Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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23 janvier 2010

La promenade

Classé dans : Récits — Miklos @ 16:48

Le trottoir est noir de piétons, touristes déambulant sans but ou employés pressés de rentrer chez eux. L’homme n’aime pas la cohue. Quand l’un des passants le bous­cule, il se retourne vif comme l’argent, lui plante discrètement un poignard dans le dos et reprend tranquillement sa promenade.

Arrivé au coin de la rue, il attend patiemment que le feu passe au rouge. Un motard a la velléité de griller le feu devant lui tandis qu’il est déjà dans les clous. Il tire une seule fois avec son silencieux.

Il finit de traverser, mais les voitures, garées pare-choc contre pare-choc, ne lui permettent pas de quitter la chaussée. Il les longe pour trouver un passage, et profite pour donner un coup de pied vigoureux dans leurs pneus. Les bouts pointus de ses chaussures sont munis d’un clou qu’il change régulièrement.

Il arrive à son restaurant favori et s’installe au fond, toujours à la même table. Il n’a pas besoin de passer commande, la serveuse lui apporte le ragoût qu’il mastique quoti­dien­nement avec le plaisir de l’habitude.

Mais sa quiétude est bientôt dérangée par un groupe de jeunes qui envahissent la salle et s’installent aux tables qui l’entourent. Leurs voix qu’il trouve tonitruantes, leurs rires éclatant comme des tirs de canon, leurs histoires salaces lui sont insup­portables. Il sort une petite bombe de sa poche et diffuse aux alentours un nuage de chloroforme.

Il mange sa crème brûlée, sirote une tisane insipide et s’en retourne chez lui. Dans l’ascenseur, sa voisine de palier l’importune obséquieusement. Il lui suffit d’un instant pour l’étrangler. Il ouvre sa porte et rentre dans l’appartement plongé dans l’obscurité.

C’est alors que le réveil sonne. Il ouvre lentement les yeux et quitte à regret le monde dans lequel personne n’ose plus lui marcher sur les pieds.

18 janvier 2010

Le fauteuil

Classé dans : Récits — Miklos @ 0:26

« Cette cause, je la devinais en comparant ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné, jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait d’extra­tem­porel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps. » — Marcel Proust, À la recherche du temps perdu.

Depuis la mort de son père, le fauteuil était resté inoccupé. Lorsque l’homme passait à proximité, il y jetait toujours un regard, par habitude. Il était alors brièvement saisi d’inquiétude de ne pas y voir s’y dessiner la silhouette courbée du vieillard lisant ou somnolant. Il s’en serait rapproché pour s’assurer qu’il n’avait besoin de rien, pour échanger quelques mots ou pour partager silencieusement un long moment de complicité affectueuse.

Carré et confortable, ni trop bas ni trop profond, entièrement recouvert d’un velours de qualité mais fatigué, son siège et son dossier gardaient encore la trace du corps qui l’avait occupé chaque jour, et les accoudoirs étaient frayés là où les bras s’étaient posés si souvent. Le tapis, juste devant le fauteuil, était usé jusqu’à la corde, les semelles de cuir des chaussures de son père y avaient inlassablement creusé leur sillon.

Car son père était toujours habillé comme s’il allait recevoir du monde, même si les visiteurs se faisaient rares : costume gris anthracite croisé qui devenait plus flottant au fur et à mesure que son propriétaire s’effaçait, gilet à gousset, chemise blanche fraîchement repassée et amidonnée aux manchettes repliées et fixées par les boutons nacrés, cadeau de ses beaux-parents pour son mariage avec leur fille, cravate à pois sobre nouée à la perfection, chaussures en cuir noir étincelant cirées quoti­dien­nement. Ce n’était que le soir qu’il ôtait la veste et les chaussures, et enfilait une robe de chambre et des pantoufles.

Un jour, l’homme s’arrêta devant le fauteuil et le contempla longuement. Il passa délicatement ses doigts sur l’accoudoir de gauche, là où auparavant il posait sa main sur le bras décharné de son père, comme pour lui transmettre un peu du trop-plein d’énergie et de force qu’il sentait en lui et qu’il voulait désespérément lui donner, surtout quand il le voyait si épuisé. Mais le fauteuil était maintenant vide.

