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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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25 mai 2020

Of truly false friends

Classé dans : Langue, Société — Miklos @ 1:45

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“A true friend is a treasure which no power, how formidable soever, can be sufficient to wrest from the happy possessor. […] There can be no real friendship which is not founded upon virtuous principles, nor any acquisition, virtue alone excepted, preferable to a true friend.” (Cicero, Lælius, or, An Essay on Friendship).

A true friend is indeed the rarest of all treasures, he is at one’s side when needed even without being asked to, while false friends, a much more common occurrence (thereby reflecting the usual dichotomy between quality and quantity), often make use of the most uplifting words in order to state their undying friendship yet are sorely missed even when called for as they have more pressing occupations. The cornerstone of friendship isn’t words, as Shakespeare expressed it so well: “Let deeds express / What’s like to be their words” (Coriolanus).

Speaking of words, “false friends”, in linguistics, refer to similarly looking or sounding pair of words in two distinct languages but which have different meanings. This expression was originally coined in French as faux amis, in the title of a book published in 1928 and listing many such misleading similarities (as they abound here too…), qualified as “treasons” in the subtitle of the first edition of the book.

A couple of simple examples are actuellement (meaning “currently”, rather than “actually”) and éventuellement (“possibily”, rather than “eventually”), or librairie (“book store”, rather than “library”). The illustration above is yet another instance, where “He has ideas above his station” was literally translated into French, where “station” means “a stopping place” (like a bus or train station) as in English, but definitely not a person’s social place or position.

In its section about friendship, The Student and Traveler‘s Guide to French Conversation consisting of Familiar Phrases and Dialogues […] (click on image for full title), whose fifth edition was published in London in 1839, contains a few amusing translations which would definitely be a faux pas in today’s French:

  • “A warm friend” is translated as “Un ami chaud”, which means a (sexually) hot friend.

  • “We are on friendly terms” is translated as “Nous vivons en amis” (which means “We live [together] as friends”).

  • “He professes for me a particular friendship” is translated as “Il me témoigne une amitié particulière”, which (as of Peyrefitte’s 1943 novel, Les amitiés particulières), denotes the “love that dare(d) not speak its name”, i.e. love between two men. Besides, one would say “Il me témoigne d’une amitié particulière”

Here is the full section on friendship (the italics in the French section are meant to denote letters which aren’t pronounced, and the little sign connecting two words means that the last consonnant sound of the first one must merge with the first vowel sound of the second one):

And for the sake of completeness, here is the following section (here too, some of the translations might raise an eyebrow, like “Il ennuie à la mort”):

22 mai 2020

Apéro virtuel LI : Michel Piccoli – Futurs antérieurs – Amos Gitai

Classé dans : Arts et beaux-arts — Miklos @ 3:22

Michel Piccoli et Claude Brasseur dans le téléfilm de Marcel Bluwal,
Dom Juan ou le Festin de Pierre (1965). Cliquer pour agrandir.

Mardi 19/5/2020

En conclusion de l’apéro précédent, Michel avait proposé « le(s) futur(s) antérieur(s) » comme thématique pour celui-ci. Or venant d’apprendre la veille (comme tout le monde sauf Sylvie) la disparition de Michel Piccoli, il avait proposé, dans le rappel de la convocation, « à ceux qui le souhaitent d’évoquer (par exemple) leur film préféré avec Michel Piccoli (ou pourquoi vous n’avez aimé aucun de ses films). »

Sylvie n’ayant appris la triste nouvelle que ce matin-là, elle s’est précipitée sur la riche filmographie de Piccoli. et a constaté qu’elle n’avait sans doute jamais vu une grande partie de ses films tournés alors qu’elle vivait en Israël – ce qui est le cas pour Michel (pour lui : de 1964 à 1979 en Israël, puis de 1979 à 1985 aux États-Unis). Elle en a vu ultérieurement, mais pour bien s’en (re)souvenir, il lui faudrait au moins voir les bandes-annonces. Il y en a tout de même trois qui lui reviennent à l’esprit, le fabuleux La Grande Bouffe dont elle se souvient plutôt bien, Une étrange affaire – à moins que ce ne soit La Confusion des sentiments, aussi étranges l’un que l’autre –, et enfin un troisième dont le titre lui échappe ; en en évoquant le souvenir de l’argument, Jean-Philippe l’identifie : c’est Marie Octobre tourné à deux reprises, mais sans Michel Piccoli dans la distribution de l’un ou de l’autre… mais les autres acteurs, notamment Danielle Darieux et Serge Reggiani, y étaient vraiment extraordinaires. De son côté, Michel a dit ne s’être pas vraiment souvenu – avant que de parcourir cette longue filmographie – de titres, mais, par contre, avoir gardé une mémoire très claire de la voix si particulière de Piccoli, quelque peu feutrée tout en étant très bien posée. À la vue des noms de ses nombreux films, il n’était plus sûr d’en avoir vu certains ou d’en avoir tellement entendu parler qu’il avait fini par se les « approprier ». Il n’a pu conclure qu’en utilisant le futur antérieur : « Comme ce soir la télévision va en rediffuser, ce n’est qu’après que j’en aurai vus que je pourrai peut-être me ressouvenir de ce que j’avais vu en son temps. »

