Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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24 septembre 2011

Promenade Paris III et IV

Classé dans : Architecture, Littérature, Photographie — Miklos @ 21:25

Tour Saint-Jacques
(autres photos ici)

Le centre de la Ville était occupé par un monceau de maisons à peuple. C’était là en effet que se dégorgeaient les trois ponts de la Cité sur la rive droite, et les ponts font des maisons avant des palais. Cet amas d’habitations bourgeoises, pressées comme les alvéoles dans la ruche, avait sa beauté. Il en est des toits d’une capitale comme des vagues d’une mer, cela est grand. D’abord les rues, croisées et brouillées, faisaient dans le bloc cent figures amusantes ; autour des halles c’était comme une étoile à mille rais. (…) Il y avait aussi de beaux édifices qui perçaient l’ondulation pétrifiée de cette mer de pignons. (…) [C]’était le riche clocher carré de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, avec ses angles tout émoussés de sculptures, déjà admirable quoiqu’il ne fût pas achevé au quinzième siècle. (Il lui manquait en particulier ces quatre monstres qui, aujourd’hui encore, perchés aux encoignures de son toit, ont l’air de quatre sphynx qui donnent à deviner au nouveau Paris l’énigme de l’ancien. Rault, le sculpteur, ne les posa qu’en 1526, et il eut vingt francs pour sa peine.)

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris

17 août 2011

L’ange gardien des ordinateurs se trouve à…

Classé dans : Architecture, Lieux, Littérature, Photographie, Sculpture — Miklos @ 10:30

Bruges: entrée du béguinage. Autres photos ici.

…Bruges, à l’entrée du béguinage (quand avez-vous effectué votre dernière sauvegarde, cher lecteur ?). La ville, à l’instar de Venise ou du Mont Saint-Michel, mérite bien son titre de Bruges-la-Morte, figée qu’elle est en grande partie dans un splendide passé, muséifiée, et conséquamment envahie de troupeaux de touristes las qui y grouillent en prêtant à peine l’oreille à un guide ou l’œil figé dans le viseur de leur caméra numérique, se déplaçant tel le flot d’une lave de boue dans les ruelles pullulant de commerces de bouche, du fast food au plat prétendument typique et surtout cher, de chocolatiers et de gaufriers, de magasins de souvenirs se succédant porte à porte.

Et malgré tout, comme l’écrit Émile Verhaeren à propos du roman Bruges-la-Morte (1892) de Georges Rodenbach,

J’entendais dire : Bruges-la-Morte n’est point le vrai Bruges que les voyageurs rencontrent en débarquant là-bas. (…) Bruges fut chantée par Rodenbach parce que, parmi toutes les villes de la terre, il la croyait le mieux d’accord avec sa mélancolie. Il lui importait peu d’être exact, il lui importait beaucoup d’être ému. Son livre est une peinture attendrie et pieuse. Des églises, des places, des palais, des canaux, des quais, des étangs, des ponts de Bruges, il avait la nostalgie, il la communiqua au public.

Il le fit aussi dans un autre roman, Le Carillonneur (1897) – métier encore très vivace en Belgique, où l’on peut même entendre les cloches d’une cathédrale sonner un tango argentin… – :

À s’isoler, à fuir sans cesse dans la tour, Borluut ne goûta plus que la mort.

Du haut du beffroi, la ville apparaissait plus morte, c’est-à-dire plus belle. Les passants s’effaçaient. Les bruits cessaient en route. La Grande Place s’allongeait, grise et nue. Les canaux reposaient ; leurs eaux n’allaient nulle part ; ils étaient veufs de tout bateau, inutiles aussi, et semblaient posthumes.

Au long des quais, les demeures étaient closes. On aurait dit que, dans chacune, il y avait un mort.

Impression funéraire, unanime ! Borluut exultait. C’est ainsi qu’il voulut Bruges. Naguère il ne se voua à restaurer, éterniser toutes ses vieilles pierres qu’avec la conscience et la joie de sculpter son tombeau.

Le carillon lui-même, il l’ambitionna et l’accapara pour mieux célébrer et annoncer la mort de la ville aux horizons. Maintenant encore, quand il jouait, promenant ses mains sur le clavier, il se faisait l’effet à lui-même de cueillir des fleurs, de les arracher, avec de durs efforts, à des tiges résistantes, s’obstinant quand même, complétant sa moisson, saccageant le parterre des cloches, et alors d’effeuiller des corbeilles pleines, des bouquets de son, des guirlandes de fer, sur la ville au cercueil.

