Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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10 décembre 2005

Je ne suis pas un golem et j’aime la musique klezmer

Classé dans : Cinéma, vidéo, Judaïsme, Littérature, Musique, Société — Miklos @ 15:19

C’est dans le Livre des Psaumes (139:16) que l’on trouve le premier usages du mot Golem, dans le sens d’embryon, d’ébauche, de masse encore brute mais poten­tiel­lement capable de prendre forme et de s’animer. Le Talmud (traité Sanhérin 38b) appliquera ce qualificatif à Adam pendant les douze premières heures de sa vie, lorsqu’il était encore un corps sans âme, et c’est dans le Sefer Yetsirah (Livre de la Création, traité mystique juif datant du iie ou iiie s.) qu’apparaît cette quête de la trans­mutation de la matière inerte en vivante par l’homme, qui ne cessera plus d’irriguer l’histoire de la pensée philo­so­phique et symbolique, puis de la littérature et des autres arts, et enfin des sciences et des techniques, jusqu’à nos jours : c’est d’abord une interrogation sur le mystère de sa propre création qui se transforme graduellement en une aspiration à étendre son emprise sur le monde par des artifices vivants, des alter ego tout à la fois puissants et obéissants1. Cette instrumentalisation de la curiosité et de la recherche de la connaissance ne rappelle-t-elle pas celle de la génération des hommes de la Tour de Babel qui, voulant voir toujours plus loin en montant plus haut, aspiraient ainsi à égaler le Créateur, voire à le supplanter ?

Au Moyen Âge, des mystiques juifs utilisent ce terme pour désigner un être vivant créé artificiellement, à l’aide de rituels cabalistiques. C’est dans la France de l’époque des croisades qu’apparaît l’un des tous premiers homoncules : R. Samuel le Cabaliste prétendait en avoir créé un, mais il n’avait pas été capable de lui donner la parole ; cet être le suivait là où il allait, serviteur et garde du corps. Un nombre croissant de textes2 relate des discussions savantes sur la création de ces êtres, et les légendes se répandent, surtout dans le monde judéo-allemand, nour­rissant la curiosité et l’intérêt des cabalistes chrétiens. Ainsi, à la fin du xve s., l’un d’eux, l’italien Lodoico Lazzarelli, décrit la création d’un Golem, ce qui sera sans doute la source de la ballade de L’Apprenti sorcier de Goethe (dont s’est inspiré à son tour le compositeur Paul Dukas) puis de Frankenstein de Mary Shelley, illustrant le glissement progressif de la perception de cet être qui, à l’origine, serviteur et aide, devient un monstre menaçant son créateur. Avec l’apparition des automates au xviiie s. puis des robots au xxe s., il symbolisera la crainte de l’emprise croissante et inéluctable du système technicien sur l’homme. Au xxe s., le cinéma s’emparera dès les années 1910 de cette légende pleine de potentiel dramatique, et de nombreux genres littéraires – et notamment la science fiction – ne cesseront d’en utiliser l’imagerie, illustrant ainsi les grandes peurs accompagnant la modernité.

Le terreau qui a vu naître le Golem est celui où émerge, bien plus tard, la musique klezmer. Terme yiddish issu de l’hébreu, celui-ci signifie, dès ses lointaines origines, « instrument de musique »3. Il viendra à dénoter la musique populaire des « troubadours » juifs d’Europe centrale et orientale, musiciens itinérants se déplaçant seuls ou en petit groupe avec leurs instruments (violon et clarinette, principalement) de communauté en communauté, pour y jouer et chanter ces airs tout à la fois joyeux et tristes, entraînants et mélancoliques, qui reflétaient le quotidien religieux et séculier de ce peuple explosé. Connus de tous, ils étaient repris par l’assistance, fredonnés ou chantés, et souvent dansés. Les mélodies, quant à elles, n’étaient pas étrangères à celles du milieu géographique : c’est ainsi qu’on y trouve des airs qui ne sont pas sans rappeler ceux des tziganes. Cette interpénétration sera d’ailleurs une des sources du renouveau de la musique klezmer à son arrivée aux États-Unis avec les immigrants juifs dès la fin du xixe s. qui se frottera, quelques temps plus tard, au jazz – musique issue d’une autre communauté minoritaire et explosée –, ce qui lui donnera un air plus enlevé et dynamique en y incorporant un swing irrésistible, qui se rajoutera à l’humour typique de cette immigration tout en conservant ses caractéristiques du vieux pays. Ce rapprochement avec les Noirs (que des conflits plus récents ont fait facilement oublier) a donné d’ailleurs un chef d’œuvre dans un autre domaine, celui du cinéma, puisque le tout premier film parlant de l’histoire, Le Chanteur de jazz (1927), relate l’histoire d’un jeune juif issu d’une famille très pratiquante ; ce fils de chantre, se rebellant contre sa tradition, veut devenir chanteur de jazz, et pour réussir à Broadway, il doit se grimer en Noir4. L’arrivée de la musique klezmer aux USA avant la guerre a d’ailleurs été un facteur de vitalité pour elle comme pour ceux qui l’ont amenée avec eux ; si cela n’avait été le cas, la Shoah l’aurait figée dans un éternel souvenir élégiaque et sacralisé. Diffusée à la radio et dans des vaudevilles et des comédies musicales à succès, elle continuera à évoluer après la guerre et jusqu’à nos jours, interprétée, enrichie et transformée par une multiplicité de groupes et d’ensembles ainsi que de labels de disques, du traditionnel au plus radical.

