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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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28 décembre 2009

« Quand l’histoire s’accélère, c’est fascinant pour un journaliste. »

Classé dans : Actualité, Littérature, Médias, Société — Miklos @ 23:11

« Événement, subst. masc. (…) Fait qui attire l’attention par son caractère exceptionnel. » — Trésor de la langue française.

« Dans la journée d’aujourd’hui il ne s’est rien passé d’extraordinaire ; on a débité plusieurs nouvelles, mais qui toutes se sont trouvées fausses. » — Lettre de Joseph II à Marie Thérèse, le 12 août 1778. In Maria Theresia und Joseph II. Ihre Correspondenz. Wien, 1868.

C’est l’opinion que Daniel Bilalian a exprimée lors d’une émission consacrée par la Chaîne Parlementaire Assemblée nationale à la chute du couple Ceausescu il y a tout juste vingt ans. Il explicitait ainsi son sentiment que lorsqu’il ne se passe rien, ce n’est pas intéressant.

L’événement. C’est la manne des journalistes, ou du moins de ceux des journaux télévisés, des unes des quotidiens, des brèves des agences de presses ; c’est la substance vitale des twitteurs, de wikipediens et de blogueurs. C’est la course à qui sera le premier à rapporter une information, aussi anecdotique soit-elle, aussi invérifiée et parfois carrément fausse (mais alors, la rumeur est lancée et rien ne l’arrêtera plus).

Ces medias sont conçus pour ce type d’information : on hallucinerait de lire sur cinq colonnes à la une Aujourd’hui il ne s’est rien passé d’extraordinaire1, et si certains journaux télévisés tentent de fournir des mini-reportages d’une durée dépassant le format des 30-90 secondes des informations du jour, c’est en seconde partie, quand l’attention du spectateur l’a déjà porté ailleurs.

Il n’y aurait sans doute pas de JT ni de presse s’il n’y avait un public et des lecteurs (ces derniers sont en voie de disparition, d’ailleurs), mais qui est la poule et qui est l’œuf dans cette histoire, ce n’est pas facile à déterminer. L’audimat est le pouls de la concurrence des médias qui font tout pour attirer le spectateur (on se souvient de la pseudo interview de Castro sur TF1 en 1991, lui qui en donnait si rarement !), que ce soit par la forme (celle des présentateurs à la télévision – mignons, brillants –, celle du papier et de la mise en page pour la presse) ou par le contenu (toujours plus à jour, toujours plus percutant, rapide, bref). « On crie avec le lecteur, on cherche à lui plaire quand il faudrait seulement l’éclairer. A vrai dire, on donne toutes les preuves qu’on le méprise et, ce faisant, les journalistes se jugent eux-mêmes plus qu’ils ne jugent leur public […] On veut informer vite au lieu d’informer bien, la vérité n’y gagne pas ».2

Le public, de son côté, surfe ou zappe de façon croissante (le format 30 secondes ou 140 signes est donc parfait pour ce type de consultation), et se laisse attirer par le spectaculaire : c’est un comportement commun, il suffit de voir la foule qui s’agglutine sur la voie publique à la vue d’un accident ou pour contempler un immeuble brûler, tout en empêchant la circulation des secours et en n’intervenant pas pour prévenir, là où ils auraient pu le faire.

Un événement au sens médiatique est nécessairement spectaculaire, « qui frappe la vue, l’imagination par son caractère remarquable, les émotions, les réflexions suscitées » (TLF). Ce qui est un événement pour celui ou ceux qui le vivent ou le subissent, ses acteurs en quelque sorte – malheur ou bonheur, accident, maladie, licenciement, guerre, mort ; amour, naissance, découverte, rencontre, bonne note, repas délicieux… – ne l’est pas pour la collectivité tant qu’il n’a pas été médiatisé. Il n’est donc pas surprenant que l’acteur puisse aussi instrumentaliser les journalistes pour médiatiser « son » événement : comme l’écrit le photojournaliste Olivier Touron, « la présence de la presse assure souvent la publicité et peut-être encourage le passage à l’acte violent d’une partie des manifestants ».