Ne fallait-il pas qu’il en fût ainsi ? C’était la beauté de Bruges d’être une morte.

Et c’est ainsi qu’on l’avait vue, une fois en plein hiver, sous la neige. Pas un chat, pas un touriste. Un silence, non pas de mort mais de paix, recouvrait la ville, à l’exception de l’église du béguinage, d’où sortait le chant des bénédictines. Le temps s’était arrêté.

Bruges : le béguinage. Autres photos ici.

2 août 2011

« Rebâtir un monde et une autre réalité » (Antonin Artaud)

National Gallery of Ireland (source)

You are in a twisty maze of passageways, all alike. — Colossal Cave Adventure.

Il y a quelques années, je passe un week-end automnal, gris et pluvieux à Dublin. Je me rends à la National Gallery of Ireland, qui, sans être l’un des grands musées du monde, possède des œuvres, voire des chefs-d’œuvre, qui méritent la visite : tableaux de la renaissance italienne tel ce Fra Angelico d’une naïveté touchante, primitifs flamands dont un mariage paysan très haut en couleurs de Pieter Brueghel le jeune, une curieuse collaboration entre un autre Brueghel et Rubens, un Caravage saisissant…

En entrant, je suis saisi par un curieux sentiment de stupéfaction et de gène : je reconnais ces salles – leur enfilade, la couleur des murs, la texture du parquet, la disposition des tableaux – et pourtant, c’était la première fois que je mets les pieds en Irlande. J’essaie de me remémorer la disposition d’autres musées que j’avais vu ailleurs et qui ressembleraient à celui-ci, sans succès. Cette sensation désagréable, d’une sorte de déchirement de la personnalité, le corps persuadé d’avoir été ici et la raison convaincue du contraire… serait-ce ma mémoire qui défaille à ce point ?

Ce n’est que bien plus tard que je me souviens, avec un soulagement indescriptible : des années auparavant, j’avais trouvé sur le Web une réalisation en réalité virtuelle de ce musée qui le reproduisait fidèlement à l’écran : à l’aide de la souris ou des touches du clavier, on pouvait déplacer son point de vue dans chaque salle et d’une salle à l’autre ; se rapprocher d’un tableau ou d’un autre, cliquer dessus pour en obtenir une description écrite, voire entendre un « guide virtuel » en parler. À force d’explorer ce modèle, j’en avais acquis la sensation de l’avoir parcouru physiquement.1

La semaine dernière, je me retrouve à Dublin. J’hésite, pendant quelques jours, à retourner à la National Gallery : le souvenir du malaise que j’y avais ressenti, ce tangage de la personnalité, bien qu’expliqué, me retient. Finalement je m’y rends et je constate que le bâtiment que je connaissais si bien est fermé pour rénovation : on ne peut accéder qu’à une aile moderne, la Millenium Wing, dans laquelle sont exposés les chefs-d’œuvre de la collection. Je ne le regrette pas.

Mais s’il n’y a qu’une seule visite à faire à Dublin, ce serait indéniablement celle de la Chester Beatty Library. On y admire son époustouflante collection de manuscrits et de livres anciens – certains remontant au troisième millénaire avant J.-C. – du proche et de l’extrême orient, des papyrus égyptiens, des fragments des évangiles datant des deux premiers siècles de l’ère chrétienne, des rouleaux japonais illustrés, des gravures de la renaissance, des livres aux reliures splendides… Outre le choix des objets qu’on peut y voir, la façon dont ils sont exposés – la lumière, la disposition, les vitrines, les espaces de circulation – est formidablement bien pensée pour mettre en valeur les documents, individuellement et les uns par rapport aux autres. Si l’on a un regret, c’est de ne pouvoir les effleurer, les toucher, les feuilleter ou les dérouler…

Cette bibliothèque, créée par la générosité du magnat américain Alfred Chester Beatty qui y a versé ce richissime fonds que sa passion et sa perspicacité lui ont fait réunir, n’a pourtant pas (heureusement, dirait-on : les touristes ne s’y précipitent pas) la notoriété du Book of Kells, manuscrit enluminé des quatre évangiles datant du début du neuvième siècle et exposé à la bibliothèque de l’université Trinity College. Actuellement relié en deux volumes, on ne peut évidemment qu’en voir deux doubles pages. Deux autres ouvrages sont exposés à ses côtés, le Book of Armagh (qui lui est contemporain) et le Book of Durrow (écrit probablement dans la seconde moitié du septième siècle). Le visiteur, qui aura attendu patiemment dans la longue queue qui serpente à l’extérieur du bâtiment et se sera acquité des 9 € pour y entrer (tandis qu’à la Chester Beatty Library on entre immédiatement et gratuitement), y voit donc surtout de grands panneaux explicatifs – fort intéressants par ailleurs – tandis qu’il aura du mal à admirer the real thing enfermé dans une vitrine autour de laquelle se presse la foule et qui parfois d’ailleurs ne peut être vue par manque de personnel de surveillance… On se consolera en se promenant dans la Longue salle de la vieille bibliothèque de l’université, datant, elle, du dix-huitième siècle, et où l’on verra, outre les (reliures des) livres anciens qui en peuplent les hautes étagères, un buste de Jonathan Swift, la plus vieille harpe irlandaise et une exposition temporaire.