Le dessinateur Joann Sfar s’est approprié le Golem5 et la musique klezmer dans deux séries de bandes dessinées qui en encadrent une troisième, Le Chat du Rabbin. S’ils sont loin d’être la majorité des thèmes sur lesquels porte sa prolifique production, ils reflètent toutefois une partie significative de son identité complexe et la synthèse, parfois difficile, qu’il fait de ces riches éléments : héritage juif sépharade (père juif algérien) et ashkénaze (du côté de sa mère) d’une part6, et pensée et culture occidentales de l’autre (il est titulaire d’une maîtrise de philosophie et ancien élève des Beaux Arts de Paris). Il s’en est récemment expliqué dans un entretien accordé à Télérama et lors d’une soirée à la Maison de la culture yiddish à l’occasion de la sortie de son livre dessiné Klezmer. La Conquête de l’Est, épopée imaginaire et truculente dont le titre est déjà tout un programme qui reflète sa forte conviction pour le cosmo­po­litisme.

Curieux avatar de la déterritorialisation, le cosmo­po­litisme a été l’accusation lancée aux Juifs, peuple sans terre « par ex­cel­len­ce » (auquel on a reproché d’en avoir obtenu une, dès que ce fut le cas), et qui a pris forme dans un ouvrage infect inventé par la police secrète russe (et écrit à Paris) pour inciter le Tsar à se retourner contre eux, Les Protocoles des Sages de Sion, qui serait un plan secret des Juifs pour prendre le pouvoir mondial. Ce texte n’est qu’un plagiat d’un pamphlet écrit par Maurice Joly contre Napoléon III, Le dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou La politique de Machiavel au xixe siècle, par un contemporain. X-Files avant l’heure, cet ouvrage est régulièrement imprimé et diffusé dans le monde de l’internationale antisémite. Un autre dessinateur, le génial Will Eisner, a réalisé peu avant sa mort un ouvrage en bandes dessinées qui en relate les avatars7. Comme l’écrit l’essayiste Cynthia Ozick sur la quatrième de couverture,

« Il se pourrait que Le Complot soit aux Protocoles ce que Maus fut à l’Holocauste : un moyen de diffuser la vérité auprès d’un large public. La puissance artistique du livre et l’aspect saisissant du récit, conçu pour dénoncer, une fois pour toutes, ce mensonge qui a répandu son venin de par le monde, font d’Eisner le véritable super-héros de notre époque ».

Époque qui, soit dit en passant, s’accommode encore mieux de la rumeur et de la supercherie, même lorsque celles-ci ont été démontées. Il y aura toujours des gens convaincus que la terre est plate.

Le plaidoyer de Sfar pour le cosmo­politisme, un cosmo­politisme ancré dans une identité, n’est pas sans me rappeler l’ouvrage de Dominique Wolton, L’autre mondialisation (Flammarion, 2003) dans lequel ce spécialiste des nouveaux médias et de la communication analyse leur impact sur notre exposition illimitée aux cultures du monde, et à la nécessite d’une réflexion sur la cohabitation culturelle et à son réancrage dans le physique (par contraste au virtuel) et dans le temps (par contraste à l’instantané), enjeux citoyen et politique de première importance qu’on tend à éluder avec les conséquences qu’on a vues encore récemment. La dispersion de l’homme sur la face de la terre depuis le big bang de la Tour de Babel, n’a pas fini de bouleverser nos vies.


