Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

11 avril 2010

Depuis que l’homme est homme et le Français français…

Classé dans : Langue, Littérature — Miklos @ 11:16

Dans ses Carnets, le major W. (William) Marmaduke Thompson a consigné ses observations de la France et des Français qu’il découvre après la guerre ; veuf, il s’était remarié avec Martine-Nicole Noblet et s’installe à Paris, patrie de sa seconde épouse.

Publiés en 1954, certaines de ces pages peuvent dater, surtout lorsqu’elles concernent des aléas de la vie politique d’alors (les gouvernements qui ne tiennent que quelques mois, le parlement désorganisé…), mais pour l’essentiel elles font mouche encore aujourd’hui lorsqu’elles décrivent le rapport du Français à ses congénères, à ses institutions et au reste du monde.

Comment définir ces gens qui passent leurs dimanches à se proclamer républicains et leur semaine à adorer la Reine d’Angleterre, qui se disent modestes, mais parlent toujours de détenir les flambeaux de la civilisation (…), qui placent la France dans leur cœur, mais leurs fortunes à l’étranger, qui sont ennemis des Juifs en général, mais ami intime d’un Israélite en particulier (…), qui détestent que l’on critique leurs travers, mais ne cessent de les dénigrer eux-mêmes, (…), qui admirent chez les Anglais l’ignorance du « système D », mais se croiraient ridicules s’ils déclaraient au fisc le montant exact de leurs revenus, qui se gaussent des histoires écossaises, mais essaient volontiers d’obtenir un prix inférieur au chiffre marqué; qui s’en réfèrent complaisamment à leur Histoire, mais ne veulent surtout plus d’histoires, qui détestent franchir une frontière sans passer en fraude un petit quelque chose, mais répugnent à n’être pas en règle, qui tiennent avant tout à s’affirmer comme des gens « auxquels on ne la fait pas », mais s’empressent d’élire un député pourvu qu’il leur promette la lune, qui disent : « En avril, ne te découvre pas d’un fil », mais arrêtent tout chauffage le 31 mars, qui chantent la grâce de leur campagne, mais lui font les pires injures meulières, qui ont un respect marqué pour les tribunaux, mais ne s’adressent aux avocats que pour mieux savoir comment tourner la loi, enfin, qui sont sous le charme lorsqu’un de leurs grands hommes leur parle de leur grandeur, de leur grande mission civilisatrice, de leur grand pays, de leurs grandes traditions, mais dont le rêve est de se retirer après une bonne petite vie, dans un petit coin tranquille, sur un petit bout de terre à eux, avec une petite femme qui, se contentant de petites robes pas chères, leur mitonnera de bons petits plats et saura à l’occasion recevoir gentiment les amis pour faire une petite belote ?

Ces conservateurs qui, depuis deux cents ans, ne cessent de glisser vers la gauche jusqu’à y retrouver leur droite, ces républicains qui ont fait depuis plus d’un siècle du refoulement de royauté et apprennent à leurs enfants, avec des larmes dans la voix, l’histoire des rois qui, en mille ans, firent la France – quel damné observateur oserait les définir d’un trait, si ce n’est par la contradiction ? (…)

M. Taupin est un monsieur qui ne croit à rien, parce que, à son avis, il ne sert plus à rien de croire à quelque chose. (…)

« Ce qu’il nous faudrait, c’est un homme à poigne, qui fasse un peu d’ordre là-dedans, un bon coup de balai ! »

On pourrait penser alors que ces gens aspirent à la dictature. Erreur. Qu’un homme à poigne se signale à l’horizon, qu’il parle de réformer les institutions parlementaires, de mettre de l’ordre, de faire régner la discipline et, pour un satisfait, voilà mille mécontents. (…)

Les Français sont persuadés que leur pays ne veut de mal à personne. Les Anglais sont méprisants ; les Américains dominateurs ; les Allemands sadiques ; les Italiens insaisissables ; les Russes impénétrables ; les Suisses suisses. Eux, Français, sont gentils. On leur fait des misères. (…)

Persécuté par ses ennemis qui lui font la guerre, par ses alliés qui font la paix sur son dos, par le monde entier qui lui prend ses inventions (les Français ne savent qu’inventer pour se plaindre ensuite qu’on le leur a pris), le Français se sent également persécuté par les Français : par le gouvernement qui se paie sa tête, par le fisc qui lui fait payer trop d’impôts, par son patron qui paie bon marché ses services, par les commerçants qui font fortune à ses dépens, par le voisin qui dit du mal de lui, bref, par anybody… (…)

Qui dont investit le gentil Français ?

