Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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24 janvier 2009

Les juifs à Rome

Classé dans : Architecture, Histoire, Judaïsme, Lieux, Photographie — Miklos @ 0:02


Pierre tombale juive, Rome

«Oui il y a eu des juifs à Rome avant l’etablissement de la religion chrétienne, et même long-temps avant la naissance de Jésus-Christ. C’est un fait attesté par une foule d’écrivains (1). Le grand Pompée ayant conquis la Palestine et pris Jérusalem, fît transporter à Rome Aristobule et une multitude de juifs captifs qu’il réserva pour son triomphe. Ces juifs obtinrent sous César et sous Auguste la permission de vivre selon leurs rits et de pratiquer leurs cérémonies. Ils recouvrèrent aussi peu à peu leur liberté, et nous voyons, dans le discours de Philon à Caïus, que la plupart étoient fils d’affranchis (2). Un quartier leur fut assigné au delà du Tibre et ils l’ont toujours gardé. Ils y eurent leurs proseuques et leurs synagogues, et ils s’y réunissoient librement (3). Pour leur nombre, ou peut en juger par un fait que rapporte l’historien Josèphe. Les juifs de Jérusalem ayant envoyé à l’empereur Auguste une ambassade composée de cinquante notables, plus de huit mille juifs de ceux qui habitoient Rome, vinrent audevant des députés et leur firent cortége- (4).

Que résulte-t-il de là ? La chose est simple. Puisque les juifs jouissoient de tant de liberté à Rome, qu’ils y étoient si nombreux et qu’ils vivoient selon leurs rits, qui ne leur permettoient pas de brûler leurs cadavres, il falloit nécessairement qu’ils eussent un cimetière particulier. (…)

Les juifs avoient un cimetière à Rome long-temps avant qu’il y eût des chrétiens. (…) Ce cimetière (…) a été découvert il y a près de deux siècles et demi (14 décembre 1602) par le célèbre antiquaire Antoine Bosio, sur la voie dite Portuensis, c’est-à-dire du port du Tibre, endroit situé hors de l’enceinte de cette partie de la ville, mais voisin du quartier que les juifs occupoient dans l’intérieur. » Là on ne trouva aucun des signes de la religion chrétienne, comme on en trouve dans les autres cimetières ; mais on y trouva représenté le candélabre à sept branches, des lampes de terre cuite portant le même signe, le terme grec Συναγωγ. (Synagogue) dans un fragment d’inscription, etc (5).

« Des catacombes », Journal historique et littéraire, Liège, 1843.

(1) Cicéron, Horace, Plutarque, Tacite, Josèphe, Suétone, Philon , Hégésippe, Orosius, St. Jérôme, St. Augustin, etc.
(2) Philo jud. Orat. de legatione ad Caium.
(3) Ibidem.
(4) Flav. Joseph. Lib. 17. Antiquit. C. 12.
(5) Voir les autres détails dans le Roma subt[erranea] T. I, p. 390.


Arc de Titus (détail), Rome

«Ce petit arc de triomphe si joli fut élevé en l’honneur de Titus, fils de l’empereur Vespasien ; on voulut immortaliser la conquête de Jérusalem ; il n’y a qu’une arcade. Après l’arc de triomphe de Drusus près la porte Saint-Sébastien, celui-ci est le plus ancien de ceux que l’on voit à Rome ; il fut le plus élégant jusqu’à l’époque fatale où il a été refait par M. Valadier.

Cet homme est architecte et Romain de naissance malgré son nom français. Au lien de soutenir l’arc de Titus, qui menaçait ruine, par des armatures de fer, ou par un arc-boutant en briques, tout à fait distinct du monument lui-même, ce malheureux l’a refait. Il a osé tailler des blocs de travertin d’après la forme des pierres antiques, et les substituer à celles-ci, qui ont été emportées je ne sais où. Il ne nous reste donc qu’une copie de l’arc de Titus.

Il est vrai que cette copie est placée au lieu même où était l’arc ancien, et les bas-reliefs qui ornent l’intérieur de la porte ont été conservés. Cette infamie a été commise sous le règne du bon Pie VII ; mais ce prince, déjà fort vieux, crut qu’il ne s’agissait que d’une restauration ordinaire, et le cardinal Consalvi ne put résister au parti rétrograde, qui protégeait, dit-on, M. Valadier.