1 Et qui n’est pas étrangère à la quête des alchimistes de transformer une matière vile en or, autre source de pouvoir.
2 L’un des plus célèbres est celui attribué au R. Loeb de Prague (dont j’ai parlé précédemment).
3 Zimra (fém. de zemer) dénote dans le Livre des Chroniques le « chant », produit souvent par la voix, mais parfois uniquement par des instruments, tels que la lyre, le violon ou le tambourin. Quant à l’expression, c’est un proche synonyme, kli shir (shir est la voix chantée), qui y est mentionnée.
4 Chemin qu’un Michael Jackson a voulu suivre à l’inverse…
5 J’en ai parlé précédemment.
6 Si on attend d’un dessinateur qu’il s’exprime surtout par le trait, Sfar n’a pas la langue dans sa poche : discours vif et construit, politique avant tout, émaillé plus souvent de citations de grands philosophes que de textes juifs, semblant finalement refléter une meilleure connaissance des premiers que les seconds dont il avait entendu parler de seconde main, en quelque sorte, par son grand-père. Ceci se reflète d’ailleurs dans Klezmer où les archétypes ashkénazes ont un curieux air sépharade (comportement, langue) qui ne me semble pas être uniquement le fait d’un choix conscient de leur créateur.
7 Will Eisner : Le Complot. L’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, introduction de Umberto Eco. Grasset.

9 novembre 2005

Le je de langues

Classé dans : Langue, Lieux, Littérature — Miklos @ 1:23

Depuis mes premiers souvenirs de la voix de mon père s’expri­mant en français dans le cercle fami­lial – plus préci­sément encore lorsqu’il s’adres­sait à moi –, et jusqu’à ses dernières paroles, j’ai entendu dans chacune de ses phrases la mémoire, l’empreinte, le fantôme, non seulement d’une autre langue que le français, mais aussi d’un autre monde et d’un autre temps. Si j’ai commencé ce livre en écrivant que deux syllabes suffisent, c’est en pensant à la façon dont mon père, répondant au téléphone en français, prononçait le simple mot « Allô », deux syllabes qui suffisaient à tout familier du hongrois pour déceler l’accent indélébile de cette langue. Et il me suffit encore aujourd’hui d’entendre une certaine façon de dire « Allô » au téléphone pour identifier l’origine hon­groise d’un inter­lo­cuteur. Mon père parlait un français à la syntaxe parfai­tement correcte et disposait d’un lexique assez étendu – il était grand lecteur, en français, de livres de litté­rature, de poésie ou d’histoire – et si, dans son parler, subsis­taient encore quelques curio­sités amusantes héritées du hongrois comme, par exemple, la formule : « As-tu peint tes chaussures ? » pour me de­man­der si je les avais cirées, la trace de sa langue première, le hongrois, dans sa langue d’émigration et d’adoption, le français, devenu sa langue familiale, profes­sion­nelle, quoti­dienne, était entiè­rement concen­trée dans cet accent si parti­culier, si différent de celui laissé par d’autres idiomes de cette même Europe centrale, comme l’allemand ou les langues slaves, et que je retrouvais, iden­tique, c’est-à-dire affectant iden­ti­quement la langue française, chez ceux de ses amis hongrois qui avaient suivi le même parcours jusqu’à la France et jusqu’au français.
 
Alain Fleischer, L’accent. Une lan­gue fan­tôme. Le Seuil, 2005
Né dans un petit village de Galicie orientale lors des derniers soubresauts de l’empire austro-hongrois, mon père parlait le yiddish à la maison et étudiait en polonais à l’école. Plus tard, il apprit l’hébreu moderne, et le parlait déjà couramment quand il arriva en Palestine. Après la guerre, il habita quelques mois en Turquie où il était parti en mission, et y apprit l’anglais et les rudiments du français. Cela lui fut tout de même fort utile quand il fut envoyé à Paris où il rencontra celle qui devint sa femme et ma mère. Durant les quelques mois qu’il passa en Allemagne, il ne dut pas avoir trop de mal à parler la langue du pays, finalement proche du yiddish.

