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8 juillet 2013

De Google Books, ou, Du fantasme de la conservation et de l’accès numériques au savoir, à tout le savoir, ou enfin, De la supériorité de l’homme sur la machine

Classé dans : Actualité, Musique, Progrès, Sciences, techniques — Miklos @ 23:06


À gauche, Sébastien Érard. (Source : Gallica).
À droite, mon premier professeur de piano.

Mon Érard – un piano droit – allant fêter ses 150 ans en juin de l’année prochaine, je me suis mis en recherche d’informations généa­logiques à son sujet.

Tout d’abord, il suffit de regarder la tranche droite de la touche la plus basse – bon, il faut pour cela démonter un peu le clavier – pour apercevoir une mention écrite au crayon « Martin mai 1864 » (le dernier mot est indéchiffrable, comme on peut le voir ci-dessous) : il s’agit du technicien qui a construit ce clavier, ce qui donne déjà une assez bonne idée de la date de naissance du piano.

Ensuite, le numéro de série du piano est clairement affiché sur le coin supérieur droit de la table d’harmonie (en parfait état, soit dit en passant) :

Et c’est là qu’on passe à l’internet : la Cité de la musique a récemment mis en ligne la numérisation complète du fonds d’archives Érard (ainsi que Pleyel et Gaveau) – registres d’atelier et registres des ventes. Malheureusement, aucun outil de recherche n’est disponible, il faut feuilleter. Heureusement, l’indication de l’année sur la touche permet de réduire le champ, et l’on trouve finalement la page du registre d’atelier qui indique qu’il en est sorti en juin 1864 – ce qui m’a permis de déterminer approximativement la date de son 150e anniversaire – et a été livré à son premier acquéreur, un certain M. Leroux à Boulogne.


Cliquer pour agrandir.

Quant au registre des ventes, il indique que ce piano oblique (il s’agit de l’inclinaison des cordes) a été vendu pour 2000 Frs. avec une remise de 30 % et 30 Frs. d’emballage à un « Mr Leroux (Professeur) à Boulogne pour Mr Mortreux (faubg St Maurice) à Amiens » :


Cliquer pour agrandir.

On trouve des Mortreux à Amiens depuis au moins le XVIe siècle jusqu’a nos jours. Je ne sais combien de temps le piano est resté entre (ou sous) leurs mains, mais nous le tenons depuis plus d’une soixan­taine d’année des Delacour (dont j’ai parlé ailleurs), nés dans les années 1870. On peut imaginer qu’il ne soit passé que par trois propriétaires depuis sa naissance.

Mais au-delà du piano lui-même, comment ne pas s’intéresser à la marque ? Wikipedia ? Vous voulez rire : l’encyclopédie universelle est fort peu prolixe sur la célèbre marque autant que sur son génial fondateur. Cherchons ailleurs.

C’est ainsi qu’on apprend l’origine de cette maison et les raisons de son rapide succès en parcourant le classique traité de Claude Montal dont nous n’hésitons pas à citer le titre dans son intégralité, ce qui ne manquera de vous inciter à le lire : L’art d’accorder soi-même son piano d’après une méthode sûre, simple et facile, déduite des principes exacts de l’acoustique et de l’harmonie ; contenant en outre les moyens de conserver cet instrument, l’exposé de ses qualités, la manière de réparer les accidents qui surviennent à son mécanisme ; un traité d’acoustique, et l’histoire du piano et des instruments à clavier qui l’ont précédé, depuis le Moyen-Âge jusqu’en 1834 (tout ça en quelque 250 pages seulement !), publié en 1836 :

En 1778, les frères Érard établirent à Paris la première fabrique de pianos qui y eût existé, car jusque là il n’y avait eu que des facteurs de clavecins, qui avaient vainement tenté de construire des instruments de cette espèce. Par cet établissement ils affranchirent leur pays du tribut qu’il payait à l’Angleterre et à l’Allemagne. Ils fabriquèrent alors de petits pianos à cinq octaves, à deux cordes, deux pédales, et dont la qualité de son, peu volumineuse, mais argentine, était très remarquable relativement à la petitesse du patron, à la finesse des cordes et au peu de longueur du marteau. En quelques années les Érard acquirent une réputation européenne, et, comme le dit spirituellement M. Fétis, telle fut cette réputation que les mots piano d’Érard semblaient inséparables à beaucoup de gens et n’étaient pour eux que le nom d’une chose, comme sont aujourd’hui ceux de machine à vapeur.

Ou de smartphone, pour mettre au goût du jour. Et voici ce qu’écrit à son propos un article du Guide musical de 1862 – périodique sous-titré Revue hebdomadaire des nouvelles musicales de la Belgique et de l’étranger –, qu’on a trouvé dans Google Books :

Continuellement occupé d’inventions et de perfectionnements, le génie d’Érard s’exerçait sur une multitude, d’objets. Ce fut ainsi qu’il imagina le piano organisé avec deux claviers, l’un pour le piano, l’autre pour l’orgue. Le succès de cet instrument fut prodigieux dans la haute société. Il lui en fut commandé pour la reine Marie-Antoinette, et ce fut pour ce piano qu’il inventa plusieurs choses d’un haut intérêt, surtout à l’époque où elles furent faites, La voix de la reine avait peu d’étendue, et tous les morceaux lui semblaient écrits trop haut. Erard imagina de rendre mobile le clavier de son instrument, au moyen d’une clef qui le faisait monter ou descendre à volonté d’un demi-ton, d’un ton, ou d’un ton et demi. De cette manière la transformation s’opérait sans travail de la part de l’accompagnateur.