Heureusement, le monument que nous pleurons était semblable en tout aux arcs de triomphe élevés en l’honneur de Trajan à Ancone et à Bénévent.

Les bas-reliefs de l’arc de Titus sont d’un travail excellent et qui ne rappelle point le fini de la miniature comme ceux de l’arc du Carrousel. L’un de ces bas-reliefs représente Titus dans son char triomphal, attelé de quatre chevaux ; il est au milieu de ses licteurs, suivi de son armée, et protégé par le génie du sénat. Derrière l’empereur on aperçoit une victoire qui de la main droite pose une couronne sur sa tête, et de la gauche tient un rameau de palmier allusif à la Judée. Le bas-relief qui est placé vis-à-vis est plus caractéristique : on y voit les dépouilles du temple de Jérusalem portées en triomphe : le candélabre d’or à sept branches, » la caisse qui contenait les livres sacrés, la table d’or, etc. Les petites figures de la frise complétaient l’explication du monument. On distingue encore la statue couchée du Jourdain, fleuve de la Judée, portée par deux hommes.

Stendhal, Promenades dans Rome.


Arc de Titus (détail), Rome

«Parlons donc du sort des Juifs sous le gouvernement pontifical ! Certes la colonie juive de Rome est aussi romaine qu’aucune autre partie de la population. S’il y a encore des Juifs à Rome, c’est que le pouvoir temporel les y a trouvés et n’a pu supprimer, comme il a fait des dissidens survenus plus tard, cette communauté autochtone. Son immigration date du siège de Jérusalem, et la tradition fait remonter au temps de Titus la synagogue actuelle. Voici comment la tolérance pontificale est exercée à l’égard des Juifs romains. Il y a encore un ghetto à Rome lorsqu’il n’y en a plus dans le reste de l’Europe. Or un ghetto, ce n’est pas seulement un quartier particulier et marqué, c’est à une certaine heure de la nuit une prison où toute une population est séquestrée. Les Juifs ne peuvent demeurer hors du ghetto. Un très petit nombre d’entre eux ont eu la permission d’avoir des magasins hors de cette enceinte et seulement dans quelques rues voisines. Ils ne peuvent quitter Rome sans l’autorisation de l’inquisition, et s’ils ont obtenu d’aller dans une autre ville romaine, ils doivent, dès leur arrivée, se présenter à l’inquisiteur de la localité. Ils n’ont droit d’exercer qu’un nombre très restreint de métiers; ils n’exerceront la médecine que dans l’intérieur du ghetto ; l’accès aux professions libérales leur est interdit. Le droit de tester est pour eux soumis à un grand nombre de restrictions ; leur témoignage n’est admis dans les causes civiles que sous une foule de réserves. On sait à quelles avanies est soumise leur foi religieuse et le droit que l’autorité ecclésiastique s’arroge de leur enlever leurs enfans pour les baptiser : ils sont tenus de payer l’entretien des catéchumènes que l’on recrute parmi eux. Au moment où l’un de ces catéchumènes reçoit le baptême, son père est forcé de déposer son bilan et de remettre la part d’héritage du nouveau catholique, comme si la conversion ou l’apostasie de son enfant le frappait d’une mort anticipée. Le Juif romain qui n’est point moralement enchaîné au ghetto par les liens de famille, par l’âge, par l’amour du sol natal, le jeune homme qui aspire aux professions libérales et à la dignité d’une existence émancipée, ne peuvent échapper à cette destinée qu’en s’évadant par les montagnes comme des malfaiteurs ou des contrebandiers. Ainsi il n’y a parmi les Romains qu’un culte différent de la religion catholique, le culte israélite, et voilà le traitement que les Juifs reçoivent ! » Ils ne sont pas seulement outragés dans leur foi, blessés cruellement dans ce que le sentiment religieux a de plus cher et de plus sacré; ils sont chargés des plus pénibles et des plus humiliantes entraves dans tous les actes de la société civile.