Un mot très bref de son vocabulaire, sur lequel mon si dévoué collaborateur et ami a bien voulu attirer mon attention, m’a livré la secrète identité des assiégeants : c’est ils. Et ils, c’est tout le monde : les patrons pour les employés, les employés pour les patrons, les domestiques pour les maîtres de maison, les maîtres de maison pour les domestiques, les automobilistes pour les piétons, les piétons pour les automobilistes, et, pour les un comme pour les autres, les grands ennemis communs : l’État, le fisc, l’étranger.

Pierre Daninos, Les Carnets du major W. Markmaduke Thompson. Découverte de la France et des Français. Hachette, 1954.

Le « dévoué collaborateur » du fictif major est le bien réel Pierre Daninos (1913-2005), qui a réussi ce « tour de force » (terme français repris et italicisé par les Américains) pour un Français de faire voir les Français aux Français par l’œil d’un Anglais francophile inexistant : c’est cette distance – la Manche étant alors aussi infranchissable qu’aujourd’hui en dépit de l’Eurostar, culturellement parlant, s’entend –, de l’accent que l’on entend dans les discrets anglicismes du texte et dans l’humour british qui donnent toute leur saveur à cette critique de nos travers nationaux.

La vie de Marmaduke s’est poursuivie presque tout autant que celle de son créateur, jusqu’aux Derniers carnets du major Thompson. Si Daninos a exploré les trésors infinis de nos idiosyncrasies nationales (Un certain monsieur Blot, Snobissimo…), il a aussi consacré un ouvrage à la dépression qui l’avait frappé (Le 36e dessous). La nécrologie que lui a consacrée Le Times montre l’intérêt de ses livres pour un public international, tout à la fois amoureux et critique de la France et des Français.

Le regard qu’a jeté Laurence Wylie (1909-1996) sur les Français est d’un tout autre ordre : cet Américain, fils de pasteur, s’était pris d’amour pour la France (l’amour, toujours l’amour !) et y a passé plusieurs années sabbatiques dans la France dite profonde : un village dans le Vaucluse (dont il a tiré un livre éponyme), en Anjou… Devenu professeur de culture française à Harvard, il s’est surtout intéressé à l’étude de la gestuelle et à la communication non verbale comme moyens de comprendre une culture étrangère.

Son livre Beaux gestes est un chef-d’œuvre en son genre : des expressions françaises particulièrement typiques (il est bourré !, il y a du monde au balcon !…) y sont littéralement illustrées par des photos dans lesquelles il prend les mimiques correspondantes d’une façon très expressive ; ce n’est pas étonnant : il avait suivi les cours du mime Jacques Lecoq… On parle avec tout son corps, et l’accent – régional ou étranger – ne se manifeste pas uniquement dans la voix, mais dans les infinies expressions du visage ou des mains, par les postures de la tête et des épaules, dans sa démarche… On peut ainsi parfois distinguer de loin un étranger avant même de l’avoir entendu parler. Preuve s’il en est que la maîtrise d’une langue ne consiste pas uniquement à posséder vocabulaire et grammaire mais aussi ses idiomes, et, plus généralement, sa culture, et que la communication ne passe pas uniquement par l’oralité.

Un autre « tour de force » concernant la France, ou plutôt le français, est le Mots d’Heures : Gousses, Rames. The d’Antin Manuscript, par Luis d’Antin van Rooten. C’est, d’apparence, une anthologie de poèmes en ancien français, accompagnés d’une profusion de savantes notes de bas de page destinées à en faciliter la compréhension, mais c’est en fait une translittération particulièrement originale de l’équivalent anglais des Contes de ma mère l’oye qui utilise des mots français à la consonance proche. Le titre du recueil lui-même reprend de cette façon celui de l’original, Mother Goose Rhymes. Et c’est ainsi que :

Un petit d’un petit
S’étonne aux Halles
Un petit d’un petit
Ah ! degrés te fallent
Indolent qui ne sort cesse
Indolent qui ne se mène
Qu’importe un petit d’un petit
Tout Gai de Reguennes

correspond au célèbre :

Humpty Dumpty
Sat on a wall.
Humpty Dumpty
Had a great fall.