Françoise (P.) a commencé, elle aussi, avec le futur antérieur : « Il aura pu nous faire sourire, rire ou pleurer ; il sera parti forcément trop tôt, comme tous ceux que l’on aime : et quand nous aurons fini de partager sa biblio­graphie, nous ferons la liste de ses inter­ventions et rencontres théâ­trales. », rajoutant qu’avant tout il avait eu une carrière théâtrale extraordinaire : Jouvet, Dullin, Vilar… Quant à ses films, dont elle en a vu beaucoup – Le Mépris (avec Brigitte Bardot), La Voleuse (avec Romy Schneider), l’extraordinaire Belle de jour (avec Catherine Deneuve), Les Choses de la vie (derechef Schneider), Max et les Ferrailleurs (toujours Schneider), Mado, La Passante du Sans-Souci (immense film !), Habemus papam –, pour Piccoli comme pour Noiret, elle a aussi été frappée par leurs voix. Et quels sont les monstres sacrés encore vivants ? Delon, Belmondo, Bardot (à propos de laquelle Michel opine qu’elle est effectivement un sacré monstre), Deneuve, Depardieu et Michel Bouquet… Jean-Philippe trouve que Piccoli était plus étonnant et inattendu que tous les autres – Françoise interjetant qu’aussi d’un niveau intellectuel différent – et qui n’a pas fait de concessions. Françoise a dit ne pas être fana de La Grande Bouffe, à quoi Jean-Philippe interjette qu’il faut absolument voir ce film : et en plus, c’est une métaphore du confinement et de ce que nous venons tous de vivre, c’est une critique de la société de consom­mation, de l’absur­dité de la vie, jouée par de grands acteurs dont les person­nages qu’ils incarnent portent leurs (vrais) prénoms : Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi, Michel Piccoli et Philippe Noiret. À quoi se rajoute une musique foraine, répétitive, lancinante.

Jean-Philippe a continué en déve­loppant ses goûts concernant les films avec Piccoli en décrivant briè­vement leurs intrigues respectives, tout en précisant qu’il est assez d’accord avec ceux qui avaient été mentionnés (y compris pour Marie Octobre même si Piccoli n’y figure pas). Il y rajoute d’abord ceux de Buñuel : Belle de jour et Le Charme discret de la bourgeoisie (film quasi inter­médiaire entre Belle de jour et La Grande Bouffe), puis Les Choses de la vie (où Romy Schneider est abso­lument extra­or­dinaire) ; voire des films plus anciens, à l’instar des Demoiselles de Rochefort (où il joue un petit rôle de marchand d’instruments de musique dans une boutique tout à fait extra­or­dinaire), Le Mépris (tourné dans l’extraordinaire Villa Malaparte à Capri, cf. ci-contre). Parmi les plus récents : Vous n’avez encore rien vu, (extraordinaire métaphore sur le théâtre et le cinéma dans lequel il joue le rôle d’un vieillard quelque peu sénile dont le fils est joué par Pierre Arditti, et qui renvoie à de nombreuses scènes du théâtre de Shakespeare et de Molière) et Habemus papam. Parmi les curiosités, Milou en mai (où les bourgeois fuient Paris vers le Gers en mail 68), le téléfilm Dom Juan ou le Festin de Pierre (où il est l’incarnation de Don Juan) ou encore Le Roi Lear (qu’il a joué à l’Odéon et qui a été capté sur film), La Nuit de Varennes (où il tient le rôle de Louis XVI), Vincent, François, Paul et les autres, Sept morts sur ordonnance (que Sylvie a trouvé extraordinaire, où Depardieu et Piccoli jouent deux personnages hors normes)… ; et parmi les films de Michel Deville, Péril en la demeure

À propos de futur(s) antérieur(s), Michel lit des extraits de la présentation d’une exposition (texte que l’on retrouvera ci-dessous, écrit en grande partie par la grande spécialiste de la langue et de la littérature yiddish, Rachel Ertel), intitulée Futur antérieur. L’avant-garde et le livre yiddish (1914-1939), qui s’était tenue au musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris en 2009, et qui « permet de réfuter l’image folkloriste qui colle à la littérature et à l’art du Région du centre de l’Europe, à cheval sur la Pologne, la Lituanie, l’Ukraine, la Roumanie et la Hongrie, peuplé de plus de onze millions de juifs et dont le vernaculaire était la langue yiddish (elle-même dérivée du haut-allemand et y intégrant des éléments slaves et hébraïques).yiddishland, en révélant leur inscription dans les mouvements moder­nistes qui naissent à la fin du XIXe et au début du XXe siècles ». Et l’on rajoutera : mouvements aussi révolutionnaires. Ainsi, par exemple, les tableaux de Chagall représentent bien ce petit monde « folkloriste », mais non pas de façon traditionnelle, loin de là. Cette période n’a pas duré : le coup de bambou du communisme a réimposé un art tout à fait traditionnel et s’est opposé de façon virulente au modernisme. Jean-Philippe a alors demandé si l’on pouvait rattacher le mouvement Bauhaus, révolutionnaire à certains égards, à celui dont venait de parler Michel, qui a répondu que le Bauhaus concernait surtout l’architecture (dont on trouve de beaux restes à Tel-Aviv) et était rattaché à une certaine bourgeoisie allemande, plutôt que la littérature ou la peinture yiddish qui émergeait (si l’on peut dire) du peuple (juif).