E. Forcade, « Chronique de la quinzaine », Revue des Deux Mondes, 31 janvier 1865.

Eugène Forcade, né à Marseille, était un journaliste précoce : il avait fondé le journal Le Sémaphore à l’âge de 17 ans, et en avait été l’éditeur de 1837 à 1840, tout en étant commis dans une banque. Sa réputation le précédant, il est invité à joindre la prestigieuse Revue des Deux Mondes, à laquelle il contribue ses chroniques bimensuelles très remarquées pour leur couverture, leur style concis et brillant, modéré mais parfois d’un sarcasme féroce à l’encontre du système impérial. Il décède le 6 novembre 1869 à l’âge de 49 ans. (Source)

21 décembre 2005

« e j’écri ici pour les Francois, qui n’ont que faire de ces langues tant étranges »

Classé dans : Judaïsme, Littérature, Livre — Miklos @ 1:59
 2. Biens mal acquis, rien ne profitent, mais innocence défend de mort.
 5. Enfant bien avisé amasse en été, enfant vilain dort à moisson.
 7. D’homme de bien, heureuse renommée : de méchant homme, puant nom.
 8. Qui a cœur sage reçoit enseignements, et qui a les lèvres folles sera battu.
 9. Qui rondement va, sûrement va, et qui se porte méchamment sera connu.
 10. Qui guigne l’œil donnera de l’affaire, qui a les lèvres folles sera battu.
 11. Bouche de juste, fontaine de vie ; bouche de méchant couvre félonie.
 12. Haine engendre noises, et charité couvre tous méfaits.
 13. En lèvres d’homme discret se trouve sagesse ; et sur le dos des malavisés le fouet.
 14. Les sages cèlent ce qu’ils savent, mais bouche de fol n’est pas loin d’être tabuttée.
 18. Fausses lèvres cachent malveillance, et qui met en avant blâme est insensé.
 19. Qui beaucoup parle se méprend, bien avisé bride ses lèvres.

Proverbes X

Deux livres remarquables viennent de pa­raî­tre, qui font hon­neur à la langue fran­çaise dans ce qu’elle a de plus beau : sa clarté lumi­neuse, sim­ple et musi­cale. Je ne par­lerai ici que de l’un d’eux (l’autre étant le Diction­naire cultu­rel en lan­gue fran­çaise, sous la direc­tion de l’inef­fable et non­pareil Alain Rey). Il s’agit de la tra­duc­tion en fran­çais de la Bible par Sébastien Castellion, datant de 1555 et ré­édi­tée cette année par Bayard, fruit de « la colla­bo­ration excep­tionnelle d’un grand poète contem­porain, Jacques Roubaud, d’un bibliste de renom, Pierre Gibert, et d’une spé­cia­liste de la lit­té­ra­ture fran­çaise de la Renaissance, Marie-Christine Gomez-Géraud. »

Œuvre extraordinaire ! Dès les tous premiers mots, j’y ai trouvé ce que je n’ai rencontré dans nulle autre traduction de la Bible qu’il m’ait été donné de lire : une langue d’une beauté exceptionnelle, tout à la fois fidèle au génie français mais aussi, et c’est ce qui est d’autant plus surprenant, à celui de l’original en hébreu, autant pour la prosodie que pour le sens, sans pour autant rajouter quelque lourdeur à la traduction. Car Castellion voulait que le texte soit intelligible pour tous, et surtout pour le peuple. Pas question pour lui d’utiliser des termes savants ou des mots étrangers – principe qu’il avait adopté dans la traduction précédente qu’il avait effectuée de ce texte vers le latin : « J’ai entrepris de faire parler Moïse en latin comme il aurait parlé s’il s’était exprimé en cette langue, c’est-à-dire avec autant de facilité et d’élégance qu’il en a en hébreu […] ». Pour la nouvelle traduction, il s’en explique ainsi :

Et pour cette raison, au lieu d’user de mots grecs ou latins qui ne sont pas entendus du simple peuple, j’ai quelque fois usé de mots français quand j’ai pu en trouver ; sinon j’en ai forgé sur les français par nécessité, et les ai forgés tels qu’on pourra aisément les entendre [comprendre] quand on aura une fois entendu que c’est comme il en serait pour les sacrifices le mot « brûlage », que j’ai mis à la place d’« holocauste », sachant qu’un idiot [personne du peuple] n’entend ni ne peut de longtemps entendre ce que veut dire holocauste ; mais si on lui dit que brûlage est un sacrifice dans lequel on brûle ce qu’on sacrifie, il retiendra bientôt ce mot grâce à ce mot brûler qu’il entend déjà.