Ma mère était née à Odessa dans une famille d’industriels qui perdirent tout, sauf la langue, à la révolution d’octobre. Elle avait été envoyée seule à quatorze ans à Paris pour échapper à la misère et y être confiée à un oncle parti plus tôt ; celui-ci se dépêcha de la placer chez un couple de Français. Elle apprit le français à l’arraché – ainsi que le latin, et à peu près au même moment – dans le pensionnat catholique où elle fut placée, puis, plus tard, l’anglais. Le russe, qu’elle parlait toujours avec ceux de ses proches qui habitaient Paris, fut la cause de sa rencontre avec Julien Gracq, qui cherchait à pratiquer celle langue « pour lire Dostoïevski dans le texte », me dit-elle bien plus tard, quand je tombai par hasard sur leur correspondance.

C’est après la guerre qu’elle fit la connaissance de mon père, par un de ces hasards étranges et improbables qui, dans un roman, semblent tirés par les cheveux. La langue commune qu’ils avaient était le français qu’elle maîtrisait déjà fort bien, accent y compris, tandis que lui se confrontera toute sa vie à son orthographe, à sa syntaxe, et surtout à sa prononciation : c’est avec une tendresse émue et amusée que je l’entends encore tenter de prononcer « oui » sans réel succès, quelque part entre « vi » et « bi », avec des mimiques désespérées. Plus tard, en Israël, ma mère apprit tant bien que mal l’hébreu, qu’elle parlait avec un accent russe, celui de ses origines, qu’elle n’avait plus en français. C’est en russe qu’elle parlait avec sa belle-sœur qui lui répondait en polonais (et j’attribuais, enfant, leurs mésententes à des raisons linguistiques, avant de comprendre qu’il devait y en avoir de plus prosaïquement psychologiques). C’est aussi en russe qu’elle parlait à la femme de ménage serbe qui travailla chez nous quand j’étais enfant, à Paris, et qui devint plus tard une amie. Je m’aperçus, bien plus tard, qu’elle avait dû aussi apprendre l’allemand, mais où et quand  ? c’est la langue dans laquelle elle parlait dans ses crises de profonde dépression.

J’eus la chance qu’ils décidèrent, dès ma naissance, de me parler chacun dans la langue qu’il possédait le mieux : lui en hébreu, elle en français. Je regrette seulement de n’avoir pas connu mes grands-parents, avec lesquels j’aurais pu apprendre le yiddish, langue de l’absence (que j’étudiai bien plus tard à l’université à Paris) et le russe (dont ma mère me fournit les bases), toutes deux langues d’une saveur extrême, non pas uniquement à cause de la nostalgie familiale que je ressens à leur égard, mais pour la richesse associative de l’une et la musicalité de l’autre.

C’est en Israël que je compris ce qu’avait dû être la tour de Babel : l’immense variété de langues qui s’y parlaient, parvenues avec leurs locuteurs des confins de l’orient à ceux de l’occident, et surtout, les accents m’enchantaient : celui si doux en hébreu des yéménites qui savaient rouler sensuellement les r, si différemment de celui prononcé par les originaires de Russie ou d’Argentine, le chantonnement hongrois qui s’entendait même en hébreu (l’humoriste national israélien était d’origine hongroise, et devait bien cultiver un peu son accent, il me semble), l’accent roumain ou allemand, l’arabe et ses variantes…

C’est en Israël que j’eus, à l’école, un instituteur remarquable qui me fit aimer l’anglais à un point tel que je partis, des années plus tard, faire des études aux Etats-Unis, et que je possède aujourd’hui cette langue (et deux de ses littératures) à l’égal de l’hébreu et du français. Ce ne fut pas le cas de l’espagnol, que j’avais étudié pendant deux ans au lycée en France, assez tout de même pour me débrouiller dans cette langue quand je me retrouve en Espagne où habitent mes cousins germains, pays où s’était réfugié le frère de mon père après la guerre. Et assez aussi pour me permettre de me lancer en italien, quand je me suis promené dans ce pays. Est-ce cette fascination pour les langues qui me fait particulièrement apprécier les jeux de mots et les calembours ?