Il faut donc qu’il se passe quelque chose, comme si dans la vie morne et routinière du particulier il ne se passait rien, jamais ou rarement, qui ne soit partagé ou partageable (plus il le sera, plus l’émotion sera légitime et s’en sortira grandie) : rien d’anormal, rien d’extraordinaire, rien qui ne suscite l’émotion, la surprise, la peur, l’admiration, le dégoût, l’envie, l’excitation, sentiments renforcés par la foule de ses témoins. Sourd désespoir pour celui qui ne sait se nourrir que de stimulations externes sans cesse plus fortes et différentes, qui ne peut vivre que dans l’émotif, qui ne sait plus se réjouir à la vue renouvelée du visage d’une personne aimée depuis si longtemps ou d’un paysage immuable et pourtant toujours changeant, qui ne tire pas de plaisir à humer l’odeur enivrante de lilas en fleur, à déguster d’un plat préféré aussi simple soit-il, à la relecture d’un livre aimé qui offre parfois des surprises qu’on ne pouvait percevoir plus tôt, à un voyage autour de sa chambre plutôt qu’autour du monde… Ce ne sont pas que des différences de caractère, ce sont aussi des différences culturelles qui déterminent le rapport de chacun au monde qui l’entoure et qu’il perçoit.

Ces stimulations permanentes ne laissent pas le temps à la réflexion intérieure, au calme. On lit une information dans un journal en ligne, on réagit au quart de tour. Plus on écrira de commentaires, plus on aura le sentiment d’être, soi-même, publié3, et cette perception excite et encourage à renchérir : c’est le moteur de la rumeur et du buzz. On ne sait plus prendre son temps : il se passe tout le temps « quelque chose » d’autre, de nouveau, avec pour effet la disparition du présent. C’est le constat de Jean-Claude Carrière et de Umberto Eco dans leur livre d’entretiens, N’espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset, 2009) :

J.-C.C. : Où est passé le présent ? Le merveilleux moment que nous sommes en train de vivre et que des conspirateurs multiples tentent de nous dérober ? Je reprends contact avec ce moment-là, parfois, dans ma campagne, en écoutant la cloche de l’église donner calmement toutes les heures, une sorte de « la » qui nous rappelle à nous-mêmes. . .

U.E. : La disparition du présent dont vous parlez n’est pas seulement due au fait que les modes, qui duraient autrefois trente ans, durent aujourd’hui trente jours. C’est aussi le problème de l’obsolescence des objets [techniques] dont nous parlons. (…) Ce n’est donc pas un problème de mémoire collective qui se perdrait. Ce serait plutôt pour moi celui de la labilité du présent. Nous ne vivons plus un présent placide, mais nous sommes dans l’effort de nous préparer cons­tamment au futur.

J.-C.C. : Nous nous sommes installés dans le mouvant, le changeant, le renou­velable, l’éphémère (…).

Le jour où John Hancock signait la Déclaration d’indépendance à Philadelphie, le 4 juillet 1776, le roi George III écrivait dans son journal : « Nothing happened today ». Il est vrai qu’il n’était pas abonné à Twitter.


1 Et pourtant ! « Ainsi, tout peut devenir nouvelle si l’information est traitée de façon journalistique. Un chroniqueur judicaire qui a passé une journée entière à la cour de justice et qui, le soir venu, ne sait pas quoi écrire, car il ne s’est rien passé d’intéressant, peut ne rien produire devant l’absence d’information pertinente, ou faire une nouvelle comme celle-ci : “Il ne s’est rien passé à la Cour aujourd’hui”, tout en rappelant que des causes attendent pourtant depuis deux ans avant d’être entendues, que des dizaines de juges ont siégé et que des dizaines d’avocats y sont venus pérorer. Le communicateur d’entreprise peut utiliser la même approche. » — Bernard Dagenais, Le communiqué ou l’art de faire parler de soi. Presses de l’Université Laval, 1997.

2 Albert Camus, Combat, 1944. Cité par Clément Baratier et al. in Les journalistes créent-ils l’événement ?, 2004-2005

3 Et plus l’auteur de l’information aura le sentiment d’avoir fait l’événement par la publication de son texte…

2 commentaires »

  1. je retiens comme particulièrement percutant :
    le présent = l’effort de nous préparer cons­tamment au futur !!!

    Commentaire par Bertaux — 29 décembre 2009 @ 23:26

  2. [...] médias, à l’opposé de bien des humains en général et des confesseurs en particulier veulent à tout prix avoir le premier mot. Un événement se produit-il ? Il leur faut arriver à en parler avant tous leurs [...]

    Ping par Miklos » Avoir le premier mot — 28 janvier 2010 @ 20:44

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