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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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27 avril 2005

La brûlure dévorante de l’envie

Classé dans : Musique, Théâtre — Miklos @ 0:36

Le grand dramaturge britannique Peter Shaffer, né en 1926 à Liverpool, a d’abord étudié l’histoire tout en travaillant, entre autres, dans des mines de charbons puis dans des librairies. Son don pour l’écriture théâtrale se révèle avec Five Finger Exercise, donné à Londres en 1958 dans la mise en scène de John Gilguld, excusez du peu. Equus (1973), chef-d’œuvre sur l’obsession d’un adolescent de dix-sept ans avec les chevaux dont il a crevé les yeux, et dont la confrontation avec un psychiatre incite ce dernier à faire face au vide de sa propre vie sans passions et à celle dévorante de cet adolescent perturbé, lui vaut des prix prestigieux et plus de 1000 représentations à Broadway. Cette pièce a donné lieu à un magnifique film de Sidney Lumet avec Richard Burton. En 1979, il écrit Amadeus, qui réussira tout aussi bien et inspirera le film éponyme de Milos Forman, qui décrochera 8 Oscars.

Peter Shaffer dit de sa pièce que c’est une tragédie. Définition de la tragédie dans le Petit Larousse : “Pièce de théâtre dont le sujet est géné­ralement emprunté à la légende ou à l’histoire, qui met en scène des personnages illustres et représente une action destinée à susciter la terreur ou la pitié par le spectacle des passions et des catastrophes qu’elles provoquent.” En ce sens Amadeus est fondamentalement une tragédie. Mais dire que c’est une tragédie, c’est sous-entendre qu’elle n’est qu’une tragédie. Or justement, la force de Shaffer c’est de mêler, d’utiliser tous les genres du théâtre, de la comédie au drame en passant par la farce, et d laisser toutes les influences s’entrechoquer, de Shakespeare à Racine ou Marivaux.

Shaffer ne respecte aucune des règles du théâtre, il invente les siennes. De même, il appelle sa pièce “Amadeus”, mais il nous raconte l’histoire de Salieri. Il semble prendre les chemins des la vérité historique alors que tout n’est que fiction. Ses héros sont des personnages illustres, dont il se sert pour écrire une histoire totalement inventée, mais grâce à ses inventions, il nous fait approcher une réalité sans doute plus vraie que n’importe quelle scrupuleuse biographie. Shaffer est un impressionniste du théâtre en quelque sorte. Il ne “montre” pas Mozart, Salieri, Constanze et toute la cour de Joseph II, il en donne “l’impression”, l’illusion. De son “impression” se dégagent une immense énergie, une totale liberté, une passion dévorante.

À l’invention, la liberté, l’insolence de Mozart, en écho, résonnent l’invention, la liberté, l’insolence de Shaffer.

Stéphane Hillel

On peut encore voir (jusqu’à fin mai) au Théâtre de Paris (merci, Radio Classique pour ces billets gratuits !), cette très belle pièce. Dans la distribution : Jean Piat (ex-sociétaire de la Comédie-Française à la carrière bien remplie), et Lorànt Deutsch (footballeur déçu et lauréat du César 2003 comme meilleur jeune espoir masculin et du prix Jean Gabin et Romy Schneider en 2004). La mise en scène est de Stéphane Hillel. Quel spectacle ! L’argument en est la rivalité entre Salieri et Mozart, l’admiration et la jalousie dévorante d’un compositeur au jugement musical et à l’intelligence imparable — il se sait médiocre face à l’œuvre d’un génie absolu, inspirée de Dieu et qu’il pressent éternelle. Le contraste entre un Salieri qui aura tenté de se conformer (à la religion), aura réussi (socialement) mais échoué en tant que créateur, et d’un Mozart déluré voire vulgaire (était-il affligé du syndrome de Gilles de la Tourette, sous sa manifestation de coprolalie ?) et jouissif, qui finira dans la misère et oublié de tous, et qui aura produit avec une facilité incroyable une musique sublime. La pièce aborde aussi le problème éternel et toujours actuel de la place du créateur dans la société : crée-t-il pour un public et pour le goût d’une époque, ou le fait-il par nécessité intérieure ? Comment fait-il pour vivre sans prostituer son art à un mécène ou à un état qui commande, paie et impose ses critères, en général médiocres ?

