Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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10 mars 2008

La critique de la société et la critique littéraire sont rarement compatibles

Classé dans : Littérature, Philosophie, Société — Miklos @ 23:06

Le premier est philosophe, le second lecteur. L’un, ancré dans la réalité, s’y débat ; l’autre, réfugié dans le verbe, s’y complaît. Finkielkraut est un moraliste indigné de ce qu’il voit : il dérange, ce n’est pas de mode ; Steiner un esthète qui jouit de ce qu’il lit : il plaît, c’est dans l’air du temps. L’un critique avec passion la question scolaire qu’il juge essentielle pour élever la culture commune et enseigner à vivre ensemble, l’autre regrette la perte du grand art mnémonique nécessaire à enrichir la culture individuelle et à enseigner la référence vécue par d’autres. L’un est taxé de conservatisme de droite, l’autre est fasciné par une certaine extrême droite. L’un vit, l’autre vit par procuration.

7 février 2008

Le bâtisseur de mondes

Classé dans : Danse — Miklos @ 2:08

« … la grande métaphore de l’avenir, cette alliance incroyable entre la poésie et les mathé­matiques. » — George Steiner, Toute théorie n’est qu’une intuition impatiente, entretien avec Pierre Boncenne.

« Un art, dans ses conditions matérielles, est tou­jours, plus ou moins, (…) une obli­gation étroite de s’assu­jettir à certaines règles, d’em­ployer exclu­si­vement certaines formes(…). C’est un casse-tête chinois, si vous voulez : ce casse-tête est l’essence de tous les arts ; ils ne sont arts qu’à cette condition. » — Bernard Jullien, Lettre sur l’art dramatique, 1857.

« Que le lecteur se figure un casse-tête chinois, d’une superficie de six mille hectares, d’un péri­mètre de huit lieues, dont les morceaux irré­guliers doivent remplir exac­tement un rectangle, telle est cette mysté­rieuse Kambalu, dont Marco Polo rapportait une si curieuse des­cription vers la fin du treizième siècle, telle est la capitale du Céleste Empire. » — Jules Verne, Les Tribulations d’un Chinois en Chine. 1879.

La musique, les mathématiques et les échecs ont une « connivence singulière », pour reprendre l’heureuse expression du musicien pensif1 François Nicolas à propos des deux premiers de ces domaines. Tous trois permettent à l’homme d’élaborer dans son esprit une infinité d’univers abstraits et cohérents. Construits à partir de briques toutes simples (la note, le nombre, la position), ils obéissent à des lois qui en déterminent les combinaisons, les mouvements et les chemins possibles (accords, progressions harmoniques, démonstrations, déplacement des pièces). Inventions de l’homme, il s’y mesure : les appliquant académiquement, il en tire des navets ; s’en servant avec génie, il produit des chefs d’œuvre. Car il n’y en a pas qu’en musique : il y a des théories et des démonstrations mathématiques d’une beauté saisissante et souvent ineffable, et il en va de même pour des parties d’échec de très grands maîtres. La simplicité des éléments de base et des règles qui en cadrent le foisonnement illimité et infiniment complexe permet de reconnaître dans l’œuvre achevée ce qui a permis d’y arriver. Le mystère est ce qui en fait, le cas échéant, un chef d’œuvre.

C’est ce que Les Sept planches de la ruse, création d’Aurélien Bory présentée au Théâtre de la Ville, a matérialisé avec l’intelligence, l’imagination, l’humour et la simplicité évidente qu’on avait découvert dans Plus ou moins l’infini. Sur la scène plongée dans la pénombre, on distingue un grand carré noir placé au sol, à la tranche épaisse. De quel matériau est-il fait ? Il fait en tout cas penser à cette dalle noire qui apparaît mystérieusement à la fin de 2001 Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, et c’est une sorte de space opera enchanté auquel nous convie Bory.

A l’horizon du carré, on voit émerger et disparaître des formes ovoïdes noires. Des têtes ? Non, elles sont un peu trop volumineuses pour en être. Soudain s’y dressent des jambes, apparition inattendue, suivies plus tard par le reste du corps des douze artistes chinois. Ils se disposeront de façons diverses sur et autour du carré, évoluant en synchronie parfaite entre eux, avec une perfection quasi inhumaine dans tous leurs gestes. Puis ils se mettront à déplacer le carré qui, sous leur pression, se décomposera. On se rendra alors compte qu’il est constitué de sept pièces toutes simples : cinq triangles rectangles, un carré, un parallélogramme : il s’agit du tangram, casse-tête chinois que l’on peut disposer d’une myriade de façons distinctes les unes par rapport aux autres et créer ainsi des formes – animaux, êtres, objets réels ou imaginaires – et laisser ainsi libre court à sa créativité2, tout en respectant les contraintes imposées par leurs dimensions.

