Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 mai 2009

In memoriam canis

Classé dans : Société — Miklos @ 20:45

« Pour son chien, tout homme est Napoléon. C’est ce qui explique la grande popularité des chiens. » — Aldous Huxley

Le souvenir d’un être aimé est un processus mental : comment l’entretenir, le retenir, le fixer, le figer, le préserver des transformations, des évolutions et des outrages du temps ? En l’extériorisant, en le matérialisant dans l’action ou l’événement, dans l’œuvre ou dans l’objet : c’est la fonction de l’anniversaire et de la commémoration, de l’attribution de son nom à un bâtiment ou à une rue, de l’érection du monument ou du tombeau, fussent-ils littéraires ou matériels (et plus récemment de la photographie ou de l’enregistrement). C’est celle du Tombeau de Mademoiselle de Lespinasse (par d’Alembert), de ceux de Charles Beaudelaire (Mallarmé), de Couperin (Ravel), de Jean de la Fontaine (Francis Jammes)…

Quand a-t-on commencé à enterrer des animaux chéris, puis à leur élever des tombeaux ? Proba­blement dès que l’homme a domestiqué l’animal, mais en reste-t-il des traces, faute de témoignages ? Dans son Histoire du chien (1846), Elzéar Blaze brosse avec une pointe d’humour british la longue histoire des honneurs rendus post mortem à cet ami de l’homme dès l’antiquité : « Alexandre fit bâtir la ville de Périte en l’honneur de son chien Péritas, mort dans l’Inde ; il bâtit aussi Bucéphalie pour perpétuer la mémoire de son cheval Bucéphale. » Et cela n’arrête pas. Blaze poursuit :

Lord Egerton, mort à Paris, faisait enterrer ses chiens, et cependant il était ecclésiastique. Catherine, la grande Catherine, au milieu des soins que nécessitait son vaste empire, ne dédaignait pas de rendre les honneurs funèbres à ses chiens. Souvent, elle avait essayé de faire des vers français, mais elle n’y réussissait pas aussi bien qu’à gouverner la Russie. Le seul monument qu’elle a laissé de son talent pour la poésie, est une épitaphe pour une de ses chiennes qui mordit son médecin. Le prince de Ligne la cite dans ses lettres.

Cy-git la duchesse Anderson
Qui mordit monsieur Rogerson.

Quand en est-on venu à établir des cimetières, privés ou publics, pour animaux ? Un document datant de 1357 nous fait savoir le sort d’un Pierre Tornemire : après de longues persécutions, il était mort dans la prison inquisitoriale de Carcassonne et enterré alors, comme hérétique, « dans le cimetière des chiens et des juifs. »1

Ce genre de cimetière ne devait probablement pas servir – en ce qui concerne les chiens, du moins – de lieu de souvenir, mais plutôt d’un endroit destiné à permettre de se débarrasser des cadavres d’animaux domestiques afin d’éviter de les jeter dans la rue ou dans la nature. Une fonction hygiénique, en quelque sorte. C’est celle que décrit Maupassant dans sa nouvelle Pierrot. Pierrot est un « roquet immonde » que Mme Lefèvre trouve fort beau mais qui se décide à s’en séparer, à lui faire piquer du mas, pour cause d’impôt qu’elle ne peut payer :

« Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser.

Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.

On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on marne les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens condamnés, et souvent, quand on passe auprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’à vous.

Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des abords de ce trou gémissant, et, quand on se penche au-dessus, il sort de là une abominable odeur de pourriture.

Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre.

Est-ce aussi la fonction du lieu dit le Cimetière-aux-Chiens situé dans la commune d’Andin (Deux-Sèvres), et mentionné dans plusieurs ouvrages traitant d’archéologie et de géologie2 dans les années 1830 ?

Quoi qu’il en soit, ce n’est certes pas l’endroit rêvé pour le repos éternel de l’animal aimé. Ceux de leurs propriétaires qui étaient fortunés pouvaient leur donner une sépulture, voire leur ériger un monument. Et quand ils en avaient possédé plusieurs, simultanément ou en succession ? C’est là que le cimetière digne de ce nom apparaît. Jerome K. Jerome mentionne, dans Trois hommes dans un bateau (sans oublier le chien) :

Feu la duchesse d’York, qui résidait à Oatlands, raffolait des chiens et en possédait un très grand nombre. Elle avait fait construire un cimetière spécial où on les enterrait après leur mort. On y compte une cinquantaine de pierres tombales, portant chacune une épitaphe en mémoire de l’animal disparu.

Après tout, les chiens méritent pareil hommage tout autant que la plupart des chrétiens.