À ce propos, Sylvie mentionne que le père du cinéaste israélien Amos Gitaï (qui réside à Haïfa et à Paris) était un architecte du Bauhaus [plus précisément : il n’y a effectué que deux semestres et n’y a jamais fini ses études] et a conçu de nombreux bâtiments en Israël. Jean-Philippe dit que c’est grâce à Amos Gitaï qu’il est parti en janvier en Israël, du fait de son récent (2019) film Un Tramway à Jérusalem : quand il avait visité Jérusalem une quinzaine d’années auparavant, il n’y avait pas de tramway… et il lui fallait le voir et l’y prendre tous les jours. Michel n’a pas supporté le film, dans cette sorte d’équilibre trop simpliste entre les personnages. À propos d’un des anciens films de Gitai, Sylvie mentionne Wadi (1981) – mot arabe qui a donné l’équivalent français oued, dénotant le lit asséché d’un cours d’eau désertique – tourné dans le quartier de Haïfa appelé Wadi Rushmia, où vivent (ou vivaient) en cohabitation précaire des immigrants juifs d’Europe de l’Est rescapés de la Shoah et des Arabes chassés de leurs domicile par les guerres israélo-arabes. Françoise a alors lu une liste de réalisateurs de cinéma israéliens qu’elle venait de trouver dans Wikipedia [liste notoirement lacunaire, il y manque par exemple Nurith Aviv], étonnée par leur grand nombre.

Sur ce, après avoir levé le coude, on leva la séance.

Exposition Futur antérieur
Extraits de la brochure de l’exposition

L’exposition Futur antérieur. L’avant-garde et le livre yiddish (1914-1939) qui s’est tenue au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (M.A.H.J.) à Paris, du 11 février au 17 mai 2009, fut une révé­lation à bien des égards. Elle permit de réfuter l’image folkloriste qui colle à la littérature et à l’art du yiddishland, en révélant leur inscription dans les mouvements modernistes qui naissent à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La directrice du musée Laurence Sigal, les commissaires Nathalie Hazan-Brunet et Hillel Kazovsky ont fait de l’exposition et du catalogue un événement unique et marquant. Sur les murs blancs et nus du musée, aménagés ainsi pour la circonstance [cf. ci-contre], s’est déployée une surprenante polyphonie de lettres, de textes, de formes insoupçonnées et de couleurs souvent éblouissantes.

Les modernistes yiddish, appelés « Le Printemps des jeunes », constituent un mouvement international en soi puisqu’il éclot et se développe dans toute l’Europe et aux États-Unis, entre 1905 et 1930 environ. Trois paradoxes et difficultés spécifiques marquent l’éclosion de ce mouvement. Il naît au moment où les classiques yiddish sont encore en pleine activité dans une société demeurée plus traditionnelle, ce qui suppose un besoin de rupture, d’aspiration à un ailleurs, temporel et géographique, conduisant la plupart des artistes juifs à l’exode dans diverses capitales du monde.

Par ailleurs, la Première Guerre mondiale a ramené vers la Russie les innovations occidentales véhiculées par des écrivains et des artistes russes et yiddish de Berlin, de Munich et de Paris (Montparnasse étant l’épicentre de cette explosion). La révolution russe de 1917 enthou­siasme et décuple les énergies de ces créateurs. Si à l’Ouest les sources d’inspiration sont à la fois urbaine et industrielle, à l’Est, même si les avant-gardes sont fondées dans les villes, leurs origines se veulent rurales et folkloriques.

C’est dans ces conditions que se crée à Saint-Pétersbourg en 1908 la Société d’histoire et d’ethnographie juive avec à sa tête S. An-ski. Une mission ethnologique s’organise, chargée de recueillir de 1912 à 1914 les traditions issues de [a zone de résidence obligatoire en Ukraine, Podolie et Volhynie. Des écrivains et ethnologues recueillirent contes, légendes, proverbes, chansons et objets artisanaux, tandis que des artistes comme Solomon Youdovine, Altman, Ryback, El Lissitzky relèvent peintures et motifs décoratifs dans [es synagogues et les cimetières. S’inspirant de ces motifs funéraires et synagogaux, la lettre hébraïque devient le premier support esthétique des modernismes yiddish, auquel s’ajoutent les représentations végétales et animales. Le peintre majeur de ce premier mouvement d’avant-garde issu de l’expédition ethnologique est El Lissitzky avec notamment sa création picturale de Had Gadya, ses illustrations pour Yingl-Tsingl Khvat (Filourdi le Dégourdi) de Mani Leib, et ses illustrations de contes pour enfants et d’œuvres des écrivains et poètes les plus connus, car il espère ainsi assurer l’avenir de cette culture. Parmi les très nombreux autres peintres qui s’attachèrent à cette tâche (Marc Chagall, Sarah Shor, Altman, etc.), on trouve également Ryback avec ln vald et Foïglen, sur des textes du poète avant-gardiste Leib Kvitko. L’emprise de cette expédition se perçoit avec le plus d’éclat dans la comparaison entre les représentations respectives de la synagogue de Mogilev par Ryback et de celle de Vitebsk par El Lissitzky.

« Nous étions une bande d’écoliers du heder, déjà détachée de l’étude talmudique depuis toute une génération, mais nourrie au ferment de l’analyse. Nous venions tout juste de prendre en main le crayon et le pinceau, nous nous sommes aussitôt mis à “anatomiser”, non seulement la nature autour de nous, mais aussi nous-mêmes. Qui étions-nous ? Quelle place tenions-nous dans le concert des nations ? Quelle était notre culture ? Et quel devait être notre art ? Tout cela s’est joué dans quelques bourgades de Lituanie, de Biélorussie, d’Ukraine… » — El Lissitzky, 1923.

