Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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21 mars 2005

L’ivre de livres

Classé dans : Littérature — Miklos @ 23:46

Le Salon du livre est une délicieuse torture pour qui aime les livres : il y en a tellement plus qu’on ne pourra jamais en lire, il y en a tellement qu’on voudrait lire et qu’on n’aura jamais le temps de le faire même si l’on était Mathusalem ou, plus modestement, Jeanne Calment… Que faire, devant cette profusion, qui contient malheureusement bien d’ouvrages qui termineront au pilon faute de lecteurs mais par toujours faute de qualité, et bien d’autres qui se vendront grâce à des Ardisson et des Fogiel, sans même qu’on les lise (et ils en valent rarement la peine, d’ailleurs). Il y a donc de tout pour tout le monde. Lors des quelques heures que j’y ai passées aujourd’hui (journée dite « professionnelle », on se demande bien pourquoi), j’ai évité les stands des grands éditeurs ; après tout, on retrouve leurs ouvrages dans la plupart des librairies, qui, elles, appliquent la remise de 5%, ce qui n’est pas le cas au Salon du livre. Ce sont les petites maisons françaises et les maisons étrangères qu’on ne voit en général qu’à cette occasion qui permettent de découvrir des pans ignorés (de moi, du moins) de la littérature, et cette année on était gâté, il y en avait en profusion (petite liste de mon choix en annexe) — de Russie, qui était à l’honneur, mais de bien d’autres pays.

Mais ce ne sont pas que les livres qu’on trouve dans ce salon : le studio de France Culture qui s’y trouvait installé y diffusait en direct, à midi, l’émission Tout arrive de Marc Voinchet, consacrée aux littératures du monde, avec, comme invité d’honneur, le grand écrivain israélien David Grossman (né en 1954 et lauréat de nombreux prix littéraires). Dans cet entretien passionnant, il parle de son œuvre, de la façon dont il aborde la forme, et y exprime sa profonde vision des gens et du monde. Cette rencontre se tenait à l’occasion de la sortie française de son livre J’écoute avec mon corps — quel beau titre, n’est-ce-pas… — sur les sentiments les plus violents (jalousie, paranoïa…). Deux nouvelles composent ce recueil ; dans la première, une jeune femme rend visite à sa mère, en fin de vie ; elles n’avaient jamais vraiment communiqué, et en ce moment suprême, elles n’y arriveront qu’indirectement — mais tout sera dit : par le biais de la lecture d’une fiction que la fille a écrit et lit à sa mère, les deux femmes engagent le dialogue et se réconcilient après des années d’incompréhension, acceptant la maladie de l’une, l’homosexualité de l’autre. Dans l’autre, David Grossman explore les méandres obscurs et vertigineux de la jalousie conjugale.

À l’instar de son compatriote et non moins grand écrivain Amos Oz, Grossman est un « partisan acharné de la paix », sujet brièvement abordé lors de l’entretien, et qui se reflète aussi dans ses romans, sans qu’ils en deviennent de la littérature de genre. Pour le découvrir, je suggère L’Enfant zigzag, roman initiatique merveilleux (et plein de merveilleux) relatant avec sensibilité et fantaisie le passage à l’âge adulte de Nono, un gamin de 13 ans un peu paumé, qui part en train pour se rendre chez son oncle, mais n’y arrivera jamais : il rencontre le mystérieux Félix Glick (deux mots signifiant « bonheur », l’un en latin l’autre en yiddish), qui l’entrainera dans une aventure fantastique, avec détournement de train, kidnapping à bord d’une Bugatti, dîner en resquille, fuite nocture, visite à la célèbre actrice Lola Chiperolla…. Magnifiquement traduit en français, il est disponible au Éditions du Seuil au format poche (dans la collection « Points »).

À une question de Colette Kerber (la flamboyante libraire des Cahiers de Colette dans le Marais), David Grossman fait part de son admiration sans bornes pour l’œuvre de Bruno Schulz (1892-1942) qui l’a inspiré, ce génie de la littérature abattu durant la guerre par un nazi (ce qu’en relate Grossman dans l’entretien fait froid dans le dos). Bruno Schulz n’était pas uniquement un grand écrivain (que certains n’hésitent pas à qualifier d’égal de Kafka), c’était aussi un graveur et un peintre visionnaire (ce qui l’a d’abord sauvé puis perdu). Marc Chagall protéiforme de l’écrit, auteur des « Boutiques de cannelle » (Gallimard, 1992) et du « Sanatorium au croque-mort » (Gallimard, 2001), d’innombrables nouvelles et articles littéraires publiés dans moult revues ou autres hebdomadaires, mais encore dessinateur remarquable, peintre et graveur, admirateur de Gombrowicz, de Witkiewicz, figure importante de l’univers culturel de Drohobych, sa ville natale aujourd’hui en territoire ukrainien, Bruno Schulz entretint encore une formidable activité épistolaire avec ses contemporains écrivains et artistes (Sonia Graf-Stawarz). Ce n’est qu’à la suite de sa récente redécouverte en « occident » (il est bien traduit en France, et une exposition récente lui a été consacrée à Paris) que son pays d’origine (maintenant l’Ukraine) a commencé à le sortir de l’obscurité, ce qui s’est accompagné d’épisodes rocambolesques (l’enlèvement des fresques qu’il avait peintes pour son maître nazi dans une opération Mossad-like pour les préserver) et de récupérations honteuses (lire — en anglais — le très bon article de James Russell : La fugue de mort de Harvard, dont le titre est une allusion au terrible poème de Celan dont j’avais précédemment parlé dans ce journal). Il faut lire Bruno Schulz.

