Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 décembre 2009

Life in Hell: Colissimo lentissimo

Classé dans : Actualité, Cuisine — Miklos @ 13:30

« Les Turcs, généralement parlant, ne se contentent pas de boire du Café en particulier dans leurs maisons : il y a encore dans les endroits les plus considérables des villes, quantité de boutiques publiques, qu’ils appellent Cahuminé, ou Mai­sons à boire du Café (ainsi que je l’ai déjà dit). Ils s’y rendent presque à toutes heures, pour y en prendre, sans dis­tinc­tion de qualité à la réserve des Grands : & ils y pas­sent en diffé­rents temps une partie de la journée, à se divertir dans des entre­tiens vagues, qui sans s’attacher à rien, ne laissent pas de se prendre à tout. » — Philippe Syl­ves­tre Dufour, Traitez nouveaux & curieux du café, du thé et du cho­co­late. Ouvrage éga­lement néces­saire aux Méde­cins, & à tous ceux qui aiment leur santé. La Haye, 1693.

« Comme je le [Jean-Jacques Rousseau] reconduisis à travers les Tuileries, il sentit l’odeur du café. « Voici, me dit-il, un parfum que j’aime beaucoup : quand on en brûle dans mon escalier, j’ai des voisins qui ferment leur porte, et moi j’ouvre la mienne. » Vous prenez donc du café, lui dis-je, puisque vous en aimez l’odeur ? « Oui, me répondit-il, c’est presque tout ce que j’aime des choses de luxe ; les glaces et le café. » — Bernardin de Saint-Pierre, « Essai sur J.-J. Rousseau », in Œuvres complètes de Jacques-Henri-Bernardin de Saint-Pierre, t. 12. Paris, 1826.

À l’instar de l’auteur de l’Émile, Akbar et Jeff sont des consommateurs avertis de café, surtout depuis leurs récents séjours en Italie : c’est Illy tostatura scura ou rien. Eh bien il semble que cette fois ce sera rien.

Avant de l’avoir découvert, ils sirotaient le leur comme des Turcs, dans des cahuminés parisiens ; mais que ce soit dans un café branché ou dans un caboulot de quartier, la déception est souvent au rendez-vous : pâle, tiède, sans goût ni odeur, pire qu’une tisane délavée ou qu’une potion pour enfant malade. En guise de punition, son prix et la qualité du service. Tout l’inverse de ce qu’ils avaient eu le plaisir, non, le bonheur, de déguster en Sicile (sans parler de la glace à la réglisse, précise Jeff) et plus tard dans la ville aux sept collines. Et une fois à Barcelone, dans un infâme boui-boui.

Après des recherches acharnées, Akbar trouve finalement le parfait fournisseur de ce suprême nectar, « noir comme le diable, chaud comme l’enfer, pur comme un ange, doux comme l’amour »1. Le service est rapide et efficace, le personnel très aimable et disponible. Ses prix défient toute concurrence : les belles boîtes étincelantes d’Illy qui conservent parfaitement l’arôme enivrant coûtent jusqu’à moitié moins cher que chez les autres, et on peut se faire sept à huit tasses excellentes pour le prix d’une mauvaise dans un bistrot parisien. Depuis ce temps-là, il s’y fournit régulièrement, douze boîtes pour lui, douze pour Jeff.

Mais voilà que le stock arrive à sa fin. Akbar passe commande et apprend que le colis est parti en colissimo il y a huit jours. Mais il n’est toujours pas livré. Inquiet, il consulte le site de la Poste. Tout d’abord, il y lit (sans jeu de mots) que le paquet a été expédié à la date ????? au site de traitement ?????. Ça lui rappelle quelque chose… Il change de navigateur, et voici ce qu’il voit, stupéfait :

L’objet de leur désir est arrivé à la Poste de Paris il y a cinq jours ! Et puis plus rien, il y est resté, à cette allure il y passera le réveillon. C’est bien la preuve que les colissimos de la Poste sont plus lents que la tortue de la fable. Impossible de contacter la Poste autrement que par formulaire (qui d’ailleurs ne fonctionne pas bien).