Ce n’est pas une fiction : la dite duchesse a bien existé, et Elzéar Blaze dit à son propos : « La duchesse d’York, qui possède une très curieuse collection de chiens, a fait construire à Oatlands un cimetière spécialement destiné à ces bons animaux ; chacun d’eux y reçoit la sépulture à part et chaque tombe porte une épitaphe. »

Et quand on n’a pas les moyens de la duchesse ? On tente de faire appel, comme dans d’autres domaines (santé, éducation…), aux services publics :

Voici un petit article qui fut inséré dans tous les journaux en 1840 :

« Une jeune et jolie dame se présenta il y a quelques jours à la porte du cimetière du Père- Lachaise, suivie d’un domestique qui portait sous son bras une boîte façonnée en forme de cercueil. Le concierge ayant demandé ce qu’il y avait dans cette boîte, la dame lui répondit, les larmes aux yeux, qu’elle contenait la dépouille mortelle d’un être qui, pendant sa vie, avait eu toutes ses affections, de son bien-aimé Pyrame, griffon anglais, mort de la veille, et dont elle désirait déposer la dépouille mortelle dans le caveau destiné à la sépulture de sa famille.

» La dame de G… eut beau vanter les vertus du défunt et les précieuses qualités qui justifiaient à son avis la sépulture en terre sainte qu’elle voulait lui octroyer, le concierge n’entendait pas raison. Comme la maîtresse inconsolable du pauvre griffon insistait, il fallut avoir recours à l’intervention du conservateur du cimetière et d’un sergent de ville pour la déterminer à emporter avec elle la dépouille mortelle de son toutou. »

Cette femme doit avoir un excellent cœur. Je voudrais la connaître, et si je savais son adresse, j’irais lui faire une visite.

On reconnaîtra ici l’humour d’Elzéar Blaze (pour en savoir plus à son propos, lire ceci). En tout cas, c’est au 19e s. que les cimetières – privés, puis publics (le cimetière aux chiens d’Asnières fut créé en 1899) – font leur apparition en Occident. Ailleurs, ce n’est probablement pas très différent. Le botaniste Georges Forster, qui a accompagné le périple du Capitaine Cook dans le Pacifique (1772-1775), le constate à Vlietea (ou Ulieta, plus connue sous le nom de Raiatea, dans les Îles de la société, en Polynésie française) :

M. Forster, dans ses excursions de botanique, trouva l’hospitalité dans toutes les cabanes, & vit un cimetière de chiens, coutume singuliere qui nous était inconnue & qui pourrait bien n’être que la fantaisie d’un particulier.

M. Bérenger, Collection de tous les voyages faits autour du monde par les différentes nations de l’Europe, tome VIII. À Lausanne et à Genève, 1789.

Ce que relate en plus de détails le capitaine d’un des deux navires de l’expédition, Tobias Furneaux :

M. Forster, dans ses excursions de botanique , trouva l’hospitalité dans toutes les cabanes , et il vit un cimetière de chiens , que les Naturels appelloient Marai no te oore, mais je crois que ce n’est pas parmi eux une coutume générale, puisque peu de chiens y meurent de mort naturelle : communément ils les tuent, et ils les mangent, ou ils les offrent à leurs dieux ; c’étoit probablement un Marai ou Autel, où on avoit mis une offrande de cette espèce, où peut être quelque Insulaire avoit, par fantaisie, enterré son chien favori de cette manière. Quoi qu’il en soit, je ne puis croire que ce soit un usage universel ; et, quant à moi, je n’avois jamais rien vu jusqu’alors ni entendu dire de pareil.

Jacques Cook, Voyage dans l’hémi­sphère aus­tral et au­tour du monde. . . en 1772, 1773, 1774 et 1775 ; dans le­quel on a inséré la re­la­tion du Capi­taine Furneaux, et celle de Messieurs Forster. A Lausanne, 1796.

Nous laisserons Mark Twain conclure : « C’est par piston qu’on entre au paradis. Si c’était au mérite, mon chien y entrerait et moi je resterai dehors. »


1  Victor Le Clerc, « Discours sur l’état des lettres en France au quatorzième siècle », in Histoire littéraire de la France au quatorzième siècle. Paris, 1865. Il est probable que le terme « chien » se réfère ici littéralement à l’animal et pas aux hérétiques ; il ne nous semble pas que c’était l’usage du mot à cette époque. L’assimilation des Juifs aux chiens – les uns et les autres soumis à la même taxe – existait encore ouvertement il y a un siècle dans certaines parties de l’Afrique du nord.
2 Congrès scientifique de France. Seconde session tenue à Poitiers, en septembre 1834. Poitiers, 1835. • Études de gîtes minéraux, publiées par les soins de l’administration des mines. Paris, 1836. • Procès-verbaux des séances générales tenues par la Société française pour la conservation des Monuments historiques, les 20, 21, 22, 23 et 24 juin 1840, dans la ville de Niort (Deux-Sèvres).Mémoires de la société de statistique du département des Deux-Sèvres, tome VII. 1843. • J.-A. Cavoleau, Statistique ou description générale du département de la Vendée. Fontenay-le-comte, 1844.

