dans cette version new age des 24 heures du Mans, c’est le moteur superboosté en technologie, hypersimple à utiliser et permettant de « tout » faire d’un clic d’un seul qui prendra le dessus. Surtout si son nom de marque accroche. Les enjeux financiers sont si gigantesques qu’ils obscurcissent certaines considérations sociales, éthiques ou morales.


1 On peut se demander en effet pourquoi la BnF n’a pas choisi d’utiliser ce moteur sur ses pages. On vient aussi d’apprendre qu’AOL France a lâché Exalead pour Google.
2 Ce n’est pas un hasard : François Bourdoncle, PDG d’Exalead, avait travaillé en 1993-4 sur le moteur de recherche Altavista, où il avait précisément créé cette fonction d’affinage des recherche.
3 Certaines le sont pour des secteurs stratégiques – industriels, militaires, policiers…

Actualité du passé

Classé dans : Politique — Miklos @ 8:06
Le député était préoccupé. Il essayait de se rappeler à quelle formation politique il appartenait. Son parti s’était scindé en deux, les éléments des extrémités de chaque tronçon se repliant eux-mêmes par des systèmes d’imbrication vers trois formations diverses, lesquelles exécutaient un mouvement tournant autour du centre afin de s’y substituer, cependant que le centre lui-même subissait un glissement vers la gauche dans ses éléments centripètes et vers la droite dans ses éléments centrifuges. Le député était à ce point dérouté qu’il en venait à se demander si son devoir de patriote n’était pas de susciter lui-même la formation d’un groupement nouveau, une sorte de noyau centre-gauche-droite avec appa­ren­tements péri­phé­riques, lequel pourrait fournir un pivot stable aux majorités tournantes, indépendamment des charnières qui articulaient celles-ci intérieurement, et dont le programme politique pourrait être justement de sortir du rôle de charnière pour accéder au rôle de pivot. De toute façon, le seul moyen de s’y retrouver était d’avoir un groupe à soi.

Romain Gary, Les Racines du ciel (1956)

25 avril 2007

Une inquiétante aura

Classé dans : Livre, Progrès, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 15:37

« Sorte d’émanation colorée, d’auréole qui flotte autour du corps humain, de la tête en particulier » (masson 1970). L’aura serait faite de matière astrale ou de fluide vital.Trésor de la langue française.

RFID (Radio Frequency Identification) est une technologie qui utilise des puces électroniques afin de permettre de tracer ou d’identifier des objets à distance1. Ces circuits, d’une taille microscopique2, contiennent des informations codées numériquement, et sont équipés d’une minuscule antenne. Pour lire ces informations, un appareil (appelé « lecteur d’étiquettes RFID » ou, plus génériquement, « scanner ») émet des ondes radio à une fréquence particulière ; celles-ci sont captées par l’antenne de la puce, ce qui a pour effet de produire un petit courant électrique dans la puce (qui jusque là est inerte), lui permettant d’émettre son contenu par l’entremise d’un signal radio, qui est capté par le lecteur.

« L’intérêt est devenu, surtout depuis 1789, le seul mobile de leurs idées ; il ne s’agit jamais pour eux de savoir si une action est légale ou immorale, mais si elle est profitable. » – Honoré de Balzac : Scènes de la vie de campagne. Les paysans (cité par Alexandre Tylski)C’est ainsi que fonctionnent les « passes » Navigo et OùRA, ou les cartes à télépéage sur les autoroutes. C’est ainsi qu’un nombre croissant de bibliothèques en équipe chacun de ses ouvrages, remplaçant le code-à-barre par cette puce invisible : elle permet de faire un inventaire sans avoir à sortir les livres un à un des étagères – il suffit de passer un scanner à proximité, il en relèvera les numéros et les transmettra à l’ordinateur. Elle facilite le prêt (et le retour) : pour peu que l’emprunteur ait sa carte de lecteur équipée elle aussi d’une puce RFID, son passage près d’une borne d’accueil permettra à celle-ci de l’identifier et de relever les codes des ouvrages qu’il a choisis. Principe qui s’étend aussi à certains commerces, et pas uniquement pour faciliter la gestion des stocks et la logistique : les récentes inquiétudes pour l’emploi soulevées par l’apparition de ce dispositif visant à remplacer les caissières dans la grande distribution en fluidifiant et en accélérant le passage du client3 sont loin de se calmer.