Akbar se demande qui, en cette époque de privatisations, voudrait racheter cette vieille dame indigne et décrépie… Pour tenter de surmonter les affres du manque, il se plonge, à défaut d’une tasse fumante, dans le Traitez nouveaux & curieux du café, puis dans les Dissertations sur l’utilité, et les bons et mauvais effets du tabac, du café, du cacao et du thé.


Attribué à Talleyrand.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

29 décembre 2009

« Nous étions déjà amis sans nous connaître », ou, un extrait du blog d’Alexandre Dumas

Classé dans : Cuisine, Littérature, Théâtre — Miklos @ 9:03

On vient de découvrir dans Google Books Le Monte-Cristo : journal hebdomadaire de romans, d’histoire, de voyages et de poésie, publié et rédigé par Alexandre Dumas, seul. Avant que d’en ouvrir un exemplaire, le titre avait surpris, on se serait attendu à lire « Le comte de Monte Cristo » (du même, comme on disait alors), mais non, pas d’erreur (d’ailleurs, le texte du célèbre roman est fourni par épisodes dans les livraisons de ce magazine). Pour mémoire, Monte Cristo était le nom du château que l’écrivain s’était fait construire une dizaine d’années auparavant. C’était donc bien son blog, en quelque sorte.

Le premier texte qu’on y a trouvé est une causerie (datée jeudi 22 avril 1858) dans laquelle l’auteur décrit comment il est tombé en amitié avec un certain Berthaud, alors secrétaire de préfet. Il s’ouvre avec une phrase qui n’est pas sans rappeler celle de Montaigne, splendide : « Nous nous cherchions avant que de nous estre veus ».

On ne résiste pas au plaisir de citer la causerie dans son intégralité : on y trouve de l’esprit et de la gastronomie au service de la relation d’un événement littéraire qui ne manque pas de piquant (aujourd’hui, après que tout ait fait scandale, rien ne fait plus scandale). On y découvrira, entre autres, ce qu’est un chastre, l’opinion de Dumas sur les chapeaux des dames, l’avantage d’une cuisinière qui ne sait faire la cuisine et celui de ne pas savoir la faire pour mieux la faire, comment faire rôtir un poulet, et bien d’autres informations réjouissantes.

«Chers Lecteurs,

Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture [des Gardes-Forestiers] était un de mes vieux amis, nommé Berthaud.

Nous étions déjà amis sans nous connaître. — Nous sommes restes amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà de cela tantôt vingt-quatre ans.

Une amitié qui a âge d’homme, c’est respectable.

Comment était-il mon ami sans me connaître ? comment m’avait-il prouvé son amitié ?

Je vais vous raconter cela.

Berthaud avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il avait le cœur chaud, la tête poétique, et de l’esprit jusqu’au bout des ongles.

Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous de l’esprit, et il en reste encore pour les autres.

Il s’était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la nouvelle école.

Malheureusement, tout le monde n’était pas de son opinion littéraire à Marseille.

Il y avait bon nombre d’opposants, et les opposants étaient même en majorité.

Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer Antony.

Or, Antony était l’expression la plus avancée du parti, Victor Hugo, plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le fond.

L’effet d’Antony sur les Marseillais devait être décisif. Continuerait-on de parler la langue Doc à Marseille ? Y parlerait-on la langue d’Oil ?

Telle était la question.

Antony allait la décider.

Chers lecteurs, qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas pour y inscrire vos pensées, — mais vos différences ; — et vous surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces imperceptibles chapeaux, dont l’un est nécessairement la critique de l’autre, vous n’avez pas connu ces représentations de 1830, dont chacune était une bataille de la Moscowa, à la fin de laquelle chacun chantait son Te Deum, comme si les deux partis étaient vainqueurs, tandis qu’au contraire souvent les deux partis étaient vaincus ? Vous ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que ne fut pas la première représentation d’Antony à Marseille.

Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de sifflets et de bravos, d’applaudissements et de chants de coqs, de cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans les représentations ordinaires. Non. Lutte d’injures, lutte à coups de pied, lutte à coups de poing.

Berthaud, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à cette lutte.

Pourquoi? — ou plutôt par quoi ?

Par une couronne de laurier qu’il avait apportée toute faite, et qu’il cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en portait en 1831.

Peut-être un combattant de plus, et surtout, un combattant de la force de l’enthousiasme et de la conviction de Berthaud, eût-il changé la face de la bataille.