La créativité de Bory consiste à ne pas utiliser ces éléments uniquement à plat et à broder non seulement sur leurs dispositions respectives, mais sur leurs mouvements. Ils seront dressés à la verticale, posés au sol sur leur tranche ou en équilibre les uns par rapport aux autres érigeant des temples fugaces à l’adoration des hommes, dessinant des voiliers glissant sur un lac impassible, formes déplacées rapidement ou imperceptiblement sans même que l’on veuille savoir comment : l’esprit, entrant dans le jeu qu’on lui propose, les perçoit comme des êtres doués d’autonomie, qui élaborent à nos yeux un ballet tout aussi complexe que les artistes qui y évoluent comme mus par des moteurs invisibles. Qui manipule qui, l’homme la forme, ou la forme l’homme ? Deux espèces sont en présence l’une de l’autre, elles tournent l’une autour de l’autre, tentent de comprendre leur fonctionnement mutuel, essaient de cohabiter, se fondent et se confondent. Comment ne pas penser encore une fois comme alors à ces mystérieux Xipéhuz de Rosny aîné ?

Ces paysages sont ceux d’un autre univers que le nôtre : les lois de la gravitation sont abolies, les formes tiennent en équilibre comme par miracle, les hommes s’élèvent et descendent avec une grâce aérienne. Dressé à nos yeux, c’est un monde qui semble plat à l’instar de celui que décrit E. A. Abbott dans Flatland. Des silhouettes y évoluent sous un éclairage monochrome froid et une musique désincarnée ; de temps en temps, une tache de couleur : c’est l’habit clair d’un artiste ; parfois, une musicienne joue une mélopée chinoise ; des moments incongrus font soudain éclater le rire dans la salle – surtout celui des enfants : les adultes semblent avoir oublié de laisser leur raison au vestiaire.

« Nous aimons, non pas être au cœur des disci­plines, mais tout au bord, sur la tranche, à un endroit qui n’est ni du jon­glage ou de l’acro­batie, du théâtre ou de la danse, mais qui tente d’être un évé­nement, une action, capable de générer un trouble, avec les moyens qui sont ceux de la scène… » — Aurélien BoryC’est un monde étrange, d’une sidérante poésie. Est-ce du cirque ? Est-ce de la danse ? Qu’importe : c’est l’œuvre d’un magicien. S’il y a quelques longueurs dans ce spectacle, elles sont vite oubliées. On en ressort comme après ce voyage qu’on a fait dans des pays du grand nord à l’infinie variété des paysages monochromes rutilants de glace brûlante, et où les gens, plus proches de l’essentiel, sont pudiques et réservés. Si vous n’avez pas eu la chance de voir ce spectacle à Paris, vous devez l’y rattraper :

• du 8 au 10 février à Elbeuf,

• du 12 au 14 février à Brest,

• du 21 au 23 février à Bordeaux,

• du 29 février au 2 mars à Châteauroux,

• les 7 et 8 mars à Douai,

• les 11 et 12 mars à Reims,

• les 14 et 15 mars au Havre,

• du 18 au 22 mars à Grenoble,

• du 26 au 30 mars à Lisbonne,

• les 1er et 2 avril à Annecy,

• les 4 et 5 avril à Chambéry, et

• les 11 et 12 avril à La Roche-sur-Yon.

Toutes les photos sont d’Aglaé Bory et reproduites avec l’autorisation de la Cie 111 que nous remercions vivement non seulement de nous les avoir fournies, mais aussi pour le réenchantement du monde qu’ils nous proposent. Qui peut affirmer ne pas en avoir besoin ?


1 Terme que ce polytechnicien, musicien, compositeur et philosophe s’applique à lui-même.
2 Jusqu’à en proposer des meubles recomposables à l’infini.