Dans ce texte intitulé Mémoires de la synagogue de Mogilev, Lissitzky revient sur cette période très brève, mais intense et fondatrice, au cours de laquelle de jeunes artistes juifs – toute une génération – se lancèrent avec ardeur dans une entreprise où soufflait l’esprit de la révolution : élaborer une expression artistique spécifiquement juive, qui puisse concilier la tradition à laquelle ils retournaient avec la modernité dans laquelle ils s’engageaient.

« Nous avons tout à coup découvert la magie de la yiddishkeit, nous avons été entraînés par le grand mouvement d’émancipation spirituelle, par la résurrection de notre conscience nationale, par le combat des masses ouvrières juives pour la justice sociale. Nous, artistes juifs semi-assimilés, sommes retournés vers le peuple. C’était, pour ainsi dire, une contre-émancipation… » — Henryk Berlewi, 1955

11 mai 2020

Apéro virtuel L : cinquantième – heureux hasards – Brassens – Borges

Classé dans : Arts et beaux-arts — Miklos @ 17:47

Le mot « cinquante » dans plus de 80 langues. Cliquer pour aggrandir.

Dimanche 10/5/2020

Sylvie ayant commencé à tenter de déchiffrer l’affiche en arrière-plan chez Michel (et visible ci-dessus), ce dernier en a expliqué le sens : il s’agit du mot « cinquante » dans plus de 80 langues différentes – respectant ainsi la diversité mondiale des cultures défendues par l’Unesco, comme Jean-Philippe nous en avait parlé la veille –, la raison en étant que – comme on peut le voir dans le titre de ce compte-rendu, l’apéro de ce soir est le 50e de la série. Jean-Philippe ayant proposé de boire à la santé de ce cinquantième anniversaire, Michel a commenté qu’après qu’il ait inventé un terme pour célébrer mois après moi un événement – « moisi­versaire » – il faudrait parler ici peut-être d’un quoti­versaire ? [En rédigeant ce compte-rendu, on a constaté que le mot avait déjà été utilisé au moins depuis 2007 ! Comme quoi, rien de neuf sous le soleil. On aura aussi remarqué que ce cinquantième tombe bien à propos entre Pâques et Pentecôte – ainsi que la Pâque juive et Chavouot –, séparées de 50 jours...]

Françoise (C.) ayant demandé à Michel des nouvelles de l’Ircam, elle a évoqué des œuvres de Pierre Boulez, telles que Notations ou Répons qu’on ne pouvait écouter que dirigées par lui, en live. Ce qui n’a rien à voir avec l’écoute sur casque, même avec la spatialisation, a rajouté Michel : la perception visuelle de l’espace qui complète celle auditive, est aussi nécessaire. Est-ce que les casques de réalité virtuelle la fourniront avec la même qualité ? On se le demande. Rien ne remplacera la musique vivante, dit alors Françoise. Rien ne remplacera le livre, ni rien ne remplacera la personne (même pas Zoom), a rajouté Michel.

À propos de musique, Françoise (P.) a alors raconté que la projection de La Traviata hier sur France 5 l’avait rendue folle de rage – Françoise (C.) interjetant qu’elle l’avait énervée et elle avait donc coupé – du fait de la mise en scène : publicités pour maquillage, Violetta fumant devant un kebab puis trayant une vache, les personnages regardaient le cours de la Bourse passant à l’écran, un bandeau d’informations à propos du mariage du fils du prince saoudien, Violetta mourrait en étant débout et en chantant « Je ne peux même plus me lever. »… Quant à Sylvie, elle avait commencé à regarder Le Barbier de Séville avec une mise en scène moderne, si décalée  et énervante qu’elle ne l’a pas regardée jusqu’à la fin.

Sur ces entrefaites, François s’étant joint à l’apéro, Michel a commencé sa présentation, qui concernait le thème proposé, celui du (ou des) heureux hasard(s). Tout d’abord, une référence aux faux amis : fortuitous (en anglais) et fortuit (en français), le premier signifiant « heureux hasard », le second « hasard »… Puis, quelques heureux hasards dans sa vie :

  • premièrement, sa rencontre sur la messa­gerie Moustik de Libé avec François (début 1987) ; il y portait le pseu­do­nyme de « Cioran » que Michel avait conf­ondu avec Ossian, barde gaélique du IIIe siècle qui influ­ença direc­tement ou non Goethe (Les Souffrances du jeune Werther), Mendelssohn (La Grotte de Fingal), Wagner, Massenet (Werther) et bien d’autres.

  • Les Songs for the Ten Voices of the Two Prophets de Terry Riley, un 33T que Michel avait acheté (lors de ses études à Cornell dans les années 1980) rien qu’à cause du titre qu’il trouvait si poétique : des prophètes parlant à plu­sieurs voix. Autre confusion : il s’est avéré (bien plus tard) que les prophètes en question sont deux synthétiseurs dont le nom de modèle à cinq voix s’appelle Prophet. Mais l’album lui-même ? Une merveille que Michel ne se lasse pas d’écouter (de temps à autre) encore près de 40 ans plus tard, et notamment « Embroidery », chanté par Riley dans le style de raga indienne, en s’accompagnant de deux Prophets (et donc à dix voix…) produisant une mélodie qui évoque « une atmosphère de rêve éveillé, peut-être celle d’un fumeur d’opium (je n’ai jamais essayé) entouré de volutes de forme changeante comme les nuages dans le ciel », comme il l’avait déjà relaté en 2005, après avoir eu la chance d’assister à un récital qu’avait donné Terry Riley cette année-là à la maison de la poésie, dans sa rue.