Deux priorités fondamentales s’imposent à la Cnil et aux autorités de protection des libertés : poser le principe que les données traitées sont bien des données personnelles, même s’il s’agit de données ne portant que sur des objets, dès lors que la technologie RFID permet d’instituer un maillage dense d’analyse des milliers d’objets qui entourent une personne (…). – Philippe Lemoine : commu­ni­cation relative à la Radio-Iden­ti­fi­cation, CNIL, octobre 2003.Même lorsqu’on ne trace que les objets (et les animaux), on doit se poser la question des libertés individuelles, comme l’a souligné la Cnil en 2003 (voir encadré). Il n’est pas toujours neutre d’apprendre, par exemple, quels livres ou magazines lit une personne qui les aurait non pas empruntés dans une bibliothèque mais achetés anonymement dans une librairie ou dans un kiosque. Et comme cette technologie s’étend dorénavant aux papiers d’identité, ce type d’espionnage à distance en est d’autant plus facilité. « Le problème est d’autant plus sérieux que, à la différence du vol d’un objet physique, ce type d’interception, d’altération, de surveillance ou d’usurpation d’identité numérique est impossible à détecter » (Internet Actu, juin 2006). Lorsque l’on sait maintenant que ces puces peuvent être infectées de virus (informatiques) comme tout vulgaire PC, on est en droit de se demander si leur efficacité si vantée (fluidification, accélération, mais aussi downsizing…) ne se paie pas trop cher. La réponse dépend évidemment du critère de valeur qu’on adopte : financier, social, éthique…

Il était prévisible qu’une telle technique d’identification passe aussi à l’homme. Comme on l’a rapporté, c’est chose faite depuis plus d’un an : certaines compagnies ont exigé l’implantation de puces RFID dans les bras de membres de leur personnel. Ce tatouage n’est pas sans rappeler des pratiques odieuses. Quelques législatures américaines ont réagi en interdisant non pas cette pratique, mais son caractère obligatoire, telle celle de l’Ohio dès l’année dernière. Doit-on s’en féliciter si rapidement ? Cette dernière n’impose qu’une amende de 150$ pour violation de la loi, autant dire que ça ne découragera sans doute pas les entreprises qui ont les moyens financiers d’implanter (c’est le cas de le dire) cette technologie. On vient toutefois d’apprendre que le sénat de Californie examine la possibilité d’interdire l’utilisation de la puce RFID pendant trois ans dans les documents d’identité personnels (aux États-Unis, il s’agit du permis de conduire, des cartes d’élèves ou d’étudiants), afin d’éviter la possibilité de capter à distance leurs informations personnelles. Cette proposition fait partie d’une loi plus vaste qui viserait à rendre obligatoire la réalisation de mesures fiables de sécurisation des informations personnelles sur les documents d’identité utilisant cette technologie, et qui imposerait des amendes élevées – s’élevant jusqu’à 50.000$ – et des peines d’emprisonnement à toute personne captant ces informations sans autorisation. Enfin, cette loi interdirait aussi l’incitation ou l’obligation d’implantation faite par des employeurs à leur personnel. Reste à savoir comment un employé refusant légalement d’être ainsi tatoué pourrait éviter d’être sanctionné indirectement…

À lire :
• Sarah Cavel et Claire Millet : Les étiquettes RFID, mémoire EFPG, mai 2004.
• Daniel Julien (éd.) : RFID : la police totale, mai 2006.
• Michel Rousseau : RFID : passeport s’il vous plaît (et même s’il ne vous plaît pas)


1 Jusqu’à au moins 10 m. actuellement, selon la fréquence utilisée.
2 Typiquement celle d’un grain de riz, mais pouvant descendre à 0,15 mm de côté et 7,5 μm d’épaisseur.
3 Fluidité et accélération sont deux des caractéristiques de la modernité en général et des réseaux informatiques en particulier.

