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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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21 août 2014

Des promesses

Classé dans : Actualité, Littérature, Philosophie, Politique, Société — Miklos @ 0:18

«I. D’où se dérive l’obligation de remplir les promesses.

Ceux qui raisonnent sur des principes moraux innés, supposent que le sentiment de l’obligation des promesses en est un. Mais sans faire cette supposition, ou toute autre, aussi peu prouvée, nous pouvons déduire l’obligation de remplir les promesses, de la nécessité d’une telle conduite pour le bien être, ou l’existence même de la société humaine.

Les hommes agissent par espéranceExpectation. Nous n’avons pas de mot qui réponde précisément à celui-là. Trad.. L’espérance est le plus souvent déterminée par les assurances et les engagements que nous recevons de la part des autres. Si l’on ne pouvait compter sur ces assurances, il serait impossible de savoir quel jugement porter sur plusieurs événements futurs, ou comment régler sa conduite par rapport à ces événements. La confiance dans les promesses est donc essentielle dans les relations de la vie ; car sans elle la plus grande partie de nos actions procéderait au hasard. Mais il est impossible qu’il y ait de la confiance pour les promesses, si les hommes ne sont pas obligés de les remplir. L’obligation de remplir les promesses est donc essentielle pour le même but et dans le même degré.

Quelqu’un imaginera peut-être, que, si cette obligation était suspendue, il en résulterait des précautions générales, et une défiance mutuelle, qui produiraient le même effet. Mais, s’il considère combien, dans chaque moment de notre vie, nous sommes obligés de nous reposer sur la confiance que nous avons dans les autres ; et combien il est impossible de faire un seul pas, bien plus, de s’asseoir un seul moment, sans cette ferme confiance, il sera bientôt revenu de cette erreur. J’écris maintenant à mon aise, sans mettre en doute (ou plutôt très assuré de ce point, et n’y pensant pas), que mon boucher n’envoie à temps le mets que j’ai commandé, que son valet ne me l’apporte ; que mon cuisinier ne l’apprête ; que mon domestique ne le serve, et que je ne le trouve sur table à une heure. Cependant je n’ai pas d’autre assurance de tout cela que la promesse du boucher, et l’engagement ordinaire de son valet et du mien. Les mêmes motifs pèsent sur les relations les plus importantes de la vie sociale, comme sur les plus familières. Dans le premier cas, l’intervention de la promesse est formelle ; on la voit et la reconnaît : notre exemple tend à la faire reconnaître dans le second où elle n’est pas aussi manifeste.

II. Dans quel sens on doit interpréter les promesses.

Lorsque les termes d’une promesse ont plus d’un sens, la promesse doit être accomplie « dans le sens où celui qui l’a faite a reconnu qu’elle a été comprise par celui qui l’a reçue, dans le temps où elle a été faite. »

Ce n’est pas le sens dans lequel le prometteur voulait l’entendre, qui doit diriger toujours dans l’interprétation d’une promesse équivoque ; car, ainsi, vous exciteriez des espérances que vous n’auriez jamais entendues, et que vous ne seriez pas obligé de réaliser. Encore moins le sens dans lequel le receveurOn me permettra l’emploi de ces mots prometteur et receveur, sans lesquels ce passage aurait perdu de sa clareté. Trad. de la promesse l’a réellement comprise ; car suivant cette règle vous seriez entraîné dans des engagements que vous n’auriez jamais eu dessein de contracter. Il faut donc que ce soit le sens (car il n’en reste pas d’autre) dans lequel le prometteur crut que le receveur entendait sa promesse.

Ce sens ne peut jamais différer de la véritable intention du prometteur, lorsque la promesse est faite sans réserve et sans fraude : mais nous avons donné la règle dans la forme ci-dessus, pour ôter tout moyen d’évasion, dans le cas où le sens ordinaire d’une phrase, et la signification exacte et grammaticale des mots ne sont pas les mêmes ; et en général, dans tous les cas où le prometteur cherche à s’esquiver par quelque ambiguïté dans les expressions dont il s’est servi.

Timur promit à la garnison de Sébaste que, si elle voulait se rendre, il n’y aurait point de sang répandu. La garnison se rendit, et Timur fit enterrer vivants tous ceux qui la composaient. Timur remplit sa promesse dans un sens, et dans le sens où il l’avait entendue lui-même ; mais non dans le sens où la garnison de Sébaste l’avait réellement comprise, ni dans la sens que Timur savait bien être celui qu’entendait la garnison. Ce dernier sens était cependant celui dans lequel Timur était obligé de remplir sa promesse, suivant notre règle.

D’après l’exposition que nous avons donnée de l’obligation des promesses, il est évident que cette obligation se fonde sur l’attente que nous excitons, le sachant et le voulant. En conséquence, toute action, toute forme de conduite envers un individu, que nous savons exciter en lui quelque attente, est autant qu’une promesse ; et produit une stricte obligation, non moins que les assurances les plus expresses. Si nous prenons, par exemple, le fils d’un parent, si nous l’élevons pour une profession libérale, ou convenable seulement à l’héritier d’une grande fortune, nous sommes aussi fortement obligés de le placer dans cette profession, ou de lui laisser cette fortune, que si nous en avions fait une promesse signée de notre propre main. De même, un Grand qui encourage un client pauvre, un ministre d’État qui distingue et qui caresse à son lever un homme, dont la situation lui rend nécessaire une protection puissante, s’engage par une telle conduite à penser à lui. — Tel est le fondement des promesses tacites.