Mes choix :

  • anon. (3e-4e s.) : Sefer Yesira ou Le Livre de la Création. Exposé de cosmogonie hébraïque ancienne. Rivages poche. Édition bilingue (hébreu-français).
  • Baltasar Gracián (1601-1658) : L’art de la prudence. Rivages poche. Traduit de l’espagnol.
  • Pascal (1623-1662) : L’art de persuader précédé de L’Art de conférer de Montaigne, préface de Marc Fumaroli. Rivages poche.
  • Søren Kierkegaard (1813-1855) : Crainte et Tremblement. Rivages poche. Traduit du danois.
  • Anton Tchekhov (1860-1904) : Les trois sœurs. Babel. Traduit du russe.
  • H. N. Bialik (1873-1934) : Poèmes. En hébreu.
  • Dezsö Kosztolányi (1885-1936) : Le traducteur cleptomane et autres histoires. Éditions Viviane Hamy. Traduit du hongrois.
  • Isaac Babel (1894-1941) : Mes premiers honoraires, Folio. Traduit du russe.
  • Léonid Léonov (1899-1994) : Les sauterelles. Éditions L’Âge d’homme. Traduit du russe.
  • József Attila (1905-1937) : Le miroir de l’autre. Orphée La Différence. Traduit du hongrois.
  • Vassili Grossman (1905 – 1964) : La dernière lettre. Éditions L’Âge d’homme. Traduit du russe.
  • Vassili Grossman (1905 – 1964) : La Madone Sixtine, suivi de Repos éternel. Éditions Interférences. Traduit du russe.
  • Lajos Nyéki (1926-) : Des Sabbataires à Barbe-Bleue : divers aspects de la littérature hongroise. Langues Mondes.
  • Naomi Shemer (1931-2004) : Feuilles de route. Cent vingt-et-une chansons. En hébreu.
  • Jacques Julliard (1933-) : Le choix de Pascal. Desclée de Brouwer.
  • Vladimir Vissotsky (1938-1980) : Ballades, préface de Marina Vlady. Les Éditions de Janus. Édition bilingue (russe, français).
  • László Darvasi (1962-) : L’orchestre le plus triste du monde, nouvelles. Actes Sud. Traduit du hongrois.
  • Bruce Benderson : Pour un nouvel art dégénéré. Rivages poche. Traduit de l’américain.
  • Catherine Chalier : De l’intranquillité de l’âme. Rivages poche.
  • Chantal Thomas : Comment supporter sa liberté. Rivages poche.
  • Écrivains hongrois autour de Sándor Ferenczi : Cure d’ennui. NRF Gallimard. Traduit du hongrois.
  • Giorgio Agamben : Ce qui reste d’Auschwitz. Rivages poche. Traduit de l’italien.
  • Giorgio Agamben : Stanze. Rivages poche. Traduit de l’italien.
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    1. Pourquoi Le miroir de l’autre de J. Attila est-il rayé?

      Commentaire par theutheu — 22 mars 2005 @ 7:02

    2. Ce livre était exposé à un stand, et, l’ayant feuilleté, j’ai voulu l’acheter. Je me suis vu répondre qu’il était épuisé et que c’était un exemplaire unique, et donc pas à la vente…

      Je l’ai commandé plus tard chez Amazon France, où il semble se trouver en excellente santé.

      Commentaire par miklos — 22 mars 2005 @ 7:42

    3. Ce livre était exposé à un stand, et, l’y ayant feuilleté, j’ai voulu l’acheter. Je me suis entendu répondre qu’il était épuisé et que c’était un exemplaire unique, et donc pas en vente…

      Je l’ai commandé plus tard chez Amazon France, où il semble se trouver en excellente santé.

      Commentaire par miklos — 22 mars 2005 @ 8:43

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