31 janvier 2008

« Dossier K. »

Classé dans : Littérature, Shoah — Miklos @ 9:32

Ici dans ce transport
je suis Eve,
avec Abel mon fils
si vous voyez mon grand fils
Caïn, le fils d’Adam,
Dites-lui que je

— Dan Pagis, « Écrit au crayon dans un wagon scellé »

« Ils ont été assassinés tous les deux à Auschwitz. Ils avaient réussi à jeter une carte adressée à ma mère par la fenêtre du wagon à bestiaux : “On nous a mis dans un train, on nous amène quelque part, on ne sait pas où” – voilà à peu près ce qu’ils avaient écrit. » En lisant la petite phrase qu’Imre Kertész cite de son grand-père et de sa seconde femme, je me suis souvenu de celle que j’avais rapportée à propos des miens, en 1998 :

Avant le départ, j’ai pu enfin me plonger pour de bon dans les derniers messages envoyées, de 1939 à 1942, par mes grands-parents à leurs enfants, pour comprendre ce qu’avait été leur dernier parcours : de la Pologne encore libre à la Russie, où ils s’étaient réfugiés après l’invasion, et bientôt occupée par les nazis. Dans leur ultime carte postale, envoyée le 9 août 1942 de Sambor (en Ukraine), estampillée de la croix gammée, ils écrivaient qu’on les emmenait « au bal dans la ville voisine », demandant de ne plus leur écrire et que Dieu vous bénisse. D’après l’Atlas de la Shoah de Martin Gilbert, c’est durant les deux premières semaines d’août 1942 que les Juifs de cette région furent déportés vers le camp d’extermination de Belzec.

Dossier K.1 est le résultat de longs entretiens qu’Imre Kertész a eus avec son ami et éditeur Zoltán Hafner, qui le pousse à expliciter la frontière mouvante entre fiction et réalité dans son œuvre, surtout en ce qui concerne les aspects biographiques. Mais dès l’introduction, Kertész montre bien qu’il ne se laissera pas faire si facilement : s’il affirme qu’il a écrit ce livre (et non pas retranscrit les conversations) « pour obéir à une incitation extérieure(…) : une autobiographie en bonne et due forme », il rajoute que le résultat est « un véritable roman ». N’est-ce pas une des multiples façons de réfléchir au complexe ou à l’incompréhensible en le tournant sous toutes ses coutures, de dire l’indicible ? Cette dualité traverse sa vie – ballottée dès son enfance entre ses parents divorcés – et son œuvre : « Mais vois-tu, intellectuellement, je me suis émancipé très tôt, et, du moment que j’avais opté pour l’écriture, je pouvais considérer mes soucis comme un matériau de mon art. Et même si ce matériau paraît lugubre, la forme le rachète et le transforme en joie. » Ou l’écriture comme stratégie de survie à la honte de la survie, comme alternative – temporaire pour certains – au suicide :

Je ne sais plus à quel moment je me suis dit pour la première fois qu’il devait y avoir une effroyable erreur, une ironie diabolique dans l’ordre du monde que l’on vit comme la vie ordinaire, normale, et que cette effroyable erreur, c’était la culture, le système des idées, la langue et les notions mêmes qui te cachent le fait qu’il y a longtemps que tu n’es qu’un élément bien huilé d’une machine conçue pour t’anéantir. Le secret de la survie, c’est la collaboration, mais en le reconnaissant une telle honte s’abat sur toi que tu préfères refuser la survie plutôt que d’assumer la honte de la collaboration. »

Ce constat fait écho – mais de façon beaucoup plus frappante (et sincère ?), en ce qu’elle traverse la vie et l’œuvre de Kertész – à celui de George Steiner, lorsqu’il se demande, du haut de sa chaire, si « le culte et la pratique des humanités, la fréquentation du livre à haute dose [ne] sont[ils pas] des facteurs de déshumanisation. Ils peuvent rendre plus difficile notre réponse active à une réalité politique et sociale prégnante ». Si Steiner cultive avec délectation le livre, chez Kertész il est cuirasse et arme. La littérature a changé sa vie, « de la manière la plus radicale qu’il soit », écrit-il à propos de La Mort à Venise de Thomas Mann, en lui faisant comprendre « que la littérature est un bouleversement complet, un coup irrémédiablement porté au cœur, un courage et un encouragement élémentaires, et en même temps quelque chose comme une maladie mortelle. »

On ne saurait éviter de rappeler qu’à quinze ans Kertész a été déporté à Auschwitz et à Buchenwald. La question de la survie – et pas uniquement à « cet événement » – revient dans son œuvre, comme l’évoque l’intervieweur à propos de Procès Verbal : la survie sous les dictatures, mais aussi la capacité à accepter la liberté, après. À cela, Kertész répond : « Pour parler cruellement, je dirais que, dans les dictatures, on “jouit” de la liberté des asiles, tandis que dans la démocratie, il y a un consensus, une vraie responsabilité d’écrivain qui peut limiter ton imagination encline aux débordements ».