Il se place dans le domaine de la langue et non sur le terrain de l’exégèse : la difficulté de la compréhension du texte tient tant au vocabulaire qu’aux concepts, il s’évertue à rendre le premier intelligible (principe dont certains intellectuels contemporains pourraient s’inspirer) :

Cette obscurité gît en partie ès mots, et en partie ès matières ; dont moi, qui ai beaucoup et longuement travaillé ès mots pour profiter aucunement aux hommes, s’il était possible, pour le moins en cette partie, ai translaté la Bible en français le mieux et en langage le plus propre et entendible qu’il ait été possible.

Il est toutefois indéniable que toute traduction est interprétation, et la sienne se place dans le cadre d’une tradition humaniste et réformée, qui joint à la Bible hébraïque (« le Vieux Testament ») certains textes apocryphes, tels les Livres des Maccabées et des extraits des Antiquités de Judée de Flavius Josèphe, dont il ne gardera que la partie purement historique, servant ainsi de transition vers le Nouveau Testament. Il évite le mot-à-mot ou la paraphrase là où il lui semble que le sens profond, tel qu’il le comprend, en pâtirait. Ainsi, là où nous lisons aujourd’hui « Vanité des vanités, tout n’est que vanité », il écrit « Tout ne vaut rien, tout ne vaut du tout rien ». À l’inverse, il écrit simplement « Si fut fait de soir et matin le premier jour », ce qui correspond à l’interprétation (juive) selon laquelle le jour commence la veille au soir (et qui fait ainsi débuter ses fêtes le soir d’avant).

Il ne rejette pas le travail de ses prédécesseurs, mais considère le sien comme une brique de plus dans l’accumulation du savoir – autre principe éminemment louable :

Mais tout ainsi qu’ès arts et sciences, les derniers y ajoutant et parfaisant quelque chose les avancent, ainsi en cet endroit le travail des premiers n’empêche point la diligence et bonne affection des derniers.

L’édition est exemplaire. Accompagné des illustrations d’origine, le texte lui-même a été respecté, les modernisations facilitant la lecture (accents, orthographe, ponctuation et abréviations) limitées au minimum. Un lexique en fin de volume donne le sens des mots obsolètes dont le sens est souvent clair du contexte, et qui rajoutent un parfum subtil et antique qui sied à ce texte intemporel.

L’introduction brosse un portrait de cet homme remarquable que fut Castellion en son temps : issu d’une famille modeste, il devint lettré et humaniste. Croyant sans être inféodé à une Église, il est conscient de la tendance des religions à s’approprier la vérité à l’exclusion des autres. Mais surtout, il sera respectueux de la vie humaine, position qu’il défendra dans sa protestations contre l’exécution d’un hérétique :

Le Jour du Jugement, nombreux sont ceux qui seront damnés pour avoir tué des innocents. Nul ne sera damné pour n’avoir tué personne.

Avec la tendance qu’on a de récupérer ce qui est le meilleur de l’homme dans le passé (et d’éluder ce qu’il fait de moins bien aujourd’hui), certains diraient qu’il est un homme moderne. Mais qu’avons-nous inventé ? « Ce qui a été, sera, et ce qui a été fait, sera fait, et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il y a telle chose qu’on montre comme nouvelle, laquelle toutefois a déjà été au temps passé, qui a été devant nous. Il n’est mémoire des passés ; et, même de ceux qui sont à venir, il n’en sera mémoire vers ceux qui seront après. » (Ecclésiaste I:9-11)

À lire :
Une liste de traductions françaises de la Bible disponibles en ligne.