Jean Piat joue à merveille un Salieri au terme de sa vie, enfer sur terre qu’il s’est créé en atteignant le but qu’il s’était fixé, et racontant aux générations futures ce combat sans pitié qui prend une dimension métaphysique, et qui se joue devant nos yeux dans des costumes chatoyants et dans un décor léger et polyvalent. Lorànt Deutsch est un Wolfgang jeune, passionné, sensuel, brisant tous les carcans, puis un Mozart brisé et mourant (et un peu moins crédible dans ces brefs moments, dommage). Les autres acteurs sont très bons, on remarquera surtout Gérard Caillaud qui campe avec beaucoup de finesse et d’humour l’Empereur François-Joseph II, lourdaud, bête et aveuglé. La mise en scène enlevée avec brio et imagination sert le texte de cette pièce splendide qui relate l’histoire de deux souffrances, de deux délires — l’un celui de la jalousie, l’autre occasionné par la persécution — dans une Vienne en fête perpétuelle éclairée par des feux d’artifice permanents, illuminée par le feu de la création et assombrie par la lumière noire de la haine. Il y en a pour tous les (bons) goûts. Mais s’il fallait choisir (ce qui n’est pas le cas), je garderai Equus — la pièce et le film.
3/2/05, 27/4/05

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  1. Je suis d’accord, le personnage de Mozart s’essouffle vers la fin … mais j’adore Deutsch quand même ^^

    Commentaire par chapichapo — 27 avril 2005 @ 9:58

  2. (oui, bon, sublime, la musique de Mozart…. quand il s’en donne la peine. Je me souviens de concerts où l’on donnait queqlues oeuvres moins connues du compositeur : je me suis dit alors qu’il y a parfois de bonnes (i.e. musicales) raisons pour que telles ou telles partitions aient pu être oubliées – ce n’est pas tujours le cas : J.S. Bach et A. Vivaldi à l’appui.

    Mozart est très généralement sublime lorsqu’il souffre. Certaine sonate pour piano oet vilon, en deux mouvements, écrite alors qu’il ressentait profondément la bouderie que Paris lui infligeait, Dom Givanni, le Requiem, certains concerti pour piano. Le reste du temps, sa musique est ploumploumesque, largement en deça de l’inventivité de Haydn. C’est souvent le cas, pour ceux qui ont une telle facilité qu’en peu d’effort, ils produisent quelque chose qui se tint. Il en faut plus, cependant, pour qu’une musique traverse les siècles. Ce plus, Mozart incontestablement en jouissait. Mais il y a loin à ce qu’il en ait systématiquement fait usage.)

    Commentaire par kliban — 27 avril 2005 @ 10:12

  3. Je peux reprendre à mon compte à propos de Vivaldi ce que tu dis à propos de Mozart. Non pas que je pense que tout ce qu’a fait Mozart est sublime : ce n’est pas le cas (souffrance ? je ne sais pas ; les oeuvres "sturm und drang" – je sais, ce n’est pas Haydn, mais j’utilise tt de même – tels le concerto n° 20 en ré mineur – comme le Requiem – ou certaines des sonates – ne dénotent pas une "souffrance" mais le tragique, ce qui n’a aucun rapport), mais je suis encore beaucoup plus loin de penser que tout ce qu’a fait Vivaldi est sublime (à se demander parfois s’il n’utilisait pas Finale avec un logiciel de génération… non, j’arrête). Quant à comparer Haydn (que j’aime beaucoup – à son propre titre) et Mozart, je me demande seulement ce qu’aurait écrit Mozart s’il avait vécu 77 ans comme Haydn et non pas 36 ans. De gustibus non est disputandum…

    Commentaire par miklos — 27 avril 2005 @ 13:22

  4. Il est vrai que ozrt n’eut pas le temps de maturer, je e reconnais. Par contre, je ne te rejoins pas vraiment sur Vivaldi. Sublime, tout, sans doute pas. mais d’une inventivité ahurissante, au point d’éclipser tous les musiciens de son temps. Mais mon répertoire vivaldien est sans doute trop peu développé pour que je puisse arguenter sérieusement là-desuss…

    Commentaire par kliban — 27 avril 2005 @ 21:10

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