And all the King’s horses,
And all the King’s men
Couldn’t put Humpty Dumpty
Together again.

Un livre aussi intelligent qu’amusant, ma foi.

On trouve une variante du genre dans les Let’s Parler Franglais! (1980) et Parlez-vous Franglais? de Mikes Kington, collection de dialogues en français parlé par des Britanniques qui émaillent leurs phrases de mots en anglais ou traduisent littéralement dans la langue de Molière les tournures et les idiomes de celle de Shakespeare, ce qui donne par exemple :

Premier Joggeur : Je peux courir avec vous ?

Deuxième joggeur : Oui, si vous voulez.

1er Joggeur : C’est pour la compagnie, vous savez.

2ème Joggeur : Ah vous courez sur company business ?

1er Joggeur : Non, non. Je n’aime pas courir seul.

2ème Joggeur : Ah.

1er Joggeur : C’est un merveilleux matin pour cette sorte de chose.

2ème Joggeur : Quelle sorte de chose ?

1er Joggeur : Le jogging.

2ème Joggeur : Ah, vous faites le jogging ?

1er Joggeur : Oui. Vous aussi, non ?

2ème Joggeur : Non.

1er Joggeur : Ah… Mais pourquoi vous courez, alors ?

2ème Joggeur : Je vais à un job.

1er Joggeur : Un job ? Vous êtes un Running Doctor, comme en Australie ?

2ème Joggeur : Non, je suis un gendarme. Je vais à un 999 appel.

1er Joggeur : C’est curieux. Je croyais que la police avait des motocyclettes et des voitures avec sirènes.

2ème Joggeur : Oui, mais nous sommes under-equipped. Le 999 appel est venu, on n’avait plus de véhicules, on m’a dit : ‘Run, you blighter, run.’

1er Joggeur : Mais… vous n’avez pas d’uniforme.

2ème Joggeur : Je suis plainclothes.

1er Joggeur : Ah. Cela explique le trois-piece suit, la cravate natty et la rose au revers. Quand je vous ai vu, je me suis dit : ‘Pour un joggeur, ce n’est pas très joggy. Ce n’est pas mon idée d’un jog-suit.’ A propos, où vous allez ?

2ème Joggeur : 19 Lauderdale Road. Séparer un mari et une femme. Ils se battent. La même vieille histoire. Blimey, je suis knackered. C’est loin ?

1er Joggeur : Pas si vous êtes dans la rose de santé. Vous n’avez pas une petite sirène pour arrêter la traffique ?

2ème Joggeur : Non. Il faut que je me repose un peu. Dites donc, vous êtes en peak form—pouvez-vous allez à l’avance ?

1er Joggeur : A 19 Lauderdale Road ?

2ème Joggeur : Oui. C’est bien simple. Vous entrez, vous criez, ‘Je suis la loi,’ et vous craquez les têtes ensemble.

1er Joggeur : Mais… mais je fais un time trial ! Cela dérangera ma schedule !

2ème Joggeur : C’est un ordre ! Par la majesté de la loi je vous ordonne… !

1er Joggeur : OK, OK. J’y cours.

2ème Joggeur : Et prenez garde ! Le mari a un revolver. Au revoir, jusqu’après mon petit lie-down.

Soyez donc très careful quand vous ferez votre dimanche jogging, surtout si vous ne le faites pas dans le club de gym.

Un commentaire »

  1. [...] fort encore ? quand le procédé implique deux langues distinctes. On avait cité le fameux Mots d’Heures. Gousses, Rames, ouvrage qui, sous l’apparence d’une collection de [...]

    Ping par Miklos » De quelques vers holorimes polyglottes, dont un gentiment coquin — 18 juillet 2011 @ 23:56

Flux RSS des commentaires de cet article. TrackBack URI

Laisser un commentaire

XHTML: Vous pouvez utiliser ces balises : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos