Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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22 juin 2007

Faites de la musique

Classé dans : Musique — Miklos @ 3:11

Page de la partition de la Boîte à joujoux de Debussy, illustrée par André Hellé

Tout doit sur terre
Mourir un jour
Mais la musique
Vivra toujours

– chanson populaire

Pour qui en douterait, on rétorquera sans doute que les nombreuses manifestations de la Fête de la musique… que les nouveaux modes de consommation de la musique… Effectivement, la musique de consommation – faite pour être ingérée au moment où elle est cuisinée au goût du jour, voire de l’instant – a de beaux jours devant elle, car sa fonction première est utilitaire : jingle commercial, musique de fond ou faite pour isoler son auditeur du monde qui l’entoure, incantatoire ou rituelle. Ce n’est plus une œuvre unique, remarquable ou mémorable, dont on peut dire qu’on l’écoute « parce que c’est moi, parce que c’est elle » et vers laquelle on revient, c’est une musique de genre ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, comme le sont les romans d’une Barbara Cartland ou les façades ressemblantes d’un lotissement de province. Ce n’est donc pas un « morceau » particulier qui vivra toujours, mais un genre qui s’éternise.

Une visite des studios de Radio Classique, ouverts pour l’occasion au public, était révélatrice : on a pu assister au passage en fondu d’un bout de musique classique, annoncé, à un jingle commercial, puis à un autre bout d’une autre œuvre, sans aucun rapport (et qui ne sera identifiée qu’après). En réponse à l’éton­nement manifesté par ces pratiques, la guide a répondu que, vous comprenez, il faut faire de plus en plus de publicité, pour gagner de l’argent, et comme le temps de parole est limité à 2m30s par heure (ce qui est faux, ou alors c’est uniquement le temps de parole consacré à la musique qui est ainsi limité), on ne peut pas passer son temps à parler musique (ni, a fortiori, à l’écouter comme il faut).

Il y avait un temps où Radio Classique était la radio de la musique, rien que de la musique. Et de la bonne : une programmation intelligente, tant pour le choix des œuvres que de leurs interprétations, historiques ou récentes. Ce temps est passé, les œuvres sont de plus en plus souvent découpées, le choix trivialisé et les émissions peoplisées. À l’antenne, passent de plus en plus souvent des musiques de variété et de film – loin des chefs d’œuvre du genre qu’a écrits un Prokofiev ou un Chostakovitch – commentées par des personnalités dans l’actualité (et pas celle de la musique).

Mais le comble du (mauvais) genre auront été Les Élections Classiques 2007 qu’a organisées la radio à l’Olympia le jour du second tour des élections présidentielles (!), où ont été annoncées les œuvres choisies par les auditeurs comme leurs préférées : l’orchestre Colonne et ses chœurs, sous la direction de Laurent Petitgirard, et, d’autre part, des instrumentistes et chanteurs solistes, ont interprétés non pas des œuvres, mais des extraits d’œuvres, et parfois des extraits d’extraits : ainsi il en a été de ces quelques mesures – la partie « tube » – tirées du dernier mouvement de la Neuvième symphonie de Beethoven ; non seulement l’œuvre a été ainsi dépecée, mais l’acoustique de l’Olympia (qui n’a pas été choisie pour devenir la salle de la future Philharmonie de Paris) a écrasé le son des interprètes : les chœurs semblaient ténus et asthmatiques (tandis qu’on a pu les entendre avec bonheur quelques jours plus tard à Pleyel, dans de la « bonne » musique de film, la Cantate Alexandre Nevski de Prokofiev), l’excellent Marc Coppey paraissait jouer d’un violoncelle désaccordé trouvé dans une brocante (l’extraordinaire récital des Suites pour violoncelle seul de J.-S. Bach, qu’il avait donné au Théâtre de la Ville quelques semaines plus tôt était, s’il en fallait, la preuve du contraire), et l’on a eu droit à un défilé de célébrités – Marisa Berenson, Sylvie Vartan, Claire Chazal, Anne Sinclair, Philippe Labro ou Julie Depardieu… – qui ont été questionnées par Olivier Bellamy (qui n’est pas Mireille Dumas – d’ailleurs, leur temps de réponse était à peu près égal à celui des questions qui leur étaient posées) sur l’importance de la musique dans leur vie : l’expérience de Monsieur (ou Madame) Tout-le-monde, transcendée par son partage avec celle d’une star.

La présence de Marisa Berenson s’expliquait par le fait qu’elle avait joué dans Barry Lindon, dont la musique a « gagné » les élections : il s’agissait de l’andante du Trio n° 2 de Schubert. Si Stanley Kubrick est connu pour le choix remarquable des musiques de ses films1, ces extraits sont plus connus pour le film qu’ils accompagnent que pour l’œuvre dont ils ont été découpés : c’est une musique utilisée pour un film, ce n’est pas de la musique écrite pour un film. C’est aussi le cas de l’« Elvira Madigan » de Mozart (sic), de l’Adagio pour cordes de Samuel Barber ou de la Valse n° 2 de la Deuxième suite pour orchestre de jazz de Chostakovitch2, 17e place aux Élections classiques. C’est d’ailleurs ce que défend l’équipe de programmation de Radio Classique dans le livret accompagnant le coffret des Élections (aux interprétations inégales, toutes provenant d’EMI, et pas toujours des meilleurs enregistrements de ce label qui en possède pourtant) : « Pourquoi aime-t-on un air plus qu’un autre (…) ? L’a-t-on déjà entendu lors d’un festival, à la radio, dans une publicité, dans un film ? Qu’importe. » Effectivement, surtout si ce n’est plus une œuvre mais un air.

Foule (détail d'un dessin de Sempé)On ne critique pas ici le fait qu’il y a mille et un goûts, tous tout aussi légitimes les uns que les autres ; ce n’est pas non plus une question de statut social ou de culture, mais de plaisir, individuel, de groupe ou de masse. Ce que l’on déplore, c’est la lente disparition de ce qui faisait la joie d’une certaine minorité, déplacée qu’elle est par un goût plus uniforme – la technique omniprésente imposant insidieusement son « individualisme de masse » –, populaire s’il en est – et donc plus valable économiquement – sous les appellations d’origine qui ne sont plus si contrôlées que cela3 et qui sont à la musique classique ce que le Reader’s Digest est à la littérature. C’est d’ailleurs l’impression qu’on a eue lors du récital que Roberto Alagna a récemment donné au Théâtre des Champs-Elysées : applaudi à tout rompre dès son entrée en scène, loué par la presse après le concert, on aurait pu se croire devant une des grandes voix de ce siècle. Mais hélas… s’il possède un beau timbre dans certaines parties de son registre vocal et une très bonne élocution, il ne semble pas avoir l’agilité requise pour les œuvres qu’il avait choisies ni la mémoire nécessaire à l’interprétation d’un tel récital. Ce qui ne l’a pas empêché de minauder à souhait avec la salle qui en redemandait, de flirter avec une spectatrice qui s’en pâmait d’aise et d’émotion… Le public n’était pas venu écouter la musique, mais voir Alagna : il aurait chanté n’importe quoi, n’importe comment (et certaines mauvaises langues diront qu’il l’a fait), le succès aurait été le même (et ces mêmes mauvaises langues auraient ajouté : « en France, pas en Italie, où ils écoutent encore les chanteurs »). On ne va pas bouder le plaisir des autres, mais est-ce encore de la musique classique ?

Gabriel FauréOn aura tout de même eu un grand plaisir : celui de visiter la braderie organisée annuellement par la Médiathèque Musicale Mahler, véritable fête dans la Fête de la musique. Ce lieu enchanteur, situé dans un petit hôtel particulier non loin d’autres lieux magiques tels le musée Nissim de Camondo, offrait, à des prix défiant toute concurrence, livres, disques et partitions. À s’en vider le porte-monnaie et à s’en remplir le cœur de joie et l’esprit de richesse : deux éditions du délicieux Plaisir d’amour de Martini (dont l’une, d’une belle écriture manuscrite moulée, porte la mention « accompagnement de piano d’après l’orchestration de Mr Berlioz ») ; une partition de La boîte à joujoux – ballet pour enfants de Debussy, illustrée de façon fort amusante par André Hellé (ci-dessus) ; des Mélodies Choisies de Brahms, avec « paroles françaises par Victor Wilder » ; deux volumes des œuvres complètes de Hugo Wolf, les Spanisches Liederbuch et Gedichte von Joseph v. Eichendorff ; une édition Urtext des Klavierstücke de Beethoven ; quelques partitions de poche (le Trio pour piano en si bémol majeur op. 99 de Schubert, Les nuits d’été de Berlioz, trois danses du Tricorne de Falla)… Parmi les disques compacts, des interprétations historiques de Euryanthe de Weber (Jessye Norman, Nicolai Gedda – Staatskapelle Dresden, Marek Janowski), de Medée de Cherubini (Maria Callas, Jon Vickers, Fiorenza Cossotto – Covent Garden Orch., Nicola Rescigno), de Roméo et Juliette de Gounod (Jussi Björling – ah, quelle voix ! –, Bidú Sayão – orch. du Met., Emil Cooper), de Tristan et Isolde (Birgit Nilsson, Wolfgang Windgassen, Christa Ludwig, Eberhard Wächter, Martti Talvela – Bayreuther Festspiele, Karl Böhm), des Puritains (Maria Callas, Giuseppe di Stefano, Rolando Panerai – Teatro alla Scala, Tullio Serafin) et des Pirates avec en bonus « la » fameuse aria de Norma (Maria Callas – Rescino et Tullio Serafin) de Bellini, du Chevalier à la rose de Strauss (Régine Crespin, Yvonne Minton – Philharmonique de Vienne, Georg Solti), de la Tosca (Maria Callas, Giuseppe di Stefano, Tito Gobbi – Teatro alla Scala, Victor de Sabata) et de Turandot (Maria Callas, Elisabeth Schwarzkopf, Eugenio Fernandi, Nicola Zaccaria – Teatro alla Scala, Tulio Serafin) de Puccini… Et en guise de mignardises, quelques numéros de la revue Le Monde musical des années 1920, aux couvertures illustrées des photos des grands musiciens de l’époque (Gabriel Fauré, ci-contre), aux articles souvent fort intéressants et aux publicités désuètes, telle celle pour l’ochydactyl, « Appareil de Culture Physique des Doigts » (ci-dessous).