30 mai 2009

Nos amis les bêtes

Classé dans : Lieux, Nature, Photographie, Sculpture — Miklos @ 21:44


Entrée du cimetière animalier (dit “des chiens”) d’Asnières
Plus de photos ici

Comme le remarquait déjà Elzéar Blaze en 1846, le chien « a été, est encore le type des choses les plus abjectes ; on dit tous les jours : vilain chien, sale comme un chien, méchant comme un chien, puant comme un chien »1. Gringo, le communiste endoctriné, hurle : « Sale juif ! sale chien ! je t’apprendrai qu’un révolutionnaire ne doit désespérer de personne ! »2 Ingrid Fogel, la terroriste en déroute de Volodine, lance au policier chargé de l’arrêter : « Sale connard de flic, sale dogue, tu n’as en tête que ta mission de tueur, fils pourri de la flicaille et de l’impérialisme, valet des Américains, sale garde-chiourme des esclaves bedonnants, sale chien, tueur à gage des sociaux-traîtres, social-vendu toi-même, sale dogue, mon dogue. »3

Et pourtant, affirme Blaze, « le chien a été le symbole de l’intelligence, de la fidélité, de la vigilance, de la bonté, ce qui est juste. » Ce qui n’est pas forcément exclusif de l’autre vision, en tout cas pour certains ; ailleurs dans son ouvrage, Blaze relate cette petite anecdote qui ne manque pas de saveur et d’intelligence :

Scarron dédia ses poésies à une chienne. Voici le titre de cette dédicace : A très honeste et très divertissante chienne dame Guillemette, petite levrette de ma sœur. Plus tard s’étant brouillé avec sa sœur, il mit dans l’errata d’une édition nouvelle : « Au lieu de chienne de ma sœur, lisez : à ma chienne de sœur. »

On ne peut douter des qualités de l’animal – et des animaux domestiques en général – à la lecture des épitaphes du cimetière animalier d’Asnières (plus connu sous le nom de cimetière des chiens) : mélancoliques ou désespérées, poétiques, sobres ou factuelles, elles reflètent toutes la disparition d’un être qui avait souvent accompagné fidèlement une solitude profonde et comblé le besoin d’amour de l’être humain, celui de l’éprouver pour autrui et celui d’en être l’objet. On y retrouve aussi quelques stars – tel Rintintin, la mascotte d’un régiment dans une série télévisée – mais aussi des petits héros bien réels. À leurs côtés reposent bien d’autres animaux – chats, moutons, lapins… mais aussi chevaux – dont le titre de gloire aura été, au moins, celui de sauver leur maître d’une isolation affective totale.

Alors si l’on sourit aux épitaphes parfois équivoques – est-ce vraiment un animal qui est enterré ici ou un être humain ? – mais souvent pathétiques et émouvantes (« À la mémoire de ma chère Emma fidèle compagne et seule amie de ma vie errante et désolée » ou « Sophie mon bébé nous avons eu 17 ans d’amour toi et tes petites sœurs vous avez remplacé l’enfant que je n’ai pas eu. Je t’aime à jamais. Ta petite mère », ou encore « décue par les humains, jamais par mon chien »), à certains monuments kitsch, aux chats errants silencieusement entre les tombes tels des âmes en peine, on lira pour finir ce beau petit texte de Beaudelaire :

«J’invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poëte qui les regarde d’un œil fraternel.

Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui-même qu’il s’élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s’il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, à moins qu’il ne soit insolent et hargneux comme un domestique ! — Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu’on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d’un ami, ni dans leur tête aplatie assez d’intelligence pour jouer aux dominos !

A la niche, tous ces fatigants parasites ! Qu’ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée ! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences !

Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent solitaires dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l’homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons une espèce de bonheur ! ». . .

Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d’une cuisine du Palais-Royal ; d’autres qui accourent de plus de cinq lieues pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines vierges sexagénaires, dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n’en veulent plus. . .

Que de fois j’ai contemplé, riant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire pourrait aussi bien qualifier d’officieux, si l’homme trop occupé de son bonheur avait le temps de ménager l’honneur des chiens.