Or, quoi qu’il doive m’en coûter, il faut bien que je l’avoue, la bataille fut perdue, non pas comme Waterloo au cinquième acte, mais comme Rosbach au premier.

Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier acte.

Que fait Berthaud, ou plutôt que fera Berthaud de sa couronne ?

Berthaud s’élance sur le théâtre, crie : Au rideau ! d’une si majestueuse voix que le machiniste la prend pour celle du régisseur; le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se gourmer ?

Berthaud sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la main.

Berthaud, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille.

Que va faire Berthaud ?

A peine chacun s’était-il adressé cette question que Berthaud arrache la brochure des-mains du souffleur, allonge son double laurier sur la brochure, et à haute et intelligible voix :

— Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n’es pas ici et que je ne puis te couronner, permets que je couronne ta brochure.

Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre d’injures, de cris, d’imprécations qui s’élança de ce volcan que l’on appelle un parterre marseillais.

Vous croyez que Berthaud, vaincu, va se retirer ?

Vous ne connaissez pas Berthaud.

Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des accessoires la plus immense perruque du Malade imaginaire, la fait poudrer à blanc par le. coiffeur, la dissimule derrière sa redingote blanche, rentre sur la scène et crie : Au rideau ! pour la seconde fois. Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile.

Encore Berthaud ; cette fois seulement Berthaud fait trois humbles saluts.

On croit qu’il vient faire des excuses, on crie : Silence! on se rassied.

Berthaud tire sa perruque de derrière son dos, et d’une voix articulée de façon à ce que personne n’en perde un mot :

— Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t’offre ton emblème.

Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre.

Cette fois ce ne fut pas une révolte, mais une révolution ;ce n’était plus assez de proscrire Berthaud comme Aristide, il fellah l’immoler comme les Gracches.

On se précipita sur le théâtre.

Berthaud n’eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais par le trou du souffleur.

Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui.

Le lendemain en venant à son bureau il trouva le préfet plein d’inquiétudes; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier était fou, et comme, a part son enthousiasme romantique, Berthaud était un excellent employé, le préfet était au désespoir.

Or, j’avais retrouvé Berthaud aussi chaud en 1858 qu’il l’était en 1831.

Présenta l’engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le jeudi suivant, il pensa que j’aurais besoin de solitude, et m’offrit la campagne de la Blancarde.

En sortant du théâtre, nous montâmes eu voiture et allâmes à la campagne.

Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu’il y ait au monde, avec des forêts de pins qui, au mois d’août, ne laissent point passer un rayon de soleil, avec des vergers d’amandes qui, au mois de mars, quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent, eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n’ont pas cessé d’être verts.

La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au temps de Florian et de madame de Genlis.

Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui lui était inconnu. Il apportait cet oiseau à son maître.

Berthaud poussa un cri de joie.

— Eh! mon ami, dit-il, c’est pour vous, c’est en votre honneur que cet oiseau s’est fait tuer.

Je pris l’oiseau, je l’examinai, le tournant et le retournant.

— Je ne lui trouve rien d’extraordinaire, lui dis-je ; et à moins que ce ne soit le rara avis de Juvénal, ou le phénix qui vient déguisé en simple particulier pour le carnaval à Marseille.

Berthaud m’interrompit.

— Eh! mon ami, c’est bien mieux que tout cela ; c’est l’oiseau contesté, l’oiseau fabuleux, l’oiseau que l’on vous a accusé d’avoir trouvé dans votre imagination, l’oiseau qui n’existe pas, à ce que prétendent les savants ; c’est un chastre, mon ami ; voilà vingt ans que j’en cherche un pour vous l’envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous.

— Un chastre!

Je vous avoue que moi-même j’étais resté stupéfait; on m’avait tant dit que j’avais inventé le chastre, que j’avais fini par le croire.

Je m’étais dit que j’avais été mystifié par M. Louet, et je m’étais consolé, ayant été depuis mystifié par bien d’autres.

Mais non, l’honnête homme ne m’avait dit que la vérité; peut-être n’avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre; mais il avait pu y aller, puisque, ornotologiquement parlant, la cause première existait.

Je mis le chastre dans une boite faite exprès, au centre de la couronne à feuilles dorées qui m’avait été donnée par le roi Thibault, et je l’expédiai à Paris pour le faire empailler.