  • Too Many Songs by Tom Lehrer with not Enough Drawings by Ronald Searle avait attiré son œil à cause de l’illus­tration de couverture : il avait reconnu le trait et le style si carac­té­ristiques de l’auteur – le fameux Ronald Searle, dont il connaissait certains dessins (notamment parus chez Punch) – avant même que d’en voir le nom écrit au-dessus. C’est en y déchiffrant les partitions qu’il découvrit ce chansonnier qu’est Tom Lehrer – il n’y a pas de chansonniers aux US, mais lui en est un, et qui plus est… professeur de mathématiques à Harvard (retraité depuis un bon moment) : critique sociale et politique, humour/ironie fins et cultivés, musicalité évidente (c’est lui qui a écrit les paroles, composé la musique, et chante en s’accompagnant au piano). Là aussi, Michel éprouve un plaisir toujours renouvelé à l’écouter.

  • Puer aeternus de Marie-Louise von Franz, qu’il choisit rien qu’à cause de son titre évocateur, pour découvrir ensuite que l’auteure, psychanalyste, avait été l’assistante de Karl Jung, et analyse dans la première partie de son ouvrage, sous-titre A psychological study of the adult struggle with the paradise of childhood, des personnages mythiques ou littéraires – Don Juan, le Petit prince… –, aériens, charmeurs, atta­chants, mais qui, eux, ne peuvent s’attacher et volent – méta­pho­ri­quement ou physi­quement – d’une conquête à l’autre pour l’aban­donner une fois conquise, évitant la réalité et la maté­rialité, inca­pables qu’ils sont de devenir affec­ti­vement adultes (phéno­mène connu aussi sous le nom de « syndrome de Peter Pan »). Après cette lecture, il vit d’un autre œil Le Petit prince qu’il avait tant aimé auparavant…

  • La pièce de théâtre Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès, fut choisie pour la même « raison », ce qu’évoquait le titre. Lue dans l’avion qui le ramenait de Paris aux US (où il étudiait), elle fut le sujet de longues lettres (papier, on était encore dans les années 1980) que Michel écrivit à des proches sur ce dialogue fascinant dans une langue si particulière, de la « négociation » de la relation de l’un à l’autre. Plus tard, il la vit sur scènes 4 fois (deux fois aux Aman­diers de Nanterre, puisà la Manu­facture des œuillets, au Théâtre des Abbesses), avec (entre autres) Patrice Chéreau et Pascal Greggory. [On pourra écouter (et voir) ici un entretien avec Chéreau à propos de sa rencontre avec Koltès.]

  • Et enfin, un (petit) mystère : une collection d’essais Under the Sign of Saturn de Susan Sontag. En préparant l’intervention de ce soir, Michel était persuadé que ce qui l’avait frappé, quand il avait aperçu le livre, c’était l’illus­tration de sa couverture, Melencholia de Dürer. Mais lorsqu’il retrouve le volume, il constate qu’elle n’a aucun rapport… Serait-ce donc le titre ? Quoi qu’il en soit, la lecture des textes l’a frappée par leur clarté malgré leur complexité –, sorte de synthèse entre l’intel­lectuel français (pour sa pensée, mais non pour son expression) et américain (pour son expression directe). Quelques années plus tard, Michel reproduira sur un de ses sites Web Fascinating Fascism, un des essais de cet ouvrage, avec l’autorisation de Susan Sontag.

Jean-Philippe a alors demandé à Michel s’il mettrait le coronavirus dans cette liste des heureux hasards, du fait qu’il « nous permette de nous rencontrer depuis cinquante jours tous les soirs à 19 heures », ce à quoi il a répondu qu’il considérait cela plutôt comme une « circonstance »… Françoise (C.) a raconté avoir vu Chéreau à Salzbourg dans La Solitude des champs de coton, ce qu’elle avait trouvé extraordinaire.

Sylvie s’est concentrée sur les syno­nymes de « hasard heureux », du plus court – Pif (avoir du nez).en trois lettres – au plus long, en onze lettres (Serendipité.mais est-ce du français ?), qu’elle a illustré en montrant Isaac Newton trouvant le principe de la gravi­tation alors qu’il ne cherchait qu’à se faire une bonne tarte aux pommes. Françoise (P.) a rappelé à cette occasion la chance que les sœurs Tatin ont eue en renversant malencontreusement leur tarte, sur quoi Jean-Philippe a rajouté que nombre de recettes de cuisine sont découvertes par séren­di­pité. Michel a alors précisé qu’il arrive parfois qu’on soit dépité du résultat.

Un heureux hasard, nous rappelle – et nous chante – Françoise (P.), est celui de la chanson L’orage de Georges Brassens :

Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps
Le beau temps me dégoûte et m’fait grincer les dents
Le bel azur me met en rage
Car le plus grand amour qui m’fut donné sur terre
Je l’dois au mauvais temps, je l’dois à Jupiter
Il me tomba d’un ciel d’orage [...]