De quoi remplacer avantageusement Radio Classique, jusqu’à la braderie suivante…


1 Purcell, Vivaldi, Bach, Haendel, Paisiello, Mozart, Beethoven, Schubert, Johann et Richard Strauss, Rimsky-Korsakov, Elgar, Khachaturian, Ligeti, Penderecki, Bartok…
2 Et pour cause : on l’entend entre autre dans Bad Santa, Blue Moon, The Luzhin Defence, Eyes Wide Shut…
3 Phénomène qui frappe d’autres domaines : les menaces actuelles sur le camembert AOC qui rappelle la bataille perdue des matières grasses végétales engraissant dorénavant le chocolat.

Publicité pour l’ochydactyl

5 commentaires »

  1. Roberto Alagna vient de se produire dans Madame Butterfly au Metropolitan Opera de New York. La critique du Sun de New York est pour le moins sévère et rejoint l’impression que j’avais eue lors du récital dont je parlais ici :

    As for Mr. Alagna, he made for a problematic lead. Not in his best voice, he struggled and strained to hit his higher notes, doing so but with audible wreckage strewn along the way. Pinkerton is a difficult role to discuss in terms of emotional content, and a tenor can play him in various ways from villainous to victimized, but Mr. Alagna seemed to simply be presenting him without interpretation. In fact, for what purported to be a new and different look at an old chestnut, this performance was surprisingly stand and deliver, with little emphasis on thespianism. Like his mate, this Pinkerton had no passion, no vibrancy, not even any animal lust.

    En bref : voix pas au meilleur de sa forme (avec des difficultés pour atteindre le registre élevé avec des dégâts collatéraux audibles), pas d’interprétation. Quant à sa femme, la soprano Angela Gheorghiu, elle s’est purement et simplement fait virer du Lyric Opera de Chicago pour avoir manqué six des dix répétitions. L’article du Chicago Tribune ne manque pas de rappeler qu’on appelle ce couple les Bonnie et Clyde de l’opéra. Il y a des musiciens qui sont célèbres pour la qualité de leur travail sur la scène, et d’autres pour leur notoriété en sortie de scène, en ville ou dans les pages people de la presse à sensation. L’une n’implique pas forcément l’autre.

    Commentaire par Miklos — 10 octobre 2007 @ 17:44

  2. Bonjour, Je suis tombé sur votre blog en recherchant des renseignements sur l’ochydactyl… j’en possède un (si si, et je n’ai pas 100 ans :-) ) que je cherche à vendre (?) et il n’y a pas beaucoup d’info sur le net à ce prorpos…
    Auriez-vous une quelconque idée ?
    Avec mes remerciements,
    Simon

    Commentaire par Simon — 20 octobre 2008 @ 16:21

  3. Bonsoir,

    Je ne suis pas spécialiste de ce genre d’instrument (de torture ?) et n’ai aucune idée de sa valeur. Mais puisque vous êtes en Suisse, vous pourriez vous adresser au Musée historique de Bâle qui en possède un. Ils sauront peut-être vous renseigner.

    Cordialement,
    Miklos

    Commentaire par Miklos — 20 octobre 2008 @ 18:15

  4. [...] mutation des radios de musique classique. Après celle de la station française éponyme, c’est la belge Musiq’3 qui abandonne son nom trop vieux jeu de Troisième programme et [...]

    Ping par Miklos » Alla breve. XIX. — 6 septembre 2009 @ 23:28

  5. [...] et serviettes. Or c’est ce que semble faire cette station : depuis un certain temps, on avait déjà remarqué un glissement qu’on pourrait presque qualifier de populiste. Tout d’abord, par la part [...]

    Ping par Miklos » Les musiques qui plaisent et la musique qu’on aime — 12 décembre 2011 @ 19:51

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