Puis je m’occupai de mon installation.

La première chose qui m’était nécessaire était une cuisinière.

Je m’informai à Berthaud.

— Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais…

— Mais quoi ?

— Mais elle a un défaut.

— Lequel ?

— Elle ne sait pas faire la cuisine.

Je jetai un cri de joie.

— Eh! mon ami, lui dis-je, c’est justement ce que je cherche, une cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine ; mais c’est un oiseau bien autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d’être le merle à Plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m’ôte aucunement de ma considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui n’ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces, de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du bouillon dans mes omelettes sans lever les bras au ciel, comme le grand-prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, cher ami, et n’allez pas vous tromper, et m’en amener une qui la sache.

Berthaud partit comme si c’était la veille qu’il eut jeté une perruque au parterre, et revint ramenant au petit trot, derrière lui, une bonne grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur les lèvres, uneétincelle dans les yeux, et un accent ! que près d’elle le capitaine Pamphile parlait le tourangeau.

Elle s’appelait madame Cammel.

Nous nous entendîmes en quelques paroles.

Il fut entendu qu’elle ferait le marché et moi la cuisine.

La seule part qu’elle prendrait à celle préparation chimique serait de gratter les légumes, d’écumer le pot-au-feu et do vider les volailles ; je me chargerais du reste.

Il n’est pas, chers lecteurs, — détournez-vous, belles lectrices qui méprisez les occupations du ménage, et n’écoulez pas, —il n’est pas, chers lecteurs, que vous ne sachiez que j’ai des prétentions à la littérature, mais qu’elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la cuisine.

J’ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis, que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la cuisine, lequel ouvrage sera l’oreiller de ma vieillesse.1

Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Willemot, mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille qui tient aujourd’hui le restaurant de Pascal, de la rue Montorgueil, le successeur de Philippe, l’homme chez lequel on boit le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches et l’on déguste les hollandais les plus fins.

Enfin Roubion et Jenard de Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable bouillabesse aux trois poissons.

Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre de simple théorie.

Ce sera un livre pratique.

Avec mon livre on n’aura pas besoin de savoir la cuisine pour la faire ; au contraire, moins on la saura, mieux on la fera.

Car si poétique que sera l’œuvre, l’exécution sera toute matérielle. Comme en arithmétique, dès que j’aurai indiqué une recette, je donnerai la preuve de son infaillibilité.

Tenez, — exemple, — le premier venu, et bien simple ; vous allez toucher la chose du doigt.

Il s’agit de faire rôtir un poulet.

Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n’a, au fond, inventé que l’omelette aux laitances de carpes, a dit :

— On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.

C’est une maxime, c’est même plus ou moins qu’une maxime, c’est un vers.

Mais au lieu d’une maxime, au lieu d’un vers, il aurait bien mieux l’ait de nous donner une recette.

Courty, autre grand praticien, aujourd’hui retiré, a dit :

— Je préfère le cuisinier qui invente un plat, à l’astronome qui découvre une étoile, car pour ce que nous en faisons, des étoiles, nous en aurons toujours assez.

Revenons à la manière de faire rôtir un poulet.

— Pardieu, c’est bien simple ! me direz-vous, surtout avec nos cuisines économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de beurre, vous glissez le plat dans votre four, et de temps en temps vous arrosez le poulet.

— Pouah ! — Ne causons pas ensemble, s’il vous plaît, ce serait du temps perdu. — Un rôti au four ! c’est bon pour des Esquimaux, des Hottentots et des Arabes.

— Alors, à la broche ! soit à la broche au tourniquet, soit dans une cuisinière, avec une coquille devant.

— C’est déjà mieux ; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c’est l’enfance de l’art que vous pratiquez là.

— L’enfance de l’art !

— Eh oui ! Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet, en le faisant cuire de cette façon ? Quatre. — Deux avec la broche, deux horizontalement, deux verticalement. Eh bien ! c’est trois de trop !

Ah ! vous commencez à réfléchir, n’est-ce pas , chers lecteurs ; vous vous dites : le maître, en somme, pourrait bien avoir raison : plus le poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois tombé dans la lèchefrite, n’est plus bon qu’à faire des épinards, encore pour les susdits épinards la graisse de caille vaut-elle mieux.

Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes ! — Une simple ficelle !

Écoutez bien ceci.

Tout animal a deux orifices, n’est-ce pas? Un supérieur, un inférieur ; c’est incontesté.

Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les deux clavicules, de manière à ce qu’elle pénètre dans les cavités de l’estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à fermer hermétiquement les blessures de la poitrine.

Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice intérieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un morceau de beurre manié de sel et de poivre et, devant un bon feu de bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait tourner son fuseau.

Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un œuf de beurre frais et une tasse à café de crème.

Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble vous arrosez votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez de ce mélange dans l’orifice inférieur.

Vous comprenez bien qu’il n’y a pas même à discuter la supériorité d’une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même trois poulets si vous y tenez, à votre four, et à goûter.

Eh bien! dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j’ose le dire, de cette supériorité.

Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les Gardes-Forestiers étaient faits. — Le jeudi, ils furent lus. — Quinze jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les journaux de Marseille.

Berthaud retrouva, le soir de la représentation, le Premier murmure dans la salle, mais il le fit taire.

»— Par quel moyen ?

— Ah ! quant à cela, je n’en sais rien… par les moyens connus de Berthaud.

Alex. Dumas


1 Lire aussi l’intéressant article que Thierry Savatier consacre à La Gastronomie selon Alexandre Dumas.

28 décembre 2009

« Quand l’histoire s’accélère, c’est fascinant pour un journaliste. »

Classé dans : Actualité, Littérature, Médias, Société — Miklos @ 23:11

« Événement, subst. masc. (…) Fait qui attire l’attention par son caractère exceptionnel. » — Trésor de la langue française.

« Dans la journée d’aujourd’hui il ne s’est rien passé d’extraordinaire ; on a débité plusieurs nouvelles, mais qui toutes se sont trouvées fausses. » — Lettre de Joseph II à Marie Thérèse, le 12 août 1778. In Maria Theresia und Joseph II. Ihre Correspondenz. Wien, 1868.

C’est l’opinion que Daniel Bilalian a exprimée lors d’une émission consacrée par la Chaîne Parlementaire Assemblée nationale à la chute du couple Ceausescu il y a tout juste vingt ans. Il explicitait ainsi son sentiment que lorsqu’il ne se passe rien, ce n’est pas intéressant.

L’événement. C’est la manne des journalistes, ou du moins de ceux des journaux télévisés, des unes des quotidiens, des brèves des agences de presses ; c’est la substance vitale des twitteurs, de wikipediens et de blogueurs. C’est la course à qui sera le premier à rapporter une information, aussi anecdotique soit-elle, aussi invérifiée et parfois carrément fausse (mais alors, la rumeur est lancée et rien ne l’arrêtera plus).

Ces medias sont conçus pour ce type d’information : on hallucinerait de lire sur cinq colonnes à la une Aujourd’hui il ne s’est rien passé d’extraordinaire1, et si certains journaux télévisés tentent de fournir des mini-reportages d’une durée dépassant le format des 30-90 secondes des informations du jour, c’est en seconde partie, quand l’attention du spectateur l’a déjà porté ailleurs.

Il n’y aurait sans doute pas de JT ni de presse s’il n’y avait un public et des lecteurs (ces derniers sont en voie de disparition, d’ailleurs), mais qui est la poule et qui est l’œuf dans cette histoire, ce n’est pas facile à déterminer. L’audimat est le pouls de la concurrence des médias qui font tout pour attirer le spectateur (on se souvient de la pseudo interview de Castro sur TF1 en 1991, lui qui en donnait si rarement !), que ce soit par la forme (celle des présentateurs à la télévision – mignons, brillants –, celle du papier et de la mise en page pour la presse) ou par le contenu (toujours plus à jour, toujours plus percutant, rapide, bref). « On crie avec le lecteur, on cherche à lui plaire quand il faudrait seulement l’éclairer. A vrai dire, on donne toutes les preuves qu’on le méprise et, ce faisant, les journalistes se jugent eux-mêmes plus qu’ils ne jugent leur public […] On veut informer vite au lieu d’informer bien, la vérité n’y gagne pas ».2

Le public, de son côté, surfe ou zappe de façon croissante (le format 30 secondes ou 140 signes est donc parfait pour ce type de consultation), et se laisse attirer par le spectaculaire : c’est un comportement commun, il suffit de voir la foule qui s’agglutine sur la voie publique à la vue d’un accident ou pour contempler un immeuble brûler, tout en empêchant la circulation des secours et en n’intervenant pas pour prévenir, là où ils auraient pu le faire.