Et pourtant je ne peux m’empêcher d’envier mes petits cousins, qui parlent couramment plus d’une demi-douzaine de langues : le yiddish puis l’hébreu, le polonais, le russe (leurs parents avaient été refoulés de Pologne en Sibérie), le français (pays où ils étaient arrivés après la guerre), le flamand (partis en Belgique plus tard), l’allemand (ce n’est pas loin), l’anglais (de l’école)… J’aurais aimé connaître le grec (que je ne peux que déchiffrer, grâce au russe), pour lire les grands auteurs dans le texte et comprendre les paroles de la Ballade de Mauthausen de Mikis Theodorakis  ; le hongrois, dont la mystérieuse mélodie n’a cessé de me fasciner  ; une langue nordique (l’islandais ou le norvégien), celle de ces paysages qui ne cessent de m’attirer. Quand je m’y retrouve, je tâche de déchiffrer tout ce que je peux, de rapprocher ces mots étranges de ceux que je connais de par ailleurs dans d’autres langues. « Eh Dieu, si j’eusse étudié au temps de ma jeunesse folle… ».

6 novembre 2005

Prague

Classé dans : Lieux, Littérature — Miklos @ 13:08

Si les grandes places de Prague pullulent de touristes venus admirer les ors de ses églises baroques, ses ruelles médiévales sont peuplées de fantômes sortis le soir du vieux cimetière juif, ghetto dans le ghetto, dont les vieilles pierres tombales se serrent frileusement les unes contre les autres comme apeurées. L’ombre gigantesque du Golem, celle de son maître et inventeur, le grand rabbin Loew (1525-1609), immense kabbaliste qui crut pouvoir se mesurer au Créateur, ou celles, discrètes et incontournables, de Kafka et de ses personnages hantent la ville à l’ombre menaçante du Château omniprésent, où y règne la Mort en maître.

Né à Prague en 1882, réfugié avec ses parents en Palestine lors de l’Anschluss, et décédé en Autriche en 1957, l’écrivain Leo Perutz a su évoquer dans ses contes et ses nouvelles cette atmosphère nostalgique et mystérieuse entre chien et loup, où magie et réalité ne font plus qu’un, qui baigne cette ville attachante et inscrutable et la Passion de ses habitants : pauvres hères crevant de faim et nourris de textes sacrés, riches princes indolents, empereurs tourmentés d’une Bohème déchirée par la guerre. La Nuit sous le pont de pierre (Livre de Poche) est un recueil de tableaux fantastiques et d’une humanité profondément émouvante : Rodolphe II hanté par les souvenirs des hommes qu’il a fait tuer et amoureux d’Esther la juive dont l’infidélité attirera la peste sur la ville ; le grand rabbin évoquant le Christ pour toucher l’âme d’un seigneur impitoyable dans sa vengeance à l’encontre d’un noble qui l’avait offensé ; Berl le malchanceux qui comprend soudain la conversation de deux chiens et ce qui en advint… C’est de la grande littérature : Borges ne s’y est pas trompé, lui qui a préfacé trois de ses livres et qui contribua à sa juste redécouverte. La plupart de ses écrits ont été (très bien) traduits en français.

Le prolifique Johann Sfar est connu pour ses séries de bandes dessinées à la graphie fouillée et à l’atmosphère évocatrice qui n’est pas étrangère à celle que l’on peut trouver chez Perutz, même si le cadre en est généralement très différent – le judaïsme sépharade actuel pour le Chat du rabbin (dont le quatrième volume, Le Paradis terrestre, vient de paraître) : « petits » personnages se débattant avec les difficultés de la vie et l’hostilité du milieu, en compagnie d’animaux compréhensifs (même si parfois déroutés par le curieux fonctionnement de l’homme) et d’êtres mystérieux sortis de l’ombre pour aider l’homme ou le détruire. Le Peuple est un golem (le sixième volume de Grand Vampire) se passe à Vilna (Wilno ou Vilnius, capitale de la Lithuanie), Prague juive du nord à l’intense activité intellectuelle et talmudique où se distingue surtout Elie ben Salomon (1720-1797), grand rabbin et cabbaliste, connu sous l’appellation Le génie de Vilna. Sfar y crée un monde étrange, mélange de passé et de présent, de fantastique et de réaliste, de traditions (allégrement décoiffées et épicées de quelques mots en yiddish écrits à la sépharade) et de modernité, y place un, voire deux, Golems, pour notre plus grand plaisir.

Lire :
Leo Perutz ou l’inquiétante étrangeté du monde, un article (en ligne) d’Anna Kubista.
J’ai connu Kafka. Témoignages réunis par Hans-Gerd Koch (Actes Sud).