Françoise (C.) nous signale la récente diffusion de docu­mentaires sur Brassens sur Arte. [À l’écriture de ce compte-rendu, on n’en a trouvé qu’un seul – Brassens, une vie de lettres court (5 minutes environ), diffusé il y a trois semaines, et qui porte en plus le sigle de France 3 ; par contre, sur le site de cette dernière, Brassens par Brassens d’une durée de 1h50, et disponible jusqu’au 17 mai, à propos duquel on pourra aussi lire un article (sur France TV) qui présente ce docu­mentaire.]

Quant à François, il se trouvait à proximité de la colonne Vendôme. Il nous montre une découverte qu’il venait de faire : chaque réverbère porte, vers le haut, le numéro de la maison devant laquelle il est installé, et, à hauteur d’homme, une ou plusieurs plaques, indiquant le numéro de l’arrondissement en chiffres romains, suivi d’un numéro en chiffres arabes, le nombre de plaques correspondant au nombre de luminaires sur ce réverbère, ce qui doit permettre de signaler facilement un éclairage défectueux. Ce principe n’est pas récent, comme on peut le lire ici. Sur l’une des faces de la partie inférieure se trouve une petite porte, servant, selon François, aux « vendeurs à la sauvette pour cacher la marchandise »… Arrivé place Vendôme, il n’a pu nous montrer l’étalon métrique qui y est apposé, du fait d’échafaudages dans cette partie de la place.

Jean-Philippe nous a alors parlé du Livre de sable de Borges, nouvelle qui a donné son nom à l’ouvrage qui la comprend avec d’autres nouvelles, livre qui n’a ni début, ni fin, et dans lequel on ne peut jamais retrouver une page qu’on aurait lue, même en ayant bien marqué sa place dans le volume. Son acheteur, frustré par cette infini, cherche à s’en débarrasser. Devinez où ! [On pourra entendre ici cette nouvelle, lue par le comédien Anthony Dubois et illustrée de 49 peintures et dessins, « œuvre collective éphémère »] Dans la brève discussion qui a suivi, Jean-Philippe a comparé ce livre avec la tablette, alors que Michel y voit plutôt dans ce livre l’ensemble de tous les livres (papier).

Sur ce, après avoir levé le coude, on leva la séance.

Edgar Degas : Baisser de rideau. Cliquer pour aggrandir.

10 mai 2020

Apéro virtuel XLIX : livres à lire et livres inexistants ; mémoires de l’humanité et mémoires d’ordinateurs

Classé dans : Arts et beaux-arts, Sciences, techniques — Miklos @ 3:25

Au centre : Mnémosyne (ou Lampe de la mémoire) de Dante Gabriel Rossetti (1828-1882), Delaware Art Museum. Arrière-plan : Sarcophage des Muses (première moitié du IIe s.), musée du Louvre.

Samedi 9/5/2020

Jean-Philippe a commencé par tenter d’identifier les composantes de l’arrière-plan de Michel (cf. l’image en exergue) : au centre un tableau préraphaélite (mais pas de Burne-Jones), en arrière-plan les neuf muses. Il s’est bien demandé si Mnémosyne se trouvait parmi elles, à quoi Michel a répondu qu’elle n’était pas une muse, mais une déesse. Tout s’éclaircira quand il abordera le sujet qu’il avait préparé.

Avant que de le faire, Michel a demandé à Jean-Philippe si les livres qu’il avait présentés la veille – chacun d’eux consistant en des listes de livres qu’il fallait avoir lu – offraient une repré­sentativité équi­table des cultures du monde, à quoi sa réponse fut que ce n’était pas vraiment le cas ; vu les périodes auxquelles ces choix avaient été effectués, ils concer­naient surtout la production écrite occidentale, à l’exception peut-être de celui de Boxall. du fait qu’il provient du monde anglo-saxon, qui est plus respectueux des œuvres d’expression non-occidentale. Il rajoute alors que l’Unesco, conscient de ce problème, a financé des projets similaires concernant les points de vue asiatique ou africain, mais auss ceux de nations minoritaires (à l’instar des Inuits) ; on peut trouver ces ouvrages à la bibliothèque de l’Unesco, que Jean-Philippe fréquente de temps en temps. [On signalera que l’Unesco a décidé de rendre accessible à tous et cela gratuitement sa bibliothèque numérique mondiale, comme le rapporte un article récent.] L’Unesco a aussi publié une Histoire de l’humanité, offrant aux lecteurs un vaste éventail des différentes cultures du monde et de leurs développements distinct, accordant à toutes les philosophies leur place légitime ; aucune civilisation ou période particulière n’est proposée comme modèle pour d’autres. Enfin, Jean-Philippe mentionne la gestion des listes du patrimoine culturel immatériel par l’Unesco (ce qui est connu de Michel qui travaille comme bénévole dans un projet visant à y faire inscrire le Pourim shpil).

Toujours à propos des livres proposant de choix de livres à lire, Michel mentionne La bibliothèque du XXIe siècle par l’écrivain polonais Stanislas Lem, publié au XXe siècle, et pour cause : s’il y propose des critiques de livres et de leurs auteurs… ce sont des livres et des auteurs inexistants. N’ayant pu retrouver son exemplaire de cet ouvrage (pourtant il existe bien, lui), Michel a montré un autre ouvrage dans cette veine, le Dictionnaire des mots inexistants d’Aristote et Nicos Nicolaïdis.