Longue réflexion parfois féroce mais jamais méchante sur le fait d’être né prédestiné, en quelque sorte, « enfant juif dans ce monde hostile », et d’avoir à y grandir et à y vivre, c’est ce que Imre Kertész exprime d’une façon qui ne saurait laisser indifférent, bouleversante et sans pathos.


1 Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Actes Sud, 2008.

9 mai 2006

La mauvaise humeur du correcteur d’un bon journal

Classé dans : Littérature, Livre — Miklos @ 23:09

Le correcteur n’a pas toujours raison, nous allons le voir tout à l’heure. Son métier, aussi discret et essentiel que celui de souffleur, est rarement le sujet d’une œuvre littéraire – quand il en est souvent l’une des poutres maîtresses. Son rôle est reconnu depuis longtemps : comme le relate Robert Chartier, l’un des premiers manuels de l’art d’imprimer datant de 1680 y consacre un chapitre où il distingue quatre types de correcteurs :

Les gradués des univer­sités qui connais­sent la grammaire, la théo­logie et le droit, mais qui, n’étant pas impri­meurs, ignorent tout des tech­niques du métier ; les maîtres impri­meurs qui connaissent suffi­samment le latin ; les compo­siteurs les plus experts, même s’ils ne savent pas le latin car ils peuvent demander l’aide de l’auteur ou d’une personne instruite ; enfin, les ignorants, qui savent à peine lire, employés par les veuves des imprimeurs ou les marchands de livres qui ne sont pas imprimeurs.

Tous (sauf les derniers, trop incapables) ont les mêmes tâches. Tout d’abord, le correcteur doit repérer les erreurs des compositeurs en suivant sur les épreuves imprimées le texte de la copie originale lue à haute voix. Ensuite, il fait office de censeur et a l’obligation de refuser l’impression de tout livre dans lequel il découvre quelque chose prohibé par l’Inquisition ou contraire à la foi, au roi ou la chose publique, et ce, même si l’ouvrage a été approuvé et autorisé par souverain. Enfin, et surtout, le correcteur est celui qui donne sa forme finale au texte en lui ajoutant la ponctuation nécessaire, en réparant les négligences de l’auteur, en repérant les erreurs des compositeurs. Une telle responsabilité exige que le correcteur, quel qu’il soit, soit capable de comprendre, au-delà de la lettre de la copie originale, l’intention même de l’auteur de façon à la transmettre adéquatement au lecteur.

Tâche parfois surhumaine. Il n’est donc pas étonnant que ce maître de lecture qu’est George Steiner ait mis cet observateur des défaillances de l’homme au centre de l’une de ses rares œuvres de fiction, Épreuves : au fil du temps, la lucidité progressive qu’il acquiert sur les affaires humaines – l’histoire, la politique, la religion – s’accompagne de la perte irrémédiable de la vue. Destin tragique s’il en est : l’aveuglement empêche de voir la vérité, mais celle-ci risque aussi d’aveugler. C’est un autre aveuglement qui frappe le correcteur de L’Histoire du siège de Lisbonne de José Saramago : il réécrira la vérité historique qui lui déplait en intervenant, tel un deus ex machina, dans le cours d’un texte pour y rajouter deux lettres qui en changeront le sens du tout au tout.

Mais il n’est pas toujours un surhomme, et il lui arrive d’avoir des humeurs. Dans un récent article (fort intéressant de par ailleurs – on y reviendra ci-dessous) de la version anglaise de l’excellent quotidien israélien Haaretz, on pouvait lire :

Justice Turkel, Deputy State Prosecutor Sarit Dana and Prof. Miguel Deutchyes that’s how he chooses to misspell his name of Tel Aviv University […] will take part in a one-day conference today[…].