22 avril 2007

Opus 111

Classé dans : Danse, Musique, Théâtre — Miklos @ 13:11

« Les Xipéhuz sont évidemment des Vivants. Toutes leurs allures décèlent la volonté, le caprice, l’association, l’indépendance partielle qui fait distinguer l’Être animal de la plante ou de la chose inerte. Quoique leur mode de progression ne puisse être défini par comparaison – c’est un simple glissement sur terre – il est aisé de voir qu’ils le dirigent à leur gré. On les voit s’arrêter brusquement, se tourner, s’élancer à la poursuite les uns des autres, se promener par deux, par trois, manifester des préférences qui leur feront quitter un compagnon pour aller au loin en rejoindre un autre. (…) Je ne sais pas s’il faut dire que les Xipéhuz sont de différentes formes, car tous peuvent se transformer successivement en cônes, cylindres et strates, et cela en un seul jour. Leur couleur varie continuellement (…). » – J.-H. Rosny Ainé, Les Xipéhuz (1867)

Tout compositeur ayant écrit plus d’une centaine d’œuvres en a forcément une qui porte le numéro 111 dans son catalogue, même si on ne sait plus laquelle. Mais « L’opus 111 » sans autre précision suggère à beaucoup d’amateurs de musique classique un de ses grands chefs-d’œuvre bien précis, la trente-deuxième et dernière sonate pour piano en ut mineur de Beethoven1 – dont certains accords et rythmes « rappellent » curieusement le jazz. Quant au second quintette à cordes en sol majeur op. 111 de Brahms, il est considéré, avec le premier quintette à cordes (op. 88) et le sublime quintette pour clarinette et cordes (op. 115), comme « la quintessence de l’introspection brahmsienne et sommets de toute la musique de chambre »2. Ce n’est qu’un hasard : la cantate d’église BWV 111 de Bach (« Was mein Gott will, das g’scheh allzeit »), l’opéra Ascanio in Alba, Serenata teatrale K. 111 de Mozart, les Trois Fantasiestücke pour piano op. 111 de Schumann, la Toccata op. 111 n° 6 de Saint-Saëns (d’après son cinquième concerto pour piano) ou la Sixième symphonie en mi bémol mineur op. 111 de Prokofiev n’ont pas atteint ce statut élevé.3

Sans être adepte de numérologie, on ne pouvait s’empêcher de penser musique lors de Plus ou moins l’infini, le magnifique et très poétique spectacle de la Cie 111 créée en 1999 et dirigée par Aurélien Bory, et mis en scène par Phil Soltanoff, lui-même directeur de la compagnie de théâtre expérimental mad dog. La salle du Théâtre de la Ville et sa scène nue sont plongées dans l’obscurité. Des cintres commence à descendre lentement une armée de bâtons lumineux, qui s’arrêtent en hauteur bien alignés en une douzaine de rangées ; on ne voit comment ils sont ainsi suspendus entre ciel et terre – qu’importe, d’ailleurs. Puis ils commencent à évoluer verticalement, transformant l’agencement d’origine en de multiples formes géométriques chatoyantes qui ne sont pas sans évoquer des polyphonies de Bach (et leur illustration dans Fantasia) ou des tableaux de Vasarely. L’harmonie et le coulé de leurs mouvements leur donne vie : on croirait voir une troupe de danseurs filiformes.