À propos de la création de néologismes, Françoise (B.) mentionne qu’il y a des modes pour les suffixes. à l’instar de -terie (exemple : déchetterie ; liste complète ici). Au sujet de livres inexistants, Françoise révèle que les éditeurs – métier dont elle fait partie – rajoutent toujours dans les bibliographies savantes une fausse référence, un ouvrage inexistant, qu’ils inventent ainsi. De là, la discussion a évoqué certaines des fautes de français, écrites et orales, communes, et leur éventuelle entrée ultérieure dans les dictionnaires (comme évènement pour événement). C’est aussi de cette façon que les langues vivent leur vie…

Michel a finalement expliqué le sens de son arrière-plan : s’agissant de Mnémosyne, déesse de la mémoire, et de ses filles, les neuf muses. il allait parler mémoire… d’ordinateur, la finalité étant de faire comprendre pourquoi sa bibliothèque personnelle ne tiendrait pas sur une clé USB, contrairement à ce qu’avait affirmé Sylvie la veille pour l’ensemble des bibliothèques des présents à l’apéro.

Il a commencé par expliquer les unités de mesure (bit, octet, kilooctet, méga­octet, giga­octet, téraoctet), puis a expliqué la différence dans l’espace requis pour stocker dans l’ordinateur un livre numé­rique et un livre numé­risé : ce dernier nécessite beaucoup plus d’espace, car ce qui est enregistré consiste essentiellement en des images de chaque page, plutôt qu’uniquement du texte avec quelques infor­mations de mise en page. Ainsi, il estime que sa biblio­thèque personnelle pourrait néces­siter jusqu’à 4 téra­octets, ce qui dépasse largement la capa­cité d’une clé USB actuelle. Il a fini en décrivant briè­vement les mémoires utilisées par les ordi­nateurs – mémoire vive, disque dur et SSD, mémoire externe – leurs finalités, leurs capa­cités et rapi­dité d’accès.

À une question de Françoise (C.) concernant le fait de vider la corbeille, Michel a expliqué d’abord que le fait de mettre un fichier dans la corbeille ne l’effaçait pas du disque, mais le rendait uniquement invisible à l’écran ; si on vide la corbeille, tous les fichiers qui s’y trouvent seront en effet effacé du disque (dur ou SSD), y libérant de la place. En prenant l’analogie d’une étagère de bibliothèque d’où on aurait retiré plusieurs livres ici et là, si l’on veut maintenant y rajouter un livre plus gros qui ne pourrait entrer dans chacun des espaces qui se sont libérés, il faut repousser les livres présents les uns vers les autres, et ainsi « réunir » tous les espaces vides. Pour le cas du disque dur, ceci s’appelle défragmentation.

Enfin, Michel a expliqué ce en quoi consiste la compression d’un fichier – avec ou sans perte d’information – opération destinée à réduire la place qu’il occupe sur le disque, mais puisse toujours être utilisé. La discussion a ensuite concerné la sécurisation de fichiers – à l’aide de mots de passe – et le fait que tout logiciel a des défauts (« bugs »), vu sa complexité. On a terminé en évoquant le fameux bug de l’an 2000, réel ou imaginaire.

Sur ce, après avoir levé le coude, on leva la séance.

9 mai 2020

Apéro virtuel XLVIII : de bibliothecae physiques et numériques

Classé dans : Livre — Miklos @ 2:55

Bibliotheca Alexandrina (photo : Françoise C.)

Vendredi 8/5/2020

Françoise (C.) a ouvert la réunion en nous montrant des photos du spectaculaire bâtiment de l’actuelle bibliothèque d’Alexandrie (appelée Bibliotheca Alexandrina) – où elle accompagnait un groupe – après avoir lu une brève histoire de l’ancienne et fameuse bibliothèque qui s’y trouvait, construite en 288 av. J.-C., et qui contenait 200.000-300.000 volumes, et détruite probablement du temps de Jules César. L’actuelle bibliothèque a été inaugurée en 2002 et a une capacité de 8 millions d’ouvrages. Son architecture est fort originale : la bâtiment est un quasi cylindre, son toit est un disque incliné, l’unique salle de lecture couvrant 70.000 m² sur 11 niveaux en cascade, etc. De là, la conversation a glissé sur la bibliothèque François-Mitterrand, que Michel et Sylvie trouvent froide.

Michel a embrayé sur un survol des bibliothèques anciennes et toujours existantes (à l’instar de la bibliothèque marocaine al-Quaraouiyine, fondée en 859, de l’Archivum Secretum du Vatican, 1612 (qui a changé de nom sous le pape François) ou de la Bibliothèque Mazarine, 1643), puis sur les bibliothèques disparues (la plus ancienne étant sans doute celle d’Ebla en Syrie, datant de la seconde moitié du troisième millénaire avant notre ère ; celle d’Alexandrie dont venait de parler Françoise ou celle de Pergame, fondée au début du 2e s. avant notre ère). Concernant les bibliothèques du futur, il n’y a pas de limite à l’imagination : Michel a cité un passage du roman L’An 2440 de Sébastien Mercier (1740-1814), où le voyageur en l’an 2440 constate que la bibliothèque du Roi est réduite à une armoire avec quelques livres. Pourquoi si peu ? Parce que dans le passé (donc du temps de l’auteur…), « on écrivait, puis on pensait ». Donc inutile de garder de tels ouvrages… Il a poursuivi avec sa propre projection sur le livre du futur, puis sur la description de la bibliothèque-univers de Borges (in La bibliothèque de Babel) qui se trouve en exergue d’un fameux discours d’Umberto Eco, De Bibliotheca, qu’il a donné en 1981. Il a conclu par une auto-citation datant de 1999 : « La confusion du lieu et du temps, causée par leur apparente abolition par des réseaux parfois quasi instantanés, semble avoir de curieux effets… que, pour ma part – est-ce que je dramatise? – je trouve assez dangereux, à long terme. Le virtuel n’est pas le réel, nous ne sommes pas des cyborgs, et le titre d’un livre n’est pas le livre. Si l’on peut trouver de tout sur l’Internet, on ne peut certainement pas y trouver tout. » (source). Dans la discussion qui a suivi,