Un événement au sens médiatique est nécessairement spectaculaire, « qui frappe la vue, l’imagination par son caractère remarquable, les émotions, les réflexions suscitées » (TLF). Ce qui est un événement pour celui ou ceux qui le vivent ou le subissent, ses acteurs en quelque sorte – malheur ou bonheur, accident, maladie, licenciement, guerre, mort ; amour, naissance, découverte, rencontre, bonne note, repas délicieux… – ne l’est pas pour la collectivité tant qu’il n’a pas été médiatisé. Il n’est donc pas surprenant que l’acteur puisse aussi instrumentaliser les journalistes pour médiatiser « son » événement : comme l’écrit le photojournaliste Olivier Touron, « la présence de la presse assure souvent la publicité et peut-être encourage le passage à l’acte violent d’une partie des manifestants ».

Il faut donc qu’il se passe quelque chose, comme si dans la vie morne et routinière du particulier il ne se passait rien, jamais ou rarement, qui ne soit partagé ou partageable (plus il le sera, plus l’émotion sera légitime et s’en sortira grandie) : rien d’anormal, rien d’extraordinaire, rien qui ne suscite l’émotion, la surprise, la peur, l’admiration, le dégoût, l’envie, l’excitation, sentiments renforcés par la foule de ses témoins. Sourd désespoir pour celui qui ne sait se nourrir que de stimulations externes sans cesse plus fortes et différentes, qui ne peut vivre que dans l’émotif, qui ne sait plus se réjouir à la vue renouvelée du visage d’une personne aimée depuis si longtemps ou d’un paysage immuable et pourtant toujours changeant, qui ne tire pas de plaisir à humer l’odeur enivrante de lilas en fleur, à déguster d’un plat préféré aussi simple soit-il, à la relecture d’un livre aimé qui offre parfois des surprises qu’on ne pouvait percevoir plus tôt, à un voyage autour de sa chambre plutôt qu’autour du monde… Ce ne sont pas que des différences de caractère, ce sont aussi des différences culturelles qui déterminent le rapport de chacun au monde qui l’entoure et qu’il perçoit.

Ces stimulations permanentes ne laissent pas le temps à la réflexion intérieure, au calme. On lit une information dans un journal en ligne, on réagit au quart de tour. Plus on écrira de commentaires, plus on aura le sentiment d’être, soi-même, publié3, et cette perception excite et encourage à renchérir : c’est le moteur de la rumeur et du buzz. On ne sait plus prendre son temps : il se passe tout le temps « quelque chose » d’autre, de nouveau, avec pour effet la disparition du présent. C’est le constat de Jean-Claude Carrière et de Umberto Eco dans leur livre d’entretiens, N’espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset, 2009) :

J.-C.C. : Où est passé le présent ? Le merveilleux moment que nous sommes en train de vivre et que des conspirateurs multiples tentent de nous dérober ? Je reprends contact avec ce moment-là, parfois, dans ma campagne, en écoutant la cloche de l’église donner calmement toutes les heures, une sorte de « la » qui nous rappelle à nous-mêmes. . .

U.E. : La disparition du présent dont vous parlez n’est pas seulement due au fait que les modes, qui duraient autrefois trente ans, durent aujourd’hui trente jours. C’est aussi le problème de l’obsolescence des objets [techniques] dont nous parlons. (…) Ce n’est donc pas un problème de mémoire collective qui se perdrait. Ce serait plutôt pour moi celui de la labilité du présent. Nous ne vivons plus un présent placide, mais nous sommes dans l’effort de nous préparer cons­tamment au futur.

J.-C.C. : Nous nous sommes installés dans le mouvant, le changeant, le renou­velable, l’éphémère (…).

Le jour où John Hancock signait la Déclaration d’indépendance à Philadelphie, le 4 juillet 1776, le roi George III écrivait dans son journal : « Nothing happened today ». Il est vrai qu’il n’était pas abonné à Twitter.