Quand, plus tard, apparaîtront les acteurs4 – quatre hommes en costume et une femme en jupe étroite – leur maintien impassible leur donnera parfois une apparence inhumaine – objets décoratifs ou êtres extra-terrestres. Eux aussi se décomposeront et se recomposeront avec fantasmagorie par la magie de la mise en scène très imaginative et pince-sans-rire : on verra ainsi un homme partir à la poursuite de sa tête ou de son bras (à l’aide d’un dispositif qui n’est pas sans rappeler celui de la Table pour un roi fou de Royal de Luxe), la femme prendre la dimension gigantesque du plateau. Les fines baguettes seront remplacées plus tard par une foule de mâts presque aussi hauts que la scène, s’agglutinant côte à côte ou s’éloignant les uns des autres comme des spectateurs d’une course, se transformant parfois en arcs sous l’action de l’homme. Quelques-uns se déplaceront rapidement le long de la scène, un acteur s’y accrochant tel un étendard battant lentement dans le vent ou parcourant l’espace en enjambées gigantesques et ralenties comme s’il évoluait dans un immense aquarium. La lumière – et l’obscurité, son indispensable contrepartie – jouent un rôle tout aussi essentiel que les lignes et les hommes ; on verra l’ombre d’un couple jouer des saynètes hilarantes projetées sur le mur du fond de la scène, et pourtant aucun des acteurs ne bouge – l’illusion du mouvement est obtenue par effet stroboscopique. C’est la lumière qui, finalement, transformera l’homme en une silhouette dessinée par une ligne qui se défera graduellement.

Ce très riche spectacle se « lit » à de multiples niveaux : concret, symbolique, métaphorique ; ce n’est pas qu’une série de variations mathématiques et musicales sur la ligne – dans sa finitude ou son infini : l’apparente simplicité des lumières, des objets et des costumes dessine de façon épurée une réflexion profonde, souriante et pudique mais sans prétention sur le temps et son apparente linéarité, sur l’espace, sur leur rapport au corps et à l’être, pour « situer l’action entre l’à-peu-près et l’absolu » (Aurélien Bory). Est-ce du cirque moderne, de la danse contemporaine, voire du théâtre d’images ? Ce spectacle cohérent ne se laisse pas réduire facilement à une catégorie, il les transcende et les fusionne avec intelligence, comme l’ont fait en leur temps Philip Glass et Bob Wilson. Ce que confirme Aurélien Bory : « Nous situons notre recherche à la lisière de différents domaines. Nous aimons non pas être au cœur des disciplines mais tout au bord, sur la tranche. Créer un vocabulaire qui ne soit pas perçu uniquement comme du jonglage, de la danse, du théâtre d’objet mais tout simplement comme un événement visuel. Faire émerger le sens de la forme en donnant la possibilité au spectateur d’investir sa propre capacité d’imagination et d’y reconnaître les traits de sa propre expérience. » Il nous évoque d’autres spectacles extraordinaires qui nous ont ravis – Mummenschantz dès les années 1970, ou le Garry Stewart Australian Dance Theatre et le Alwyn Nikolais Dance Theater (tous deux au Théâtre de la Ville plus récemment) – et restera indubitablement un événement mémorable.

Nous tenons à exprimer notre gratitude à la Cie 111 non seulement pour le plaisir qu’ils nous ont procuré mais pour leur autorisation à reproduire ici ces trois photos de leur spectacle.

À lire :
• J.-H. Rosny Ainé, Les Xipéhuz
• Partition de la Sonate op. 111 de Beethoven.


1 Dont on ne saurait assez recommander les interprétations historiques d’Artur Schnabel ou d’Edwin Fischer.
2 Le bouleversant quintette pour clarinette, « apogée de l’entière création brahmsienne », a été bien plus enregistré que ceux pour cordes ; pour le premier, on préfère l’exécution qu’en ont fait Alfred Boskovsky et des membres de l’Octuor de Vienne.
3 Il n’est pas surprenant qu’un label de disques classiques – créé en 1990 par Yolanta Skura, et racheté depuis par Naïve (fondée en 1998 par Patrick Zelnik, et qui a aussi aspiré Ambroisie, Andante, Astrée, Auvidis, Montaigne…) – ait choisi Opus 111 comme nom.
4 Comme on le verra plus tard, ce sont plutôt des performers, terme qui n’existe pas vraiment en français pour dénoter les acteurs de ce genre de spectacle.

18 avril 2007

Une autre folie d’Espagne

Classé dans : Musique, Théâtre — Miklos @ 1:09

Lope de Vega : Pedro et le commandeur. Mise en scène : Omar Porras.
Photo © Jean-Paul Lozouet. Reproduite avec autorisation.