Mais une autre ancienne bibliothèque mérite autant, sinon plus, la visite que celle de l’université : la plus que tricentenaire Marsh’s Library, qui possède quelque 25.000 ouvrages anciens dans des domaines aussi différents que la médecine, les mathématiques ou la musique. Ses deux galeries, à taille humaine, accueillent non seulement les visiteurs venus admirer le mobilier, les reliures ou les fort intéressantes expositions temporaires (actuellement : une consacrée à des bibles anciennes – dont certaines bibles polyglottes stupéfiantes – et l’autre à la médecine du temps passé, avec ses savants et ses charlatans) mais aussi les chercheurs : il suffit de demander à consulter un ouvrage aux bibliothécaires très prévenantes, d’en justifier éventuellement l’intérêt, et le voici entre vos mains.

Les représentations d’espaces réels ou imaginaires que l’internaute peut explorer avec la métaphore de déplacement de son corps (mais en fait assis immobile devant son clavier et son écran) sont bien antérieures (relativement parlant) à Second Life.

C’est ainsi que, dans les années 1970, apparaît sur les ordinateurs de l’époque le jeu Adventure, qui propose l’exploration d’un labyrinthe de grottes dans lesquelles sont cachés des trésors. Les terminaux informatiques en vigueur à l’époque ressemblant à un minitel simplifié – l’écran ne pouvant représenter que les signes correspondant aux touches du clavier et non pas des dessins2 – ce jeu était purement textuel, et faisait donc appel aux capacités mentales de représentation d’un espace complexe. Voici comment on y était accueilli :

Somewhere nearby is Colossal Cave, where others have found fortunes in treasure and gold, though it is rumoured that some who enter are never seen again. Magic is said to work in the cave. I will be your eyes and hands. (…)

You are standing at the end of a road before a small brick building. Around you is a forest. A small stream flows out of the building and down a gully.

À ce stade, le joueur devait instruire l’ordinateur sur la demarche à suivre, sans aucun autre indice. Se piquant au jeu, il tape :

Enter

et l’ordinateur rétorque alors :

You are inside a building, a well house for a large spring. There are some keys on the ground here. There is a shiny brass lamp nearby. There is food here. There is a bottle of water here.

Curieux, on essaie:

Drink water

et l’on se voit rétorquer:

The bottle of water is now empty.

On incitera le lecteur qui souhaiterait découvrir les épisodes suivants de ce jeu à l’installer sur son ordinateur et à en explorer les lacis quasi inextricables.3

Plus tard, avec la banalisation des écrans à capacité graphique d’une part et surtout des micro-ordinateurs et l’émergence du Web, les jeux tridimensionnels apparaissent, puis les mondes virtuels : dans ces derniers, les participants peuvent se voir4 et communiquer entre eux, meubler cet espace infini (par exemple en y construisant des maisons)… On ne peut passer sous silence AlphaWorld (1995), devenu quelques mois plus tard Active Worlds, toujours présent en ligne malgré l’apparition d’autres mondes, et notamment de Second Life.


1 Cf. Hugh McAtamney et Ciaran McDonnell, “An investigation into the use of the Virtual Reality Modelling Language (VRML) as a means of distribution Virtual Reality Tourist Information across the World Wide Web, Hospitality Information Technology Association (HITA) Conference, Edinburgh, May, 1999. Hugh McAtamney est l’auteur de cette modélisation du musée. Malheureusement, il n’en reste plus que la page d’accueil et le premier écran dans le site archive.org.

2 Les écrans graphiques existaient même auparavant. De type cathodique, ils étaient particulièrement volumineux et chers : utilisés principalement dans l’industrie et dans la recherche et y étaient – entre autres – utilisés par exemple pour la simulation et la réalité augmentée et non pas pour des jeux.