1 Et pourtant ! « Ainsi, tout peut devenir nouvelle si l’information est traitée de façon journalistique. Un chroniqueur judicaire qui a passé une journée entière à la cour de justice et qui, le soir venu, ne sait pas quoi écrire, car il ne s’est rien passé d’intéressant, peut ne rien produire devant l’absence d’information pertinente, ou faire une nouvelle comme celle-ci : “Il ne s’est rien passé à la Cour aujourd’hui”, tout en rappelant que des causes attendent pourtant depuis deux ans avant d’être entendues, que des dizaines de juges ont siégé et que des dizaines d’avocats y sont venus pérorer. Le communicateur d’entreprise peut utiliser la même approche. » — Bernard Dagenais, Le communiqué ou l’art de faire parler de soi. Presses de l’Université Laval, 1997.

2 Albert Camus, Combat, 1944. Cité par Clément Baratier et al. in Les journalistes créent-ils l’événement ?, 2004-2005

3 Et plus l’auteur de l’information aura le sentiment d’avoir fait l’événement par la publication de son texte…

20 décembre 2009

Réchauffement (régional) à Copenhague

Classé dans : Actualité, Environnement, Politique — Miklos @ 13:49

On n’a pas encore pris la mesure des conséquences à court et long terme des résultats des débats qui se sont tenus à Copenhague, dans un contexte très contrasté d’attente de prises de décision universelles destinées à influencer radicalement notre mode de vie d’une part, et de contestation du bien-fondé des prémices même de la démarche, l’influence de l’activité humaine sur l’évolution du climat d’autre part.

La presse internationale n’a donc pas encore remarqué un réchauffement qui s’est tenu dans les coulisses de Copenhague, lieux discrets où les grands de ce monde peuvent se retrouver hors de l’œil inquisiteur de leurs collègues, des caméras et du public, et donc de la nécessité de prises de position officielles et autres effets de manche.

Il n’y donc que la presse israélienne (et un hebdomadaire franco-turc, Zaman France) qui rapporte la rencontre entre les présidents turc et israélien, Abdullah Gül et Shimon Peres. Les deux chefs d’État ont annoncé leur intention de renormaliser les relations entre les deux pays. Gül a affirmé vouloir aider à faire progresser le processus de paix dans la région, et a répondu favorablement à l’invitation de Peres de visiter Israël. Encore faut-il que les premiers ministres de ces deux pays, Recep Tayyip Erdogan, très critique à l’égard d’Israël, et Benjamin Netanyahu, dont on connaît les opinions nationales, voire nationalistes, prennent acte de ces déclarations, afin qu’elles ne restent pas lettre morte.

16 décembre 2009

On the rocks

Classé dans : Littérature, Photographie — Miklos @ 8:09

Whiskey on the rocks

Weep on the rocks of roaring winds, O maid of Inistore! Bend thy fair head over the waves, thou lovelier than the ghost, of the hills, when it moves on the sunbeam, at noon, over the silence of Morven. He is fallen: thy youth is low! pale beneath the sword of Cuthullin! No more shall valor raise thy love to match the blood of kings. Trenar, graceful Trenar died, O maid of Inistore! His gray dogs are howling at home: they see his passing ghost. His bow is in the hall unstrung. No sound is in the hall of his hinds!

Pleure sur les rochers, ô fille d’Inistore ! Fille plus belle que l’esprit des collines, lorsque, sur un rayon du soleil couchant, il traverse les plaines silencieuses de Morven ; — penche ta belle tête sur les flots. Il est tombé, ton doux amant ; il est tombé, pâle et sans vie, sous le glaive de Cuchullin. Son jeune courage ne montrera plus en lui le digne rejeton des rois. Trenar, ton bien-aimé, n’est plus, ô fille d’Inistore! Ses dogues fidèles hurlent dans son palais, en voyant passer son ombre. Son arc est détendu dans sa cabane ; le silence pleure dans ses bois.

James Macpherson: “Fingal: an ancient epic poem” in The poems of Ossian. Boston, 1854.

James Macpherson: « Fingal, poëme en six chants », in Ossian, barde du troisième siècle : poëmes gaëliques. Trad. P. Christian. Paris, 1844.

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