« Il s’agit d’une certaine danse portugaise, très bruyante, car de nombreuses figures sont exécutées avec des tambourins et d’autres instruments. Des portefaix déguisés portent sur leurs épaules des jeunes gens en vêtements féminins et qui, les bras levés, font des tours, dansent et jouent du tambourin et le bruit est si grand et le rythme si rapide que les uns et les autres paraissent avoir perdu l’esprit. C’est pourquoi ils donnèrent à la danse le nom de Folia, d’après le terme toscan “ folle ”, qui signifie vain, fou, insensé, qui a perdu la tête. » – Don Sebastian Cavarrubias, Trésor de la langue castillane ou espagnole (1610)1

L’Espagne a toujours été réa­liste, tout en ayant l’intuition profonde et perma­nente que la folie est une chose distante à laquelle accèdent avec une infinie lenteur ceux qui en ont la patience. En Espagne, où les hommes sont solitaires, où chacun porte un monde en soi, où rien n’est plus uni­versel que l’indi­vi­dualisme, où tout être est plein d’ombre et de lumière à la fois, où il y eut – et il y a encore – des hommes très distants, pleins d’incer­titude et d’espoir, la folie prend racine avec une facilité toute parti­culière. – Gregorio Paniagua2La Folia est une danse d’origine populaire qui est apparue au Portugal ou dans les îles Canaries vers la fin du xve s. L’une d’elles, à la mélodie lancinante, s’est répandue comme une traînée de poudre intégrant la musique de cour, puis traversant telle une farandole les siècles, servant de thème à des variations de Lully, Corelli, Scarlatti, Vivaldi, Marais, Bach, réapparaissant plus tard chez Cherubini, Liszt ou Rachmaninov, puis chez de nombreux contemporains et non des moindres, puisqu’on y trouve Henze ou Kagel. Il aura fallu la folie d’un passionné pour tenter de répertorier toutes les incarnations de ce motif au travers des siècles. De nombreux enregistrements sont disponibles dans le commerce, dont on mentionnera La Folia 1490-1701, une anthologie de Jordi Savall, comprenant des œuvres de Diego Ortiz, Antonio de Cabezón, Corelli ou Marin Marais ; les douze Sonates pour violon, op. 5 de Corelli (dont la dernière comprend ce thème) avec Eduard Melkus, ou le très fou La Folia de Paniagua avec l’Atrium Musicae de Madrid, dont on ne peut s’empêcher de citer les titres de quelques mouvements : I. Fons vita. Dementia praecox angelorum. (…) V. Parsimonia aristocraciae. VI. Subtilis. De profondis – Extra muros. (…) VIII. Nordica et desolata. Aurea mediocritas. (…) X. De pastoribus. Mathematica dies irae…

C’est avec une autre folie venue d’Espagne – tout aussi débridée que la danse originale – que le génial metteur en scène Omar Porras, directeur du Teatro Malandro de Genève, et son frère Fredy (décor et masques) nous émerveillent et suscitent notre enthousiasme à la Comédie-Française : il s’agit de la pièce de théâtre Pedro et le commandeur (Peribáñes y el Comendador de Ocaña) de Lope de Vega (1562-1635), surnommé le Phénix d’Espagne, auteur de plus de 1800 pièces de théâtre3 dont il ne nous reste que quelque 400… et de nombreuses autres œuvres (poésie, romans, critique, lettres…). Cette fantaisie dépeint avec une grande originalité et une liberté remarquable la lutte des classes au début du xviie s. : Pedro, riche paysan, se marie avec la très belle Casilda : ils s’aiment à la folie. Le commandeur Don Fadrique, étant tombé (littéralement) sur la tête, s’entiche – à la folie, lui aussi – de Casilda, qu’il veut conquérir par tous les moyens, mais celle-ci, fidèle et aimante, résiste à toutes ses avances (ce qui ne reflète pas la vie de l’auteur, grand conquérant de femmes et poursuivi pour concubinage). Après avoir écarté le mari, le commandeur tente de violenter la belle. Le mari, qui suspectait le pire, revient et le tue. Le roi, convaincu de l’honneur du couple, gracie Pedro et l’élève au rang de capitaine. Morale vraie de tous temps (et dont il serait nécessaire de se souvenir aussi du nôtre) : noblesse de sang et noblesse de cœur ne vont pas forcément de pair.