6 décembre 2003

Interruption volontaire de publicité

Classé dans : Livre, Publicité, Sciences, techniques — Miklos @ 14:31


Par Emil Mayer — Damals in Wien. Menschen um die Jahrhundertwende Photographien von Emil Mayer. ISBN 3-85447-532-2 (online), Domaine public

« Elle trouva sur la table un petit flacon – “qui, à coup sûr, n’y était pas tout à l’heure”, se dit Alice – pourvu, autour de son goulot, d’une étiquette de papier portant les mots bois-moi, magnifiquement imprimés en gros caractères. »

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles.

Des mouvements anti-publicité s’organisent en France et passent à l’action – directe et indirecte : création de site web, manifestations, barbouillage d’affiches dans le métro… la presse en parle1 avec impartialité dans des pages bordées d’encarts publicitaires, et la justice s’en mêle2 . Tel le dioxyde de carbone dans l’atmosphère, la publicité devient de plus en plus omniprésente, saisit de façon permanente nos sens et s’enkyste dans notre quotidien. Les affiches sur la voie publique puis les « messages » interrompant émissions de radio et de télévision ne datent pas d’hier, mais avec le numérique, de nouveaux champs se sont ouverts à ces pratiques.

Ainsi, on connaissait déjà les démarcheurs du téléphone fixe. Avec l’avènement de la téléphonie mobile, le numérique et l’automatisation, plus besoin d’avoir un humain au bout du fil : « des opérateurs […] peuvent offrir 15 minutes quotidiennes de communication gratuite à leurs clients, qui accepteront en échange d’écouter dix secondes de publicité toutes les deux heures » 3  ; les SMS vantant les services des opérateurs se font plus communs. Dans le monde du virtuel, le pourriel, plus connu en France sous son vocable américain de spam, est une des métastases de la machine commerciale qui s’emballe. À tel point que même le pays qui en est la principale source – les États Unis – mettant la pédale douce sur son premier amendement, considère des mesures destinées à réduire ce phénomène qui grève de plus en plus les budgets de nombreuses entreprises4 bien plus qu’il n’en rapporte à ses auteurs. Aux dernières nouvelles5 , ceux-ci se rabattraient vers des modes plus « traditionnels » de publicité, véhiculés dans les pages web sous forme d’encarts et de popups.

Rien de neuf sous le soleil. Dans une nouvelle6 datant de 1953, Ann Warren Griffith décrit une société – les États Unis – dans laquelle un organisme diffuse de la publicité sonore via les produits de consommation, de la boîte de céréales aux bouteilles de lotion capillaire, du journal au téléphone : « achetez-moi, utilisez-moi, mangez-moi, buvez-moi », disent, chantent et martèlent tous ces objets de la vie courante, avant et après leur achat. Les citoyens ne peuvent se protéger de ce brouhaha permanent de voix, de musique et de bruitages qui a envahi l’espace public et privé : les boules Quiès ont en effet été déclarées inconstitutionnelles par la Cour Suprême à la demande de l’organisme de diffusion, qui se voyait lésé dans ses intérêts par cette tentative de résistance à ses activités. Dix ans plus tard, dans une nouvelle7 de J.G. Ballard, la publicité sera devenue subliminale.

Ce futur prémonitoire est en train d’arriver : à la demande de Métrobus, la régie publicitaire des transports parisiens, le juge des référés du tribunal de Paris a ordonné récemment2 à l’hébergeur d’un site appelant à l’anti-publicité active de révéler l’identité de ses animateurs. C’est tout de même un signe des temps que de tels moyens soient mis en œuvre pour poursuivre ceux qui incitent au recouvrement d’affiches publicitaires, dégradations bien moins importantes et permanentes que celles que subissent les quartiers les plus défavorisés de nos villes et banlieues.

Il est vrai qu’il s’agit d’une atteinte aux intérêts économiques d’entreprises ayant les moyens de s’offrir les meilleures campagnes de pub, de se payer des avocats chevronnés pour défendre leurs intérêts et de faire du lobbying efficace auprès du législateur pour protéger ces intérêts. On peut maintenant imaginer un réaménagement des sièges dans les rames de métro destiné à permettre aux voyageurs de contempler, sans avoir à tourner la tête, les affiches dans les stations, puis dans les tunnels avec le retour de pub à l’image de celles de notre enfance (« Dubo – Dubon – Dubonnet »), nostalgie et rétro faisant bien vendre.