Et que de fois j’ai pensé qu’il y avait peut-être quelque part» (qui sait, après tout ?) pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés ? Swendenborg affirme bien qu’il y en a un pour les Chinois et un pour les Turcs. . .

Charles Baudelaire, « Les bons chiens », Revue nationale et étrangère, 1867.


1  Histoire du chien, Paris, 1846.
2 Marguerite Duras, Abahn Sabana David, 1870.
3 Antoine Volodine, Lisbonne dernière marge, 1990. Cité par Chloé Conant, « “Ni départ ni bateau” : la Lisbonne sans issue d’Antoine Volodine », in Lisbonne. Géocritique d’une ville, Alain Montandon (éd.), 2006.

Le nouveau code de la route

Classé dans : Actualité, Humour, Photographie — Miklos @ 17:12

L’examen du code de la route va être simplifié, nous dit-on. Voici une épreuve que nous proposons, basée sur des cas réels. Que signifie, dans chacune des photos ci-dessous, la signalétique ?

Réponses :

Paris by night

Classé dans : Littérature, Photographie — Miklos @ 7:48

« Que de choses à voir, lorsque tous les yeux sont fermés ! » — cité par Restif de La Bretonne

«J’étais fort-curieux de connaître le Personnage assés amoureux, pour courir un si grand danger, ét à-part moi, je disais, —Il faut que ce soit un Oisif ; car les Hommes occupés font un peu plûs de cas de leurs jours utiles : Il marcha ; je le suivis. A l’entrée de la rue Aubri-le-boucher était un cabriolet, gardé par un Jockey ; l’Amoureux y monta, ét partit comme l’éclair, éveillant, dans sa route, par un bruit de tonnerre, tous les pauvres Malades qui commençaient à s’endormir… J’ai toujours été surpris, que la Police moderne donnât si peu d’attention à la tranquilité nocturne des Citadins : Des Gens du peuple crient, chantent impunement ; des Chiens heurlent, aboient ; des Fiacres pesans, des chars rapides ébranlent au milieu de la nuit» les maisons ét les cervaux : Il me semble, que dans un pays bien réglé, le repos des Gens-de-travail devrait être respect ; qu’il devrait être defendu aux Oisifs, aux Libertins, aux Soupeurs-en-ville, ét surtout aux Chiens, de le troubler… Mais nous ne verrons pas cela.

Restif de La Bretonne, Les Nuits de Paris, ou Le Spectateur-Nocturne. À Londres, 1788.

«…la physionomie que prend Paris à l’approche du soir ne laisse aucun doute. Lorsque le travail du jour est achevé et que les liens de cette obligation éternelle sont détachés pour un instant, alors c’est un merveilleux spectacle que de contempler le moment où le captif se sent délivré de son assujétissement. C’est un spectacle merveilleux et pourtant terrible, car il annonce à l’observateur quelle triste et sauvage nature est la nature humaine, et comment, sans lois et sans règles, elle va à tous les vents, produisant des plantes stériles sur le bord des chemins poudreux, ou portant des fleurs empestées au flanc des précipices.

Ici, dans ce Paris, quand le travail cesse sous toutes les formes, — travail du marteau frappant sur l’enclume, travail d’additions et de chiffres, travail de ballots expédiés et de recouvremens de fonds, de plaidoyers et de visites médicales, — alors il s’opère un frémissement de plaisir, il s’élève un hourrah silencieux qui se laisse apercevoir dans toutes les démarches, dans tous les yeux, sur toutes les bouches. Lorsque le soir tombe, un philosophe peut surprendre et saisir à nu tous les secrets de cette nature parisienne. Il y a alors, moralement parlant, des évohé sauvages, des brandissemens de thyrses, des éclats et des élans de satyres, de voluptueux regards. On dirait qu’ici l’âme humaine est joyeuse de voir arriver la nuit et pressée d’entrer dans les ténèbres. Alors les tavernes regorgent d’habitués, les cafés resplendissent, les mauvais lieux s’ouvrent, les théâtres élèvent leurs voix immorales et dépravantes. Il y a alors comme un égorgement moral de tout ce qui est saint et beau. Des quolibets et dés calembours de fumeurs, des verres brisés et vidés, d’étranges plaisirs aux coins des bornes, des scènes mystérieuses, des querelles amères, des insomnies et des souffrances que le travail n’amortit plus, des danses lascives, de bizarres jargons de salon, voilà tout ce qui se laisse apercevoir et entendre.