« J’aimerais que les gens aimant et s’intéressant au théâtre assument cette responsabilité énorme que nous avons tous aujourd’hui, dans ce siècle de la communication, de diffuser leur passion au plus grand nombre de gens pour qu’ils aillent au théâtre. Parce que le théâtre souffre : il est impérissable, mais il souffre de la concurrence, d’une contamination virtuelle. Je n’ai rien contre, mais quand je vois la jeunesse venir au théâtre avec son portable et s’envoyer des SMS dans le théâtre même, je pense qu’il faut agir et changer ce genre d’attitude. Il faut laisser cette cérémonie s’accomplir, d’autant que c’est une des seules à survivre aujourd’hui en nos sociétés. Le théâtre est un lieu de vraie communion, le public qui y vient religieusement s’assied pour écouter l’autre et le laisser lui raconter un mystère. Il ne doit pas permettre qu’on l’en distraie par ces phénomènes modernes. » – Omar Porras, entretien.Omar Porras, dont chaque spectacle est une découverte exultante et jubilatoire, nous surprend à nouveau, nous émerveille toujours – enfants comme adultes : magie, humour, finesse, intelligence se marient et fusent dans cette féerie exubérante et endiablée qui n’a pas un instant mort même pendant les changements de décor. Entre commedia dell’arte et spectacle de pantomime, sa mise en scène si baroque utilise des masques donnant à chaque personnage des traits caractéristiques, que souligne leur démarche très particulière. Porras ne dit-il pas : « Pour moi, les masques sont le symbole majeur du théâtre : la théâtralité, la révélation, la transformation, l’extraordinaire, la fusion entre la réalité et le rêve… » À un moment, ce sont des pantins manipulés par un marionnettiste géant dissimulé dans les coulisses ; à un autre, ils émergent d’une trappe dans le sol, apparaissent dans une loge ou descendent dans l’orchestre, évoluent tels des ombres chinoises ou dessinent une gravure grotesque d’époque ; d’un coup de masque, ils se transforment en animaux (deux mules, dont le costume évoque Bottom dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, dansent un flamenco hilarant) ou en nains en un clin d’œil malicieux à Velázquez (et au Greco, ailleurs) que soulignent coiffures et costumes ; les figures géantes du roi et de la reine suspendus au-dessus de la scène illustrent avec humour leur position exaltée, tandis que le commandeur trépignant sur son siège ou le couple royal engoncé dans ses deux trônes ne sont pas sans rappeler quelque illustration de Tenniel pour Alice au pays des merveilles, et les deux bataillons de soldats sont composés chacun de deux acteurs utilisant un dispositif très semblable à la « machine à multiplier les Romains » de Royal de Luxe : ce ne sont pas les seuls anachronismes, et ils n’ont rien de déplacé. Les décors, tels ceux du siècle d’or, sont légers et stylisés, déplacés par les acteurs eux-mêmes, et contribuent à l’atmosphère de magie grand siècle de cette comédie morale qui s’achève par un vrai feu d’artifice4. Cette folie espagnole, réglée à la perfection tel du papier musique par trois Colombiens (les frères Porras et la chorégraphe Fabiana Medina), est un des meilleurs spectacles qu’on peut voir encore actuellement. Allez-y pendant qu’il est encore temps.

À lire :
• Omar Porras, burlesque au clair de lune
• Omar Porras nominé aux Molières


1Cité par Gregorio Paniagua, dans la brochure du disque La Folia, Harmonia Mundi France 90.1050.
2Ibid.
3Bien avant l’invention du traitement de texte et des correcteurs orthographiques.
4Qui n’est pas sans rappeler celui de L’Histoire du soldat de Stravinsky – Ramuz, que Porras avait mis en scène récemment.

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