3 L’auteur du jeu, William Crowther, s’était inspiré de grottes bien réelles (au Kentucky) pour construire la trame de cet espace virtuel. Rick Adams (qui n’est pas le Rick Adams responsable d’un des « nœuds » les plus important des réseaux informatiques des années 1980 et de développements liés aux protocoles sous-jacents) décrit la genèse d’Adventure.

4 En fait, voir une représentation (un avatar) des autres explorateurs de ces univers, qui sont disposés et qui se déplacent sous le contrôle de leur « propriétaire »

Modélisation en VRML de la National Gallery of Ireland

11 mai 2011

Entre passé et futur, ces hommes imperturbables

Classé dans : Architecture, Histoire, Littérature, Photographie, Sculpture — Miklos @ 22:52

Il y a pourtant encore des hommes, imperturbables admirateurs du passé, soit par défaut de lumières ou par défaut de sincérité, qui ne cessent de réclamer l’ancien état des choses avec tous ses accessoires : s’il leur faut désigner avec précision cet âge d’or, ils ne s’entendent plus…

Abbé de Montgaillard, Histoire de France depuis la fin du règne de Louis XVI jusqu’à l’année 1825. Paris, 1827.

Si c’est le fait que l’homme s’insère dans le monde qui brise le courant indifférent du changement éternel en lui attribuant un but, à savoir l’homme lui-même, l’être qui l’affronte, et si, de par cette insertion, le flot indifférent du temps s’article en ce qui est derrière l’homme, le passé, ce qui se trouve devant, le futur, et lui-même, le présent de lutte, il s’ensuite que sa présence détourne le cours du temps de sa direction originale ou (si l’on pose un mouvement cyclique) de sa non-direction ultime. Sans l’homme n’existe pas la différence entre passé et futur, mais seulement l’éternel changement.

Inocent-Mária Szaniszló, Les réflexions théologiques sur les pensées d’Hannah Arendt. Lit Verlag, Vienne, 2005.

9 Ce qui a été, sera, et ce qui a été fait, sera fait, et n’y a rien de nouveau sous le soleil. 10 Il y a telle chose qu’on montre comme nouvelle, laquelle toutefois a déjà été au temps passé, qui a été devant nous. 11 Il n’est mémoire des passés ; et même de ceux qui sont à venir, il n’en sera mémoire vers ceux qui seront après.

Ecclésiaste, ch. I. Trad. Sébastien Castellion.

23 avril 2011

Place des Victoires

Classé dans : Architecture, Arts et beaux-arts, Histoire, Photographie, Sculpture — Miklos @ 18:06

Place des Victoires aujourd’hui (autres vues ici)

La place des Victoires telle que nous la connaissons aujourd’hui n’avait pas le même aspect lors de son inauguration : un imposant monument doré à la gloire de Louis XIV et de la Paix de Nimègue s’élevait en son centre (mis à bas à la révolution française et remplacé en 1822 par la statue équestre que l’on connaît, œuvre de Bosio ; certains éléments en sont conservés au musée du Louvre) ; d’autre part, sa forme a été gravement altérée au XIXe siècle par la percée de la rue Étienne-Marcel et le changement apporté à la partie droite de la rue Vide-Gousset.

Voici comment se présentait la place un siècle auparavant :

Les noms de rues neuves, et de Petits-Champs que portent plusieurs rues de ce quartier, dénotent qu’il en a été un des derniers habités ; en effet, j’ai ouï dire en 1715 au Commissaire la Mare, auteur du Traité de la Police, qu’il n’y avait pas encore cent ans qu’au milieu du terrain qu’occupe aujourd’hui la Place des Victoires, il y avait un moulin à Vent.

(…)

Ici finit la rue neuve des petits-Champs par une espèce de patte-d’oie, formée par les rues neuves des petits Pères, de la Feuillade et de la Vrillère. La rue neuve des petits Pères s’est longtemps nommée la rue Vide-gousset : nom qu’on lui avait donné de sa situation dans un quartier peu habité, et où l’on courait grand risque d’être volé, lorsqu’on y passait de nuit. Comme cette rue est le long de la grand-cour des Augustins déchaussés, dits petits-Pères, on lui a donné le nom de ces Religieux, et on a restreint celui de la rue Vide-gousset au petit bout de rue qui va du coin de celle du Mail à la Place des Victoires. (…)

C’est ici l’ouvrage de la reconnaissance de François vicomte d’Aubusson de la Feuillade, pair et maréchal de France, colonel des Gardes françaises, et gouverneur de Dauphiné, pour toutes les faveurs et toutes les grâces qu’il avait reçues de Louis le Grand. Jamais particulier n’avait encore entrepris de consacrer à la gloire de son prince un monument aussi magnifique, ni une si grande dépense. Dans cette vue, le maréchal duc de la Feuillade acheta en 1684 l’Hôtel de Senneterre, et le fit abattre pour y ouvrir cette place ; mais comme cet emplacement ne suffisait pas, il engagea le Corps de Ville à acheter l’Hôtel d’Emery, et plusieurs autres maisons qui furent toutes renversées pour ce dessein.