18 décembre 2005

« Joins-toi à toi-même »

Classé dans : Judaïsme, Littérature, Philosophie — Miklos @ 3:58

Du livre coule de l’encre, alors qu’on le croit sec, et qui sait le lire y emplit sa plume ; les lettres s’ajoutent ainsi aux lettres, et leur prose s’étire, s’étend siècle après siècle ; tellement que l’écriture aurait noyé le monde en son déluge, si elle ne répétait toujours la même chose. L’encre retourne donc au livre, qui interpelle la plume puis réclame son dû. Certains s’en croient quittes et perdent ainsi le sens de leur propre parole. Alors, de leur égarement, ils battent le rappel : « Joignez-vous à nous, c’est impératif, que nous sachions où nous sommes. » Mais où sommes-nous donc, sinon au beau milieu, à l’endroit de ce dire qui n’en finit pas de s’apprendre, le même toujours, qui nous revient de loin. À cette passion du « rejoignez-moi », les philosophes avaient déjà répondu il y a bien longtemps : « Joins-toi à toi-même. »

Éric Smilévitch : Introduction aux Commentaires du Traité des Pères, traduits et annotés par Éric Smilévitch. Verdier, 1990.

Le soleil lève et le soleil couche, et ahanne pour aller au lieu même où il est levé. Il s’en va contre le midi et retourne contre la bise ; le vent s’en va tout alentour et retourne le même vent à son tour. Toutes rivières vont en la mer, et si n’est pas la mer pleine ; au même lieu que vont les rivières, elles y revont derechef. Toutes choses sont si difficiles qu’homme ne les saurait déchiffrer. L’œil n’est jamais soûl de voir, ni l’oreille pleine d’ouïr. Ce qui a été, sera, et ce qui a été fait, sera fait, et n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il y a telle chose qu’on montre comme nouvelle, laquelle toutefois a déjà été au temps passé, qui a été devant nous. Il n’est mémoire des passés ; et, même de ceux qui sont à venir, il n’en sera mémoire vers ceux qui seront après.

L’Ecclésiaste, c’est-à-dire le Prêcheur (1:5-11), in « La Bible nouvellement translatée par Sébastien Castellion » (1555). Bayard, 2005.

10 décembre 2005

Je ne suis pas un golem et j’aime la musique klezmer

Classé dans : Cinéma, vidéo, Judaïsme, Littérature, Musique, Société — Miklos @ 15:19

C’est dans le Livre des Psaumes (139:16) que l’on trouve le premier usages du mot Golem, dans le sens d’embryon, d’ébauche, de masse encore brute mais poten­tiel­lement capable de prendre forme et de s’animer. Le Talmud (traité Sanhérin 38b) appliquera ce qualificatif à Adam pendant les douze premières heures de sa vie, lorsqu’il était encore un corps sans âme, et c’est dans le Sefer Yetsirah (Livre de la Création, traité mystique juif datant du iie ou iiie s.) qu’apparaît cette quête de la trans­mutation de la matière inerte en vivante par l’homme, qui ne cessera plus d’irriguer l’histoire de la pensée philo­so­phique et symbolique, puis de la littérature et des autres arts, et enfin des sciences et des techniques, jusqu’à nos jours : c’est d’abord une interrogation sur le mystère de sa propre création qui se transforme graduellement en une aspiration à étendre son emprise sur le monde par des artifices vivants, des alter ego tout à la fois puissants et obéissants1. Cette instrumentalisation de la curiosité et de la recherche de la connaissance ne rappelle-t-elle pas celle de la génération des hommes de la Tour de Babel qui, voulant voir toujours plus loin en montant plus haut, aspiraient ainsi à égaler le Créateur, voire à le supplanter ?

Au Moyen Âge, des mystiques juifs utilisent ce terme pour désigner un être vivant créé artificiellement, à l’aide de rituels cabalistiques. C’est dans la France de l’époque des croisades qu’apparaît l’un des tous premiers homoncules : R. Samuel le Cabaliste prétendait en avoir créé un, mais il n’avait pas été capable de lui donner la parole ; cet être le suivait là où il allait, serviteur et garde du corps. Un nombre croissant de textes2 relate des discussions savantes sur la création de ces êtres, et les légendes se répandent, surtout dans le monde judéo-allemand, nour­rissant la curiosité et l’intérêt des cabalistes chrétiens. Ainsi, à la fin du xve s., l’un d’eux, l’italien Lodoico Lazzarelli, décrit la création d’un Golem, ce qui sera sans doute la source de la ballade de L’Apprenti sorcier de Goethe (dont s’est inspiré à son tour le compositeur Paul Dukas) puis de Frankenstein de Mary Shelley, illustrant le glissement progressif de la perception de cet être qui, à l’origine, serviteur et aide, devient un monstre menaçant son créateur. Avec l’apparition des automates au xviiie s. puis des robots au xxe s., il symbolisera la crainte de l’emprise croissante et inéluctable du système technicien sur l’homme. Au xxe s., le cinéma s’emparera dès les années 1910 de cette légende pleine de potentiel dramatique, et de nombreux genres littéraires – et notamment la science fiction – ne cesseront d’en utiliser l’imagerie, illustrant ainsi les grandes peurs accompagnant la modernité.