Ce qui donne à peu près : Le juge Turkel, la procureur adjointe Sarit Dana et Prof. Miguel Deutchoui c’est la façon qu’il a choisie de mal épeler son nom de l’Université de Tel Aviv prendront part à une conférence aujourd’hui. La mention rageuse – du correcteur (voire de l’amphibie) très probablement puisqu’il s’agit d’une remarque à propos d’orthographe – paraît dans le texte en ligne, en plein dans l’article (sans même une espace ou des parenthèses, tout de même).

Comble du ridicule : le sujet qui a fâché notre héros. Ce professeur de droit qu’est Miguel Deutch a le culot de ne pas écrire son nom de famille sous la forme Deutsch. Pourtant, il ne faut pas avoir fait des études poussées d’onomastique pour savoir que les noms propres sont transformés par les tribulations de l’histoire – d’autant plus lorsqu’ils accompagnent des générations en errance : il suffit d’avoir lu Tintin et fait connaissance des Dupond-Dupont. Le nom de jeune fille de ma mère est arrivé sous trois formes différentes en France ; quant à celui de mon père (que je porte), il existe en plusieurs variantes. Même s’ils sont souvent dérivés à l’origine d’un nom commun, leur évolution les en fait parfois s’écarter jusqu’à en être méconnaissables. Quant au nom en question (issu de l’adjectif allemand signifiant « allemand »), il existe aussi sous les variantes Daitch, Taitch, Taitsch, Teitsch… et parfois chez des proches d’une même famille. Notre correcteur mériterait bien le nom d’attrape-science auquel on conseillera d’aller en Germanie pour ce Panama.

Sur le fond, l’article de Haaretz décrit un projet de loi audacieux, dont on ne s’attendrait pas forcément de la part d’un pays où les partis ultra-religieux font souvent partie de la coalition au pouvoir. Parmi les réformes proposées du droit de succession, l’une des mesures vise à effacer la mention « mari et femme » de la définition du couple dans la loi qui permet aux conjoints d’être légataires l’un de l’autre ; l’objectif en est de l’étendre à tous les couples vivant maritalement (pour autant qu’ils aient rédigé un testament, s’ils ne sont pas mariés), y compris homosexuels (ce que le Tribunal suprême israélien avait reconnu de facto dans deux cas célèbres, en 1994 et en 1997). Parmi les autres mesures proposées dans ce cadre : l’égalité d’enfants biologiques et adoptés au regard de la loi sur l’héritage ; la possibilité d’établir un testament oral sur vidéogramme ; la caducité de la succession automatique d’un conjoint à l’autre lorsqu’il s’agit d’un couple marié mais séparé depuis au moins trois ans, même si le divorce n’a pas encore été prononcé (mesure fort utile dans ce pays où le mariage civil n’existe pas, et où le divorce dépend uniquement du bon vouloir du mari de l’accorder à sa femme). La France en est encore bien loin.

À ceux qui seraient arrivés jusqu’ici intrigués par certaines expressions qui émaillent ce texte, je conseille la lecture du savoureux Dictionnaire de l’argot des typographes d’Eugène Boutmy.

28 février 2006

Avant, pendant et après le livre

Classé dans : Langue, Littérature, Société — Miklos @ 23:58

Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en ont acquis la connaissance ; en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de s’en ressouvenir ; en conséquence, ce n’est pas pour la mémoire, mais pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’en est l’illusion, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents ; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d’être savants, c’est savants d’illusions qu’ils sont devenus.

Platon : Phèdre ou de la Beauté

L’écrit l’emportant, et les livres facilitant quelque peu les choses, le grand art mnémonique est tombé dans l’oubli. L’éducation moderne ressemble de plus en plus à une amnésie institutionnalisée. Elle laisse vide l’esprit de l’enfant de tout poids de la référence vécue. Elle substitue au savoir par cœur, qui est aussi un savoir du cœur, ce kaleïdoscope transitoire de savoirs toujours éphémères. Elle rétrécit le temps à l’instant, et instille, jusque dans les rèves, ce magma d’homogénéité et de paresse.