C’est alors qu’il décida de s’y asseoir. Le fauteuil l’accueillit, moulant son corps à la perfection. Il fut soudain saisi par l’impression de commettre une transgression qui le poussait à se relever, mais il résista, et graduellement se sentit envahi par une curieuse sensation, chaude et familière et inconnue et effrayante à la fois, celle d’une transmutation dont il ne comprenait pas encore le sens.

Le lendemain, la femme de ménage découvrit dans le fauteuil un vieillard engoncé dans un costume désuet et qui semblait dormir.

15 janvier 2010

La bulle

Classé dans : Récits — Miklos @ 8:44

Elle s’était installée sournoisement. Au début, l’homme se demandait s’il devenait myope ou développait une cataracte : à ses yeux autrefois si observateurs, tout devenait un peu plus flou, un peu plus terne, un peu plus plat. Le monde prenait l’apparence d’une vieille photo sépia ternie par le temps et s’effaçant imperceptiblement au fil des années. Les journées ensoleillées de l’été comme celles plus sombres de l’hiver étaient plongées dans une grisaille permanente. Il n’en sentait d’ailleurs plus la chaleur caressante ou le froid mordant.

Mais c’étaient aussi les bruits qui s’estompaient, les sons qui devenaient plus confus. Le mélomane qu’il avait été ne trouvait plus de plaisir à écouter sa vaste collection de disques : toutes les interprétations se valaient maintenant. Il lui arrivait de s’apercevoir que le téléphone avait sonné sans qu’il l’entende, le bip lancinant qui indiquait la présence d’un message parvenant encore à traverser la couche cotonneuse et invisible qui se constituait autour de lui. Quand on s’adressait à lui, les rares fois où il arrivait encore de sortir, il devait demander à son interlocuteur de répéter une fois, deux fois, puis, lassé, faisait semblant d’avoir compris.

Le plus souvent, il restait chez lui, anéanti sous le poids du ballot immatériel et pourtant bien réel qui l’entourait. Il se déplaçait chez lui comme un aveugle sans même tâtonner, du lit ou du fauteuil à la cuisine pour boire ou pour manger le repas sans goût que sa femme de ménage lui préparait depuis toujours, puis retournait se rasseoir ou se coucher. Il vivait ainsi dans un présent permanent, insensible à tout sauf à quelques nécessités vitales que son corps arrivait à exprimer quasi mécaniquement.

Maintenant, il apercevait les contours de cette géode nébuleuse et translucide à la forme parfaitement sphérique qui l’entourait dorénavant. Il l’examinait avec attention, comme, enfant, il aimait contempler les nuages jusqu’à ce qu’il y aperçoive des cavaleries fantastiques qui traversaient le ciel tout en se transformant en de longues chevelures dorées par le soleil, puis se dissipaient dans l’azur sans laisser de trace, à peine quelques moutons que le vent finissait par balayer. Au fur et à mesure, il arrivait à distinguer sur sa bulle des formes, puis des silhouettes, à entendre un lointain murmure de voix.

Un jour, il se rendit compte que c’étaient des épisodes de sa vie qui défilaient devant ses yeux, de sa plus tendre enfance à sa maturité mais sans ordre apparent. Il s’agissait surtout de ceux qui lui avaient laissé un souvenir cuisant : fêlures, rejets, échecs, chagrins, deuils. En souffrait-il ? Pas vraiment, il ressentait une sorte de regret sourd et indéfini, tandis que ce film repassait inlassablement comme pour essayer de lui faire comprendre quelque chose.

Ses amis – il en avait peu – n’avaient pas remarqué son retrait graduel, ou s’ils s’en étaient rendu compte, avaient tenté de l’appeler une ou deux fois sans succès, et, pris par leurs occupations, n’avaient plus insisté. Sauf une amie. Ils se parlaient régulièrement, se voyaient un peu moins souvent. Jusqu’à ce qu’elle constate sa disparition progressive.

Un jour, une forme se dessina sur l’écran qui entourait l’homme. Elle était apparue au loin derrière les quelques personnages de la scène qui se déroulait devant ses yeux. Elle s’en rapprochait et il reconnut son amie. Elle traversa le groupe en grandissant, puis, à sa stupéfaction, se détacha de la surface de la bulle. Elle se pencha vers lui et le prit dans ses bras. À cet instant, la bulle explosa silencieusement puis disparut.