Le terreau qui a vu naître le Golem est celui où émerge, bien plus tard, la musique klezmer. Terme yiddish issu de l’hébreu, celui-ci signifie, dès ses lointaines origines, « instrument de musique »3. Il viendra à dénoter la musique populaire des « troubadours » juifs d’Europe centrale et orientale, musiciens itinérants se déplaçant seuls ou en petit groupe avec leurs instruments (violon et clarinette, principalement) de communauté en communauté, pour y jouer et chanter ces airs tout à la fois joyeux et tristes, entraînants et mélancoliques, qui reflétaient le quotidien religieux et séculier de ce peuple explosé. Connus de tous, ils étaient repris par l’assistance, fredonnés ou chantés, et souvent dansés. Les mélodies, quant à elles, n’étaient pas étrangères à celles du milieu géographique : c’est ainsi qu’on y trouve des airs qui ne sont pas sans rappeler ceux des tziganes. Cette interpénétration sera d’ailleurs une des sources du renouveau de la musique klezmer à son arrivée aux États-Unis avec les immigrants juifs dès la fin du xixe s. qui se frottera, quelques temps plus tard, au jazz – musique issue d’une autre communauté minoritaire et explosée –, ce qui lui donnera un air plus enlevé et dynamique en y incorporant un swing irrésistible, qui se rajoutera à l’humour typique de cette immigration tout en conservant ses caractéristiques du vieux pays. Ce rapprochement avec les Noirs (que des conflits plus récents ont fait facilement oublier) a donné d’ailleurs un chef d’œuvre dans un autre domaine, celui du cinéma, puisque le tout premier film parlant de l’histoire, Le Chanteur de jazz (1927), relate l’histoire d’un jeune juif issu d’une famille très pratiquante ; ce fils de chantre, se rebellant contre sa tradition, veut devenir chanteur de jazz, et pour réussir à Broadway, il doit se grimer en Noir4. L’arrivée de la musique klezmer aux USA avant la guerre a d’ailleurs été un facteur de vitalité pour elle comme pour ceux qui l’ont amenée avec eux ; si cela n’avait été le cas, la Shoah l’aurait figée dans un éternel souvenir élégiaque et sacralisé. Diffusée à la radio et dans des vaudevilles et des comédies musicales à succès, elle continuera à évoluer après la guerre et jusqu’à nos jours, interprétée, enrichie et transformée par une multiplicité de groupes et d’ensembles ainsi que de labels de disques, du traditionnel au plus radical.

Le dessinateur Joann Sfar s’est approprié le Golem5 et la musique klezmer dans deux séries de bandes dessinées qui en encadrent une troisième, Le Chat du Rabbin. S’ils sont loin d’être la majorité des thèmes sur lesquels porte sa prolifique production, ils reflètent toutefois une partie significative de son identité complexe et la synthèse, parfois difficile, qu’il fait de ces riches éléments : héritage juif sépharade (père juif algérien) et ashkénaze (du côté de sa mère) d’une part6, et pensée et culture occidentales de l’autre (il est titulaire d’une maîtrise de philosophie et ancien élève des Beaux Arts de Paris). Il s’en est récemment expliqué dans un entretien accordé à Télérama et lors d’une soirée à la Maison de la culture yiddish à l’occasion de la sortie de son livre dessiné Klezmer. La Conquête de l’Est, épopée imaginaire et truculente dont le titre est déjà tout un programme qui reflète sa forte conviction pour le cosmo­po­litisme.