George Steiner : Le Silence des livres

À lire le récent essai de George Steiner, Le Silence des livres (Arléa, 2006) pré­cé­demment intitulé La Haine du livre, on ne peut qu’admirer son apologie passionnée et quelque peu nostal­gique de la mémoire dans sa descrip­tion savante de ces temps révolus où le savoir – tant litté­raire que philo­sophique, mais aussi reli­gieux et juri­dique – était transmis oralement, par cœur. Preuve d’amour s’il en est envers ce patri­moine vivant, car cela « suppose de prendre posses­sion de quelque chose, d’être possédé par le contenu du savoir en question. Cela signifie que l’on autorise le mythe, la prière, le poème à venir se greffer et à fleurir à l’intérieur de nous-même, enri­chissant et modi­fiant notre propre paysage intérieur ». Steiner ne manque de mentionner la critique de Platon à l’égard de l’écrit, prothèse dévita­lisante de la mémoire que le philo­sophe assimile à l’infor­mation plutôt qu’à la connais­sance, cette dernière ne pouvant être trans­mise qu’au cours de l’acte d’ensei­gnement : et pourtant, rajoute Steiner, « n’était-il pas lui-même un écrivain hors pair et l’auteur d’une œuvre volumineuse ? »

Steiner, maître de lecture à la mémoire litté­raire si vaste, ne se sent-il pas imbu de l’esprit qu’il attri­bue à Platon lorsqu’il accuse le livre d’être la cause du désa­mour de la connais­sance, de porter en soi le germe de l’illet­trisme, et fina­le­ment de déshu­maniser celui qui l’aime trop ? Plus encore, ce petit livre n’est-il pas après tout un question­nement personnel ? En tout cas, ses dernières pages le font expli­ci­tement, lorsqu’il se demande si « le culte et la pratique des huma­nités, la fré­quen­tation du livre à haute dose [ne] sont[ils pas] des facteurs de déshu­ma­nisation. Ils peuvent rendre plus difficile notre réponse active à une réalité poli­tique et sociale prégnante ». Excellente question : j’avais été frappé lorsque j’ai vu Steiner pour la première fois à la télé­vision – moi qui ne le con­naissais jusqu’ici que par ses écrits pour lesquels j’avais une admi­ration sans réserve ; c’était un entretien qu’il avait accordé lors de la guerre du Golfe, évé­nement qui ne pouvait nous concerner et nous inquiéter tous, et il n’en a rien dit, ou presque. Il semblait vraiment ailleurs, dans ce monde de l’esprit qui, sur le papier, était vraiment enchanteur, surtout à travers la lec­ture qu’il en fait et ses analyses magis­trales. Or devant la vie, la vraie, il était démuni, étranger : il paraissait ne la connaître que par l’inter­mé­diaire du livre. C’est peut-être la raison pour laquelle j’avais trouvé ses quelques récits de fiction mal ficelés : la réalité qu’il y inventait était mal construite et peu plausible, les dialogues empruntés.

Sa des­cription de la tran­sition de la parole à l’écrit omet curieu­sement celle du « peuple du Livre » – celle qui s’est faite dans l’acte fondateur de l’incar­nation de la parole divine (et non pas du corps divin, c’est là la différence fonda­mentale entre judaïsme et chris­tianisme) – et, s’il mentionne les Grecs, il s’attache surtout à analyser l’impor­tance de la rédaction des Évangiles. Autre curiosité : il souligne le contraste entre l’entreprise infinie de l’écriture comme réfu­tation de ce qui lui précède, du texte sur (ou contre) le texte, du commen­taire sur le commen­taire, qu’il affirme être le propre du Talmud et « que l’on retrouve perpé­tuée dans l’idée freudienne de l’“analyse sans fin” » d’une part, et « la métaphore plato­ni­cienne de l’échange oral qui permet, mieux, autorise la remise en cause immé­diate, la contre-déclaration et la correc­tion. » Or qui connaît quelque peu le Talmud sait qu’il s’est justement construit dans l’oralité (tandis que la psycha­nalyse fait le parcours inverse, une sorte de décon­struction par la parole), dans le débat et dans la contra­diction, et que ce n’est que plus tard qu’il a été fixé par écrit, comme numé­risé, avec la trace de toutes ses couches consti­tutives.

Cette élégie du lettré pris entre la mutation du livre – qui lui semble se dissou­dre entre le désin­térêt et le numé­rique – et l’emprise aveu­glante que cet objet peut encore exercer, pose la question essen­tielle de la connais­sance. La connaissance de qui et de quoi ? Comment l’acquiert-on et comment se transmet-elle ? Le livre l’incarne-t-elle ? Ou peut-on s’en passer ? Et si oui, l’illet­trisme est–il vraiment une tare ?