Françoise (B.) a dit qu’en rangeant sa bibliothèque, elle a constaté que les livres imprimés dans les années 1960 l’avaient été dans une police bien plus petite qu’actuellement. Michel a émis l’hypothèse que ce serait dû au fait que, de nos jours, on saisit, met en page et corrige les livres sur écran, et qu’une police plus grande permet de mieux voir l’ensemble de la page et y distinguer le texte, ce que Françoise réfute catégoriquement. Puis elle a évoqué un lieu qu’elle avait fréquentée adolescente à Orléans, et qu’elle aimait beaucoup : la bibliothèque Dupanloup (située alors dans l’Hôtel éponyme) : quand on entrait dans la salle de lecture, le parquet craquait et l’on percevait l’odeur de la cire des immenses tables de lecture en chêne. Une table était consacrée à toutes les nouveautés, et c’est ainsi qu’elle a découvert la littérature contemporaine – Beckett, Robbe-Grillet, etc. Elle a compris bien plus la raison de ce choix : c’était Georges Bataille qui avait été conservateur en chef de la bibliothèque à cette époque. Sylvie a alors raconté que la bibliothèque municipale de La Rochelle, où elle avait grandi, était aussi installée dans un ancien hôtel particulier [il doit s’agir du bâtiment actuel qui héberge le musée des Beaux-Arts de la ville], et se caractérisait aussi par un parquet qui craquait, des grandes tables en chêne, un silence absolu dans la salle de lecture… mais pas de table pour les nouveautés. Les bibliothécaires étaient vêtues d’une grande blouse bleue et étaient particulièrement revêches…

Sylvie s’est alors concentré sur un objet du présent : la clé USB (cf. ci-contre), inventée par une entreprise israélienne en 1999, qui peut stocker de nos jours un nombre impressionnant de livres (ou tout autre document) nativement numériques ou numérisés et qui se connecte à un ordinateur (voire à d’autres types d’appareils). Lui ont précédés d’autres supports informatiques : bandes magnétiques, disques magnétiques, disquettes (de formats variables), CD-Rom… Parmi ses grandes qualités est d’être assez peu vulnérable (ce que conteste Michel, cf. cet article par exemple) et d’avoir des capacités de mémoire très importantes (pour les plus récentes, jusqu’à 2 téraoctets). Françoise (C.) remarque que l’on peut encore de nos jours lire des tablettes d’Ebla (que Michel avait mentionnées plus tôt), mais est-ce que dans 2000 ans les clés USB seront-elles encore lisibles ? Michel explique que la durée de vie des « supports », que ce soit les composantes de clés USB ou d’ordinateur (ou de tout autre matériel informatique et péri-informatique) est très limitée : n’arrive-t-il pas qu’un CD (audio) ne devienne plus lisible après un certain temps ? En outre, les principes de codage de l’information elle-même évoluent : n’arrive-t-il pas qu’on ne puisse lire un « vieux fichier » sur son ordinateur actuel – non pas parce que le fichier serait abîmé, mais du fait que l’ordinateur ne reconnaît plus son format ? Pour ces raisons, l’entretien d’un document numérique dans la durée nécessite un investissement permanent, bien plus que ne coûte la conservation d’un « livre papier ».

Faisant écho aux souvenirs de jeunesse de Françoise (B.) et de Sylvie, Jean-Philippe a d’abord raconté qu’alors qu’il grandissait à Villeneuve-sur-Lot, il a été ébahi par l’ouverture de la toute nouvelle bibliothèque alors qu’il venait d’apprendre à lire, qu’il a donc fréquentée assidûment, deux fois par semaine pendant quelque cinq ans. Mais comment savoir que lire, quelle est la bibliothèque idéale ? Il existe aujourd’hui des ouvrages qui proposent un tel choix. Jean-Philippe a montré le plus connu dans le genre, le récent Les 1001 livres qu’il faut avoir lus dans sa vie de Peter Boxall (traduit de l’anglais, publié chez Flammarion, préfacé par Jean d’Ormesson) et La bibliothèque idéale, sous la direction de Pierre Boncenne (préface de Bernard Pivot, Albin Michel, 1988) et qui sélectionne 2500 ouvrages. Ces deux ouvrages diffèrent du tout au tout dans leur façon d’organiser leurs bibliothèques idéales respectives. Une troisième référence est Le Nouveau dictionnaire des œuvres (publié par Robert Laffont), qui mentionne 21.000 œuvres répertoriées. Enfin, il nous montre un des volumes de l’ancêtre de ce type d’ouvrage, la Nouvelle bibliothèque d’un homme de goût de Joseph de La Porte, publié en 1767 (la BnF en détient une édition ultérieure, « entièrement refondue et corrigée »).

Sur ce, après avoir levé le coude, on leva la séance.

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