Curieux avatar de la déterritorialisation, le cosmo­po­litisme a été l’accusation lancée aux Juifs, peuple sans terre « par ex­cel­len­ce » (auquel on a reproché d’en avoir obtenu une, dès que ce fut le cas), et qui a pris forme dans un ouvrage infect inventé par la police secrète russe (et écrit à Paris) pour inciter le Tsar à se retourner contre eux, Les Protocoles des Sages de Sion, qui serait un plan secret des Juifs pour prendre le pouvoir mondial. Ce texte n’est qu’un plagiat d’un pamphlet écrit par Maurice Joly contre Napoléon III, Le dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou La politique de Machiavel au xixe siècle, par un contemporain. X-Files avant l’heure, cet ouvrage est régulièrement imprimé et diffusé dans le monde de l’internationale antisémite. Un autre dessinateur, le génial Will Eisner, a réalisé peu avant sa mort un ouvrage en bandes dessinées qui en relate les avatars7. Comme l’écrit l’essayiste Cynthia Ozick sur la quatrième de couverture,

« Il se pourrait que Le Complot soit aux Protocoles ce que Maus fut à l’Holocauste : un moyen de diffuser la vérité auprès d’un large public. La puissance artistique du livre et l’aspect saisissant du récit, conçu pour dénoncer, une fois pour toutes, ce mensonge qui a répandu son venin de par le monde, font d’Eisner le véritable super-héros de notre époque ».

Époque qui, soit dit en passant, s’accommode encore mieux de la rumeur et de la supercherie, même lorsque celles-ci ont été démontées. Il y aura toujours des gens convaincus que la terre est plate.

Le plaidoyer de Sfar pour le cosmo­politisme, un cosmo­politisme ancré dans une identité, n’est pas sans me rappeler l’ouvrage de Dominique Wolton, L’autre mondialisation (Flammarion, 2003) dans lequel ce spécialiste des nouveaux médias et de la communication analyse leur impact sur notre exposition illimitée aux cultures du monde, et à la nécessite d’une réflexion sur la cohabitation culturelle et à son réancrage dans le physique (par contraste au virtuel) et dans le temps (par contraste à l’instantané), enjeux citoyen et politique de première importance qu’on tend à éluder avec les conséquences qu’on a vues encore récemment. La dispersion de l’homme sur la face de la terre depuis le big bang de la Tour de Babel, n’a pas fini de bouleverser nos vies.


1 Et qui n’est pas étrangère à la quête des alchimistes de transformer une matière vile en or, autre source de pouvoir.
2 L’un des plus célèbres est celui attribué au R. Loeb de Prague (dont j’ai parlé précédemment).
3 Zimra (fém. de zemer) dénote dans le Livre des Chroniques le « chant », produit souvent par la voix, mais parfois uniquement par des instruments, tels que la lyre, le violon ou le tambourin. Quant à l’expression, c’est un proche synonyme, kli shir (shir est la voix chantée), qui y est mentionnée.
4 Chemin qu’un Michael Jackson a voulu suivre à l’inverse…
5 J’en ai parlé précédemment.
6 Si on attend d’un dessinateur qu’il s’exprime surtout par le trait, Sfar n’a pas la langue dans sa poche : discours vif et construit, politique avant tout, émaillé plus souvent de citations de grands philosophes que de textes juifs, semblant finalement refléter une meilleure connaissance des premiers que les seconds dont il avait entendu parler de seconde main, en quelque sorte, par son grand-père. Ceci se reflète d’ailleurs dans Klezmer où les archétypes ashkénazes ont un curieux air sépharade (comportement, langue) qui ne me semble pas être uniquement le fait d’un choix conscient de leur créateur.
7 Will Eisner : Le Complot. L’histoire secrète des Protocoles des Sages de Sion, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, introduction de Umberto Eco. Grasset.

24 avril 2005

In illo tempore : George Fridric Handel : Israel in Egypt :בזמן הזה

Classé dans : Judaïsme, Musique — Miklos @ 9:47


 

 
Now there arose… And the children of Israel…
 

 

 
He rebuked the Red Sea…
 

 

 
But the waters overwhelmed their enemies…
 

 

 
And Miriam, the prophetess… Sing ye to the Lord…

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