Malgré le renversement de tant de maisons, cette place n’est pas d’une grande étendue ; mais six rues qui y viennent aboutir la dégagent beaucoup et semblent la rendre plus grande qu’elle n’est en effet. Sa figure est un ovale irrégulier, qui a quarante toises de diamètre. Les bâtiments qui règnent au pourtour sont d’une même symétrie, et ornés de pilastres d’ordre ionique, soutenus sur des arcades chargées de refends.

Du milieu de cette place s’élève un monument qui a trente-cinq pieds de hauteur, vingt-deux pour le piédestal qui est de marbre blanc-veiné, et treize pour la figure de Louis le Grand. La statue de ce prince, et celle de la Victoire, font ici un groupe d’autant plus brillant qu’il est de bronze doré. La première est vêtue du grand habit dont on se sert à la cérémonie du sacre, habillement qui est particulier à nos rois, et qui les distingue des autres rois. Elle foule aux pieds le chien cerbère, qui par ses trois têtes désigne ici la triple alliance formée pour lors par les ennemis de la France. Derrière cette statue est celle de la Victoire, ayant un pied posé sur un globe, et le reste du corps en l’air. Elle met d’une main une couronne de laurier sur la tête du roi, et de l’autre tient un faisceau de palmes et de branches d’olivier. Sur le plinthe, et sous les pieds du roi, est cette inscription en lettres d’or : viro immortali. Derrière ces deux figures on voit un bouclier, un faisceau d’armes, une masse d’Hercule et une peau de lion. Toutes ces choses forment un groupe de treize pieds de hauteur d’un seul jet, dans lequel il est entré environ trente milliers de métal.

Sur les quatre corps avancés du soubassement qui sert d’empâtement au piédestal, on a placé autant d’esclaves qui sont aussi de bronze, et ont douze pieds de proportion. Ils sont enchaînés au piédestal par de grosses chaînes ; leurs vêtements, et les diverses espèces d’armes qui sont auprès d’eux, font connaître les différentes nations dont la France a triomphé sous le règne de Louis le Grand. Tous ces ouvrages, de même que les quatre bas reliefs qui remplissent les faces du piédestal, et les deux qui sont sur les faces du grand soubassement, sont de bronze, et dessinés très correctement. La corniche du piédestal est soutenue et ornée par huit consoles aussi de bronze, et a aux quatre faces des armes de France, entourées de palmes et de lauriers. L’espace qui est au pourtour de ce monument jusqu’à neuf pieds de distance, est pavé de marbre, et entouré d’une grille de fer haute de six pieds.

Quatre grands fanaux ornées de sculpture éclairaient autrefois cette place pendant la nuit. Ils étaient élevés chacun sur trois colonnes doriques de marbre veiné, disposées en triangle : et dont les bas-reliefs étaient chargés de plusieurs inscriptions sur les actions les plus mémorables de Louis XIV. On les a démolis en 1718.

C’est Martin Vanden-Bogaer, connu sous le nom de des Jardins, sculpteur de l’Académie royale, qui a donné les desseins, et qui a conduit la fonte de ce superbe monument.

Le piédestal est enrichi de bas-reliefs dont les sujets sont expliqués par des inscriptions latines et françaises de la composition de François Séraphin Regnier des Marais, secrétaire perpétuel de l’Académie française. (…)

La dédicace de ce riche monument se fit le 28 de mars de ladite année 1686. Ce jour-là le maréchal duc de la Feuillade, à cheval et à la tête du régiment des Gardes françaises dont il était colonel, fit trois fois le tour de cette statue en présence du gouverneur de Paris et du corps de ville. M. de Bullion, prévôt de Paris, prétendit devoir assister à cette cérémonie à la tête du Châtelet, et marcher à la gauche du gouverneur ; mais le roi ayant appris qu’en 1639, lorsque la statue de Louis XIII fut élevée dans la place Royale, le prévôt de Paris ni le Châtelet n’y avaient point assisté, il décida contre eux, et ils ne s’y trouvèrent point.

Jean-Aimar Piganiol de La Force, Description historique de la ville de Paris et de ses environs. Paris, 1765.

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