Mais plus sérieusement, verra-t-on bientôt la publicité envahir le livre électronique ? Probablement, le médium s’y prête : Crime et châtiment promouvant de la vodka et du caviar dans des pages illustrées s’affichant au fil de la lecture, La Chartreuse de Parme annonçant des voyages promotionnels en Italie (clips vidéo à l’appui), Alice au pays des merveilles vantant les arômes de thés de marque… On n’a encore rien vu, l’imagination des publicistes n’a pas de bornes. Pourra-t-on l’éviter ? Ce sera sans doute une entrave illégale au commerce. Ce que (pré)disait Andy Warhol à propos de l’art le sera bientôt de la littérature : « L’art, c’est déjà de la publicité. La Joconde aurait pu servir de support à une marque de chocolat, à Coca Cola ou à tout autre chose. ». Triste devenir du livre.


1 « Les agences s’inquiètent de la montée des mouvements anti-publicité », Le Monde, 27.11.2003.
2 « La justice piste les antipubs sur Internet », Libération, 2.12.2003.
3 « Les multinationales à l’assaut de la vie privée », uZine, 2.12.2001.
4 Selon un rapport de la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement) publié le 20 novembre, on estime, fin 2003, à 50% la part de courrier électronique de cette nature, et à 17,5 milliards d’euro les pertes financières qu’il induit. 58% de ce type de courrier parvient des États-Unis.
5 « Marketers Adjust as Spam Clogs the Arteries of E-Commerce », The New York Times, 1.12.2003.
6 Ann Warren Griffith : « Captive Audience », in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, vol. 5 n° 2, 1953. Traduit en français sous le titre « Auditions forcées à perpétuité », in Histoires de demain, Le Livre de Poche n° 3771, 1975.
7 J. G. Ballard : « The Subliminal Man », in New Worlds, 1963. Traduit en français sous le titre « L’Homme subliminal », in La Région du désastre, Éd. J’ai lu, n° 2953, 1991.

[Publié à l’origine sur Biblio-FR]

14 décembre 1997

Grands chemins du savoir ou autoroutes pour plagiaires ?

Classé dans : Sciences, techniques, Société — Miklos @ 19:29

Dans un récent (8 décembre) article de première page, disponible sur le Web, le Chicago Tribune discute de la mise en ligne accrue de serveurs destinés aux étudiants nés fatigués, ne cherchant pas à faire l’effort de recherche nécessaire à la rédaction de rapports de fin de semestre. On y trouve de tout : politique internationale, littérature, sciences, histoire, etc.

Un de ces serveurs, situé au Danemark, « offre » (euphémisme : il faut payer) plus de 8 000 textes dans 40 catégories ; des suggestions sur les méthodes à utiliser pour tricher dans les examens… D’autres sont gratuits, et font des profits grâce à de la publicité sur leurs pages Web. Cette plaie touche même les plus grandes universités américaines, qui se voient obligées de revoir leurs méthodes d’enseignement et d’évaluation des étudiants. Un professeur interviewé pour cet article indique que les étudiants profitent aussi de la surpopulation grandissante des classes universitaires, dans lesquels il devient de plus en plus difficile de juger les devoirs sur leur contenu plutôt que sur leur longueur, et qui se voient ainsi récompensés pour des inanités au kilomètre (tiens, ce n’est donc pas uniquement vrai en France, Mr Sokal ? -ndlr).

L’article ne parle pas des autres utilisations de l’Internet – forums publics (news) et courrier électroniques, moyens par lesquels des étudiants de plus en plus nombreux demandent qu’on fasse leur recherche à leur place, et qui se répand aussi en France.

Ayant reçu des demandes de ce genre, je me suis d’ailleurs fait vertement insulter pour avoir suggéré à ces étudiants (de bonnes écoles) de tâcher de faire eux-mêmes un certain minimum avant que de lancer des demandes à tout vent.

C’est donc pire qu’une bibliothèque et ses photocopillages : là, il fallait encore retranscrire. Ici, ce n’est même plus nécessaire, on a le copiller-coller. À quand l’achat de diplômes sur le Web (par carte bleue et transactions sécurisées, évidemment) ?

Publié à l’origine sur Biblio-FR.

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