15 décembre 2009

Le dandy et l’ange gardien

Classé dans : Peinture, dessin, Photographie, Récits — Miklos @ 21:06

street art

Une jambe négligement croisée devant l’autre, l’homme est adossé contre un mur galeux dont une saillie lui sert de miséricorde. Un borsalino bleu ciel souligne la couleur métallique de son regard perçant, plongé dans les pages économiques du journal qu’il tient déployé devant lui. Son long pardessus flottant laisse apercevoir un costume croisé coupé à perfection qui souligne discrètement sa silhouette svelte et sa carrure musclée. Ses élégantes chaussures blanches aux pointes noires, la couleur canari de son habit, font penser plutôt à un gigolo, mais les apparences sont trompeuses : c’est indéniablement un jeune homme de bonne famille, honnête et réservé.

D’ailleurs, son ange gardien veille sur lui. Sa tâche n’est pas facile : l’être venu d’ailleurs est allergique à la pollution atmosphérique de la ville, et, qui plus est, des émanations incroyablement acides se dégagent de la poubelle de plastique vert située à quelques pas qu’il est le seul à sentir. Il a donc dû s’équiper d’un scaphandre orange équipé de bombonnes d’air raréfié qui l’alourdissent et l’empêchent de se maintenir à l’altitude préconisée par le règlement de sa corporation. Un passant extralucide le verrait se débattre pour tenter de ne pas perdre pied.

L’homme attend depuis longtemps. Les titres de la une du quotidien parlent d’un passé révolu. Hier comme aujourd’hui et sans doute demain aussi, il semble lire toujours la même page. En fait, il s’essaie sans grand succès à faire de tête les mots croisés, ce qui explique qu’il ne progresse plus dans la lecture de son journal. L’ange, de son côté, exerce toutes ses facultés télépathiques pour aider son protégé, mais celui-ci résiste, par orgueil ou plutôt par un sens de l’honneur quelque peu suranné.

C’est la pluie qui viendra les délivrer. Lessivant le mur, elle n’y laissera qu’une vague trace rouge comme une éclaboussure de sang s’écoulant vers une petite boule de papier journal qui finit de se dissoudre sur le trottoir.

street art (détail)

14 décembre 2009

L’amateur d’art

Classé dans : Peinture, dessin, Photographie, Récits — Miklos @ 22:23

street art

Le vieillard marche à petits pas, penché en avant, le dos arrondi par l’arthrose. Casquette grise enfoncée jusqu’aux oreilles, costume gris rayé de blanc, chaussures de cuir noir aux guêtres blanches, l’homme-zèbre rase les murs de si près qu’on dirait qu’il y est dessiné. Ses mains, araignées aux longues pattes, sont gantées de feutre noir. De son bras gauche il serre contre lui une grande serviette plate de cuir fatigué.

Lorsqu’il arrive devant un tableau, il n’a pas besoin de se pencher pour consulter l’affiche qui l’identifie, et ne tente pas de se redresser pour le contempler. Il reste immobile un long moment, se fond encore plus avec le décor, à tel point que les gardiens, qui pourtant l’aperçoivent tous les jours, ne le voient plus. Plus tard, il reprend son parcours dans le musée, toujours le même, à travers les salles souvent vides.

Un jour, arrivé devant l’œuvre qui le fascine secrètement depuis la toute première fois, il y a si longtemps – le mauve qui fait vibrer son âme, le titre évocateur de mystères insondables, le nom imprononçable de l’artiste slave, le cadre baroque –, il se redresse soudain, aussi rapidement qu’un ressort tendu depuis trop longtemps et qui rêve de se libérer enfin. Droit comme un i, il décroche prestement le tableau dont il se saisit avec délicatesse, et suspend à sa place la serviette de cuir. Il n’y a personne pour remarquer la substitution, et les rares visiteurs qui passeront un jour là admireront ce nouvel accrochage, les guides discourront de sa portée sociale et les critiques se déchireront à son propos.

L’homme glisse son trophée sous son bras gauche et poursuit sa visite quotidienne, comme si de rien n’était. Puis il quitte le musée, traverse la longue esplanade pavée jusqu’à l’un des grands tuyaux d’aération qu’il longe tel une ombre. Mais il ne peut s’en détacher. Depuis ce jour-là, il en fait le tour inlassablement à petits pas, penché en avant, le dos arrondi par l’arthrose. Et même ici, où pourtant la foule est souvent dense, personne ne le remarque.

street art (détail)

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