Ce qui nous amène à un autre débat, soulevé par une question récemment posée par Olivier Le Deuff : « Faut-il traduire “information literacy” ? » Je suis pour la traduction lorsqu’elle est possible – et elle l’est plus souvent qu’on ne le pense. Je ne vois pas la nécessité absolue d’adopter une termi­nologie étrangère lorsqu’on parle (ou écrit) en français à l’intention de franco­phones, même si l’anglais est la lingua franca actuelle. Des pays bien plus poly­glottes que la France (tels l’Islande) ne le font pas, ce qui ne les empêche pas de bien s’exprimer dans d’autres langues.

Si la peur du Tradutore traditore (le traducteur traître) nous obnubilait tant, nous n’aurions pas les traduc­tions de Poe par Baudelaire, par exemple – et ne pourrions lire ce qui s’est écrit dans les langues du monde, de l’albanais au zande. Il y a d’ailleurs des ouvrages qui sont traduits en français mais pas en anglais (et inversement), et nous ne sommes malheu­reusement pas tous des Claude Hagège. Cette peur de la traduction est aussi celle de la trans­cription musicale – mais sans elle, Haydn n’aurait pas transcrit ses propres Sept Dernières Paroles ni Liszt la Neuvième symphonie de Beethoven pour le piano…

Pourquoi tenter de traduire ? Plusieurs raisons à cela. Un exemple à méditer est celui de Sébastien Castellion qui, en 1555, a traduit la Bible en français en s’abstenant d’utiliser tout mot latin ou grec, afin que le public non lettré comprenne, même s’il lui fallait pour ce faire inventer un mot : on pourrait plus facilement en deviner le sens de par sa proximité à d’autres mots connus, que celui de son équivalent grec ou latin (c’est ce que j’avais d’ailleurs fait en utilisant, pour la première fois me semble-t-il, le terme « numérithèque »). La traduction nous fait aussi confronter parfois des univers radi­ca­lement différents et des langues qui ont chacune leur génie – telles celles où il y a des dizaines de mots décri­vant les variantes de la neige, qu’en fait-on ? on fait au mieux – et cette tentative de compré­hension du sens profond et de sa trans­mission est aussi un acte d’ensei­gnement : les grands traducteurs sont des maîtres tant pour le respect de l’œuvre qu’ils passent que pour leur capacité à la faire comprendre à leurs lecteurs. Car finalement, le plus important n’est-il pas de comprendre ? C’est pourquoi il me paraît tout aussi utile de sous-titrer les films pour préserver la musique de la langue et l’authenticité de la voix des acteurs (comme on le voit à l’extrême dans les animations de La Linea, où tout n’est que dans l’intonation et les gestes, la langue ne voulant rien dire), deux facteurs aussi essentiels à la compréhension que le texte lui-même, que de les doubler pour ceux qui ne savent pas lire. Le cinéma (ou l’opéra) ne devrait pas être réservé qu’aux lettrés…

Enfin, une raison plus prosaïque pour traduire me semble aussi à l’œuvre : la grammaire. Quel serait le genre de “literacy”, quel serait son pluriel ? On voit d’ailleurs la différence de genre accordée au mot anglais “job” lors de son entrée en français, devenu masculin à Paris et féminin à Montréal.

Alors “literacy” ? Inventons un mot dérivé de son opposé, « illettrisme » : investissons « lettrisme » (mot inventé en 1947 pour dénoter une école littéraire d’avant-garde) du sens de « le fait d’être lettré » (ce dernier mot voulait d’ailleurs dire à l’origine « sachant lire »). De toute façon, on détourne parfois des mots de leur vieux sens pour leur en donner de nouveaux (tel « ordi­nateur », qui ne dénotait pas en 1491 un quel­conque PC) ? Les Québecois n’ont pas encore fait ce choix (eux qui pourtant n’ont pas froid aux yeux pour innover) : ils traduisent “literacy skills” par « capacités de lecture et d’écriture » (que c’est lourd…) et “literacy degree” par « taux d’alphabétisation » (que c’est long…). Au moins, « lettrisme » permet de faire plus léger et de garder cette proxi­mité de sens entre « savoir lire et écrire » et « être cultivé » que suggère “literacy”. Mais cela ne vaudra que tant qu’il y aura encore des livres et des gens pour les lire. Après il faudra trouver un autre mot… Entre temps, néologisme pour néologisme, adoptons la démarche de Castellion.

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