« Surtout à l’époque où elles furent faites » : c’était un novateur. Quelques années plus tard, nous raconte François-Joseph Fétis en 1834, un facteur de Darmstadt (lieu qui devait susciter l’innovation musicale, alors comme plus récemment…), Jean Völler, inventera l’apollonion, un piano à deux claviers avec plusieurs jeux d’orgue – been there seen that, du moins en ce qui concerne les deux claviers et la partie orgue –, et surmonté (il faut bien innover) d’un automate qui jouait divers concertos de flûte. En 1794, ce sont les pianos à forme demi-ovale d’Élias Schlegel (on se demande s’ils ont inspiré les claviers du plus grand orgue du monde). Puis l’on verra en 1820 un piano transpositeur (Roller) – nihil novi sub sole, c’est ce que faisait le piano Érard de Marie-Antoinette –, en 1825 un piano vertical à deux claviers opposés l’un à l’autre, et qui permettait à deux personnes placées l’une en face de l’autre de se voir à travers les cordes des deux tables d’harmonies, mais il avait, paraît-il, un mauvais son qui l’empêchait « de produire aucun effet dans le monde musical malgré sa commodité pour jouer des duos de piano ». (C. Montal, op. cit.). Et ainsi de suite.

Mais revenons à Érard, ou plutôt au Guide musical de 1862 où l’on a trouvé le passage ci-dessus : les volumes 8-10 de cette revue hebdomadaire ont été numérisés en un seul fichier disponible en ligne dans Google Books. Or, s’il est effectivement fort utile de pouvoir tomber sur de tels passages, il est particulièrement frustrant, voire rageant, de ne pouvoir accéder à l’ensemble du texte, non pas du fait de droits d’auteur qui auraient empêché sa mise en ligne in extenso, mais du fait d’une numérisation lacunaire, qui a tronqué l’article dans le numéro en question en omettant la, ou les pages qui précèdent celles où se trouve ce passage, ce qui est d’ailleurs le cas de bien d’autres pages dans ce volume (ce que l’on peut constater par le fait que le texte, d’une page à l’autre, ne correspond pas). [Voir le post-scriptum]

Pire, dans le numéro daté du 15 janvier 1863 on trouve une Notice sur les travaux de MM. Érard à Paris et à Londres, qui, indique la note de bas de page, est la suite d’un article publié dans les deux numéros précédents, ceux du 1eret 8 janvier… absents entièrement de ce volume numérisé. Il se peut évidemment qu’ils aient déjà été omis du volume physique ici numérisé, mais il semble bien que les manques à l’intérieur de chaque numéro soient dus à une numérisation incapable de prendre en compte des pages de formats différents. C’est ce que l’on constate d’ailleurs dans tous les ouvrages que j’ai pu jusqu’ici consulter dans Google Books et qui comportent de telles pages. Voici par exemple ce qui reste de deux des planches se trouvant en fin de l’ouvrage de Montal cité plus haut et que l’on a juxtaposées ici [voir le commentaire qui suit ce billet] :


Deux pages de la numérisation par Google de
L’art d’accorder soi-même son piano, de C. Montal.
Cliquer pour agrandir.

C’est un massacre, et ce n’est pas le seul. Si c’est ce qui restera du patrimoine culturel pour les générations à venir, ou, comme Google préfère le formuler, « the world’s [all of it] information [all of it] so it will be univer­sally [to everyone] accessible [via all ‘devices’] and useful… ».

En ce qui concerne les articles du Guide musical, tout n’est pas perdu : heureusement que Google a indiqué que l’ouvrage original – « papier » – provient de l’Université du Michigan. Sitôt un email envoyé au département de la musique de sa bibliothèque, sitôt la réponse reçue : « Nous constatons le même problème dans notre exemplaire numérisé. J’ai demandé qu’on sorte l’ouvrage des réserves et je vous dirai ce qu’il en est. »

Comme quoi, il faut toujours se tourner vers les gens et revenir aux sources matérielles… Et c’est à cela, entre autres, que « servent » bibliothèques et bibliothécaires.

Post scriptum

Grâce à la diligence du département de la musique de l’Université du Michigan, le volume en question a été renumérisé, ce qui a permis d’en extraire l’integralité de cet article fort intéressant.

2 commentaires »

  1. [...] droit Érard 1864 (cf. son histoire). Cliquer pour [...]

    Ping par Miklos » Érard, un grand facteur de pianos — 11 août 2013 @ 10:13

  2. Comme on vient de me le signaler, l’ouvrage de Montal est disponible en ligne dans son intégralité, y compris les gravures, dans la fameuse bibliothèque numérique archive.org.

    Commentaire par Miklos — 26 novembre 2017 @ 23:45

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