Nous ne voyons jamais la nuit arriver dans ce Paris sans une secrète terreur; ses astres, son silence, sa beauté, ne peuvent nous en imposer. Nous tournons tristement nos regards vers tous les actes secrets, toutes les défaillances que font éclore ces heures inoccupées. Jadis, pour les hommes des anciens jours, la nuit était mystérieuse, sublime et étincelante de divines clartés ; mais, pour les hommes d’aujourd’hui, il semble qu’elle ne soit plus que la vieille nuit, mère du chaos, épouse du néant. Ils n’en comprennent plus la signification religieuse : ce n’est plus pour eux la cité de Dieu se révélant chaque jour aux hommes ; la nuit leur apparaît comme une caverne qu’il faut éclairer et embellir, et ils y jettent pour la parer pêle-mêle leurs bonnes et leurs mauvaises pensées, leurs désirs, leurs amours, leurs haines et leurs vices. Ils devraient être muets devant elle, et cultiver soigneusement tout ce que le travail du jour a fait éclore de bon et d’utile en eux par le silence, par le recueillement, par la prière ; mais ils abandonnent tout cela, et, sur le sein ténébreux de la nuit, ils vont chercher le bonheur. Les astres ne réveillent en eux que des rêveries oisives et des désirs, le silence ne leur inspire que les pensées d’un solitaire égoïsme.

C’est une chose digne de remarque que cet élan singulier et silencieux qui éclate à l’approche de la nuit. Qu’est-ce que veut dire cela ? Aussitôt que les hommes cessent d’obéir au devoir, ils se mettent à la recherche du bonheur; aussitôt que la lumière s’éteint, ils commencent leurs poursuites ;» aussitôt que la nuit parait, ils rôdent pour le rencontrer, et il y a aussi des temps, hélas ! où, toute lumière étant éteinte dans les âmes, les hommes se mettent, avec leurs flambeaux et leurs torches, à la poursuite de cette chose glissante et vaporeuse, sans l’atteindre jamais.

Émile Montégut, « Journal d’un touriste anglais à Paris », in Revue des deux mondes, 1850.

29 mai 2009

Life in Hell: un p’tit coin d’paradis…

Classé dans : Cuisine — Miklos @ 22:46

Jeff et Akbar ont la dent creuse. Akbar propose l’italien, avec lequel il a une love-hate relationship (il est en période love moderato – non, ce n’est pas l’ex Rom’ Antique), qu’ils connaissent depuis des lustres : noix de thon, salade de gorgonzola, foies de volaille ou pizza, Lambrusco… le patron ronchon, la patronne rapide, un habitué aussi fidèle que les murs… ils ont leurs marques. Ils trouvent porte close : ce sont les vacances.

Akbar propose alors le Tex Mex avoisinant : ils y aimaient bien le décor et la nourriture rustiques, l’atmosphère et le service décontractés à l’amé­ricaine, le babélisme des musiques de danse et les cliquetis des talons provenant des studios qui l’entouraient ; mais un changement de gérance l’avait branchisé, augmenté les prix et réduit la carte, toutes raisons pour ne plus y retourner. Peut-être que la situation avait évolué ? Eh non, ce n’est pas le cas, constatent-ils après un bref coup d’œil.

Jeff prend la situation en main : ils se rendent alors au restaurant de tartes flam­bées alsa­ciennes à volonté. Gaël les y accueille avec gentil­lesse et sympa­thie, égal à lui-même. La serveuse – qu’ils ne connaissent pas – est aimable, effi­cace, discrète. Les plats arrivent si vite que l’entrée précède les apéros et que les tartes sont chaudes, souples et fondantes à souhait. La salle est pleine d’entrain. Heureux et repus, nos lascars accor­dent en fin de soirée le Trois roulettes award à l’éta­blis­sement.

Ils se séparent. Akbar remonte le boulevard. Soudain, des motards, toutes sirènes hurlantes, le traversent à grande allure, signifiant aux quelques voitures de dégager, et bloquent les rues qui y aboutissent. Akbar se demande s’il verra passer la Bentley de la Reine d’Angleterre, qui, marrie de ne pas avoir été invitée aux fêtes du Débarquement, aurait débarqué à Paris quasi incognita pour dîner dans son restaurant favori ? Mais non : un nuage silencieux, une masse noire, apparaît au loin et se rapproche à grande vitesse. Ce qui semble être d’abord une nuée de sauterelles se transforme en une foule immense, presque immobile et comme posée sur un tapis roulant qui avancerait, lui, très rapidement. C’est Paris Rollers. Akbar et les quelques noctambules, aussi figés que les silhouettes de mannequins dans une vitrine avoisinante, admirent émerveillés cette scène qu’on dirait tirée d’un film muet projeté trop vite.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

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