Contes et légendes de la Wikipedia
« Le judaïsme le plus ancien connaissait encore le sacrifice du premier né. » — Wikipedia, article « Légende des crimes rituels » (consulté le 27/3/2008)
La WP française traite dans plusieurs articles1 des accusations à l’encontre des juifs, selon lesquelles ils utiliseraient du sang d’enfants chrétiens pour la fabrication du pain azyme utilisé durant la Pâque juive. Ces allégations ne tiennent pas debout pour qui connaît les règles particulièrement strictes de cette religion2 prescrivant la stricte élimination du sang3. Apparue au Moyen Âge, cette invention a donné lieu à de nombreuses persécutions (emprisonnements, tortures, autodafés, pogroms) à l’encontre de ceux injustement accusés de ces pratiques4. Elle s’est poursuivi sans interruption jusqu’à nos jours : il y a moins d’un mois, une série d’affiches reproduisant cette légende est apparue sur les murs des rues de Novosibirsk en Russie, quelques semaines avant la Pâque juive.
En 1840, une accusation de ce genre aura un retentissement international : un moine capucin et son serviteur disparaissent à Damas. Et c’est le consul français, Ulysse de Ratti-Menton, qui soulève l’accusation de meurtre rituel à l’encontre de la communauté juive damascène. En résulteront tortures de tous genres, aussi bien physiques (jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour quatre d’entre eux) que morales (une soixantaine d’enfants – juifs – enlevés à leurs parents et privés de nourriture) destinées à extorquer tous les aveux possibles et imaginables, à l’instar de ce que pratiquait l’Inquisition des siècles auparavant. Ce n’est qu’à la suite de pressions internationales que le vice-roi d’Égypte ordonna la remise en liberté des prisonniers.
Un excellent roman qui vient d’être publié en français – La Mort du moine d’Alon Hilu – s’inspire des faits connus et prend comme personnages les principaux protagonistes de l’affaire. Fruit d’une recherche documentaire très poussée, il construit, de façon tout à fait plausible, une intrigue qui expliquerait la disparition du moine. On ne sait évidemment pas ce qu’il en est réellement advenu, le seul témoin qui semblait être le dernier à l’avoir vu entrer chez un Turc ayant été roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. Écrit dans une langue chatoyante et une parfaite maîtrise du style, extrêmement bien traduit (de l’hébreu), c’est le récit du protagoniste central du roman, qui bascule de première à la troisième personne parfois d’une phrase à l’autre, faisant ressortir son mal de vivre intérieur et ses conflits avec le monde qui l’entoure. L’auteur reconstitue avec véracité l’effet cataclysmique qu’a eu cette pression intenable sur la communauté juive dans son ensemble et sur chacun de ses membres, montant non seulement des familles les unes contre les autres, mais même un fils contre son père, poussant certains opportunistes à abandonner leur religion pour se placer du côté des puissants du moment et pour revenir à la foi de leurs pères le calme rétabli. Il témoigne aussi de l’héroïsme de personnes banales (et bien réelles, ce ne sont pas des personnages inventés) qui auront résisté à toutes les tortures sans se compromettre.
C’est dans l’un de ses actes fondateurs que le judaïsme rejette le sacrifice humain, qui devait être une pratique admise dans les religions païennes qui l’ont précédé. Lorsque Abraham se voit commandé de sacrifier son fils Isaac à Dieu, il ne devait y avoir rien d’exceptionnel à cela : c’était chose commune, les divinités de nombreux peuples – cananéens, phéniciens, carthaginois… – buvaient goulûment le sang humain. La réelle épreuve est celle où l’ange lui dit d’arrêter son bras et de ne pas le sacrifier. Ce même schéma se retrouve dans l’islam, avec Ismaël, le second fils d’Abraham, se substituant à Isaac, tandis que dans le christianisme, Jésus est sacrifié pour les hommes. Il n’est donc pas étonnant que les allégations de meurtre rituel soient apparues dans le monde chrétien plutôt que musulman.
Quant à la phrase citée en exergue, elle est pour le moins malheureuse : l’ambiguïté du verbe utilisé, « connaissait », peut laisser entendre que le judaïsme primitif acceptait ou admettait le meurtre rituel, ce qui est une aberration. Pour preuve, l’article mentionne, sans en citer le contenu, deux passages qui en parlent (2. Chr 33,6; 2. Rois 23,10). Or quand on prend la peine de consulter ces textes, on constate sans grand effort que ces pratiques sont qualifiées d’« imitation des abomination des nations » (2 Chr. 33.2) et liées au culte de Baal et de Molek (2 Rois 23.10). On peut imaginer la réprobation qui se serait manifestée si on avait écrit « le catholicisme actuel connaît la pédophilie »… Cet article mentionne aussi de façon lapidaire la thèse d’Ariel Toaff « réhabilitant ces récits » en 2007, sans pour autant rajouter qu’il s’est rétracté (ce que dit l’article « Ariel Toaff »), ni mettre en perspective critique cette mention initiale. On peut ainsi imaginer l’effet qu’aurait eu la mention de la thèse de Jacques Benveniste sur la mémoire de l’eau sans aucun commentaire dans l’article consacré à ce liquide… Les deux autres articles (voir note 1) que la WP consacre partiellement ou totalement aux accusations de meurtre rituel sont bien mieux écrits.
1 Allégation antisémite », « légende des crimes rituels » et « accusation de crime rituel contre les Juifs.
2 Règles qui sont établies dans la loi dite orale, le Talmud et dans les responsa des rabbins, textes à valeur jurisprudentielle. Elles ne sont certainement pas établies dans l’Ancien Testament qui n’a pas de valeur juridique dans le système des lois traditionnelles juives et dont la lecture littérale ne permet de déterminer la pratique juive. Ce type de lecture a été, entre autres, pratiqué par les Karaïtes, secte qui avait rejeté la loi orale et de fait créé sa propre exégèse, ce qui n’est pas sans rappeler ce qui se passera bien plus tard avec l’émergence du protestantisme par rapport au catholicisme.
3 C’est pourquoi les mammifères propres à la consommation doivent être vidés de leur sang après avoir été tués et avant d’être cuisinés.
4 Qui se sont « enrichies » de variantes tristement célèbres, comme celle à l’encontre du juif Jonathas qui aurait, au xiiie s. profané une hostie consacrée en la poignardant ; celle-ci aurait alors saigné. Puis, quand il voulu la bouillir, elle s’envola. Il fut brûlé en place de Grève, et l’église des Billettes a été érigée sur le lieu où se trouvait sa maison.
Vous avez là un parmi les nombreux exemples de déformation dont wikipedia est riche.
Commentaire par alithia — 28 mars 2008 @ 10:51
Je ne suis pas sûr que ce soit une « déformation ». Comme vous avez sans doute consulté la page en question, vous avez pu constater que c’est une « traduction partielle » de son équivalent allemand. Je ne connais pas cette langue pour savoir si l’ambiguïté est due à l’original ou à la traduction, mais c’est un mauvais choix et donc un mauvais style. Je ne pense pas, en lisant l’article, qu’il soit intentionnel.
D’autre part, mon propos dans cet article comme les autres n’est pas d’éplucher la WP et de lui trouver des poux (il y en a qui s’en occupent), mais de relever une erreur quand je la constate, et surtout cela me permet de digresser sur un sujet ou un autre.
Commentaire par Miklos — 28 mars 2008 @ 18:30
La traduction des textes sur Wikipédia pose problème. Ailleurs aussi… Mais la curiosité relative à un sujet donné pousse à lire dans une autre langue que la sienne. La langue de l’antisémitisme est riche, savoir si celui qui l’emprunte le fait « intentionnellement » est vain. Le fait est que la citation qui ouvre cet article contamine toute la lecture de l’article de Wikipédia.
Miklos + wikipédia est instructif !
Commentaire par mtislav — 3 avril 2008 @ 15:39
[...] de 500 blessés et de 700 maisons et échoppes détruites et pillées) était due à une (fausse) accusation de meutre rituel à l’encontre des Juifs de la ville. Un autre pogrom y eut lieu deux ans plus tard. [...]
Ping par Miklos » Pour des enfants juifs assassinés — 3 mai 2012 @ 23:56