Vous pouvez, ou déclarer simplement votre intention actuelle, ou accompagner cette déclaration d’un engagement à vous y conformer, ce qui constitue une promesse complète. Dans le premier cas, vous avez rempli votre devoir, si vous avez été sincère, c’est-à-dire, si vous aviez réellement cette intention dans le moment où vous l’avez exprimée, quels que soient ensuite les motifs et la promptitude de votre changement. Dans le second cas, vous avez perdu la liberté de changer. Tout cela est bien clair. Mais il faut observer que la plupart de ces expressions, qui, dans un sens strict, ne contiennent qu’une déclaration de notre intention actuelle, ne laissent pas, par la manière dont on les entend ordinairement, de faire naître une attente, et par conséquent d’avoir la force d’une promesse absolue. Ainsi : « je destine pour vous cette place ; » — « j’ai l’intention de vous léguer ce domaine ; »— « je me propose de vous donner ma voix ; » — « je veux vous servir. » Bien que l’intention, le dessein, la volonté soient exprimés par des termes pris au présent, vous ne pouvez cependant vous en éloigner ensuite sans manquer à la bonne foi. Si donc vous voulez faire connaître votre intention présente, et cependant vous réserver la liberté de la changer, vous devez préciser votre expression par une clause additionnelle, comme « j’ai l’intention maintenant, si je ne change pas, » — ou telle autre. Et après tout, comme vous ne pouvez avoir d’autre raison pour manifester votre intention que celle de faire naître quelque espérance, un changement inutile, dans une intention manifestée, trompe toujours quelqu’un, et devient toujours injuste par cela même.

Il y a, chez un grand nombre de personnes, par rapport aux promesses, une certaine faiblesse qui les jette souvent dans de grands embarras. Par la confusion, l’hésitation et l’obscurité avec lesquelles ils s’expriment, surtout lorsqu’ils sont intimidés ou surpris, ils encouragent quelquefois des espérances, et s’attirent des demandes, auxquelles ils n’avaient peut-être jamais songé. C’est un défaut, moins d’intégrité que de présence d’esprit.

III. Dans quels cas les promesses ne lient point.

1. Les promesses ne lient pas, lorsque l’accomplissement en est impossible.

Mais observez que le prometteur est coupable de fraude, s’il s’aperçoit de l’impossibilité dans le moment où il fait la promesse. Car, lorsqu’un homme fait une promesse, il affirme, pour le moins, qu’il en croit l’accomplissement possible ; personne ne pouvant ni accepter, ni même comprendre une promesse sans celte supposition. Voici quelques exemples de ce genre. Un ministre promet une place qu’il sait être engagée, ou n’être pas à sa disposition. — Un père, en dressant les articles d’un contrat de mariage, promet de laisser à sa fille un bien, qu’il sait ne pouvoir aller qu’à l’héritier mâle de la famille. — Un marchand promet une cargaison, ou partie d’une cargaison, qu’il sait, par une information secrète, avoir péri en mer. Celui qui fait la promesse, comme dans les exemples ci-dessus, connaissant l’impossibilité, est justement tenu de donner une compensation. Hors de ces cas, il ne le doit pas.

Lorsque le prometteur lui-même fait naître l’impossibilité, il ne fait ni plus ni moins que manquer directement à sa parole ; comme lorsqu’un soldat se mutile, ou qu’un domestique se rend malade, pour rompre son engagement.

2. Les promesses ne lient point, lorsque l’accomplissement en est illégitime.

Il y a ici deux cas. Le premier, lorsque les parties connaissent l’illégitimité, dans le temps qu’elles font la promesse ; comme lorsqu’un assassin promet à celui qui l’emploie, de le défaire de son rival ou de son ennemi, un domestique de trahir son maître, un homme de procurer une maîtresse, ou un ami de prêter son assistance dans un plan de séduction. Les parties, dans ces cas, ne sont pas obligées d’accomplir la promesse, parce qu’elles étaient dans une obligation antérieure de faire le contraire. Qu’y a-t-il en effet ici pour les dégager de cette obligation antérieure ? leur promesse ? leur propre contrat ? leur propre action ? Mais une obligation dont un homme peut se libérer par sa propre action, n’est point une obligation véritable. C’est pourquoi le crime de ces promesses consiste à les faire et non à les violer. Si, dans l’intervalle entre la promesse et l’exécution, un homme fait des réflexions assez sérieuses, pour se repentir de ses engagements, il ne doit certainement pas les remplir.

Le second cas est celui où l’illégitimité n’existait pas ou n’était pas connue, au moment où la promesse fut faite ; comme lorsqu’un marchand promet à son correspondant étranger de lui envoyer une cargaison de blé dans une certaine époque, et qu’avant cette époque un embargo est mis sur les grains. — Une femme fait une promesse de mariage ; avant la célébration, elle découvre que son fiancé est d’un degré de parenté trop rapproché, ou qu’il a une épouse vivante. Dans tous ces cas, lorsque le contraire n’est pas manifeste, il faut toujours présumer que les parties supposaient l’objet de leur promesse légitime, et se fondaient sur cette supposition. La légitimité devient donc une condition de la promesse ; et là où la condition manque, l’obligation cesse. De ce genre était encore la promesse d’Hérode à sa belle-fille « qu’il lui donnerait tout ce qu’elle demanderait, jusqu’à la moitié de son royaume. » La promesse n’était point illégitime, dans les termes dont se servit Hérode ; et lorsqu’elle le devint par le choix de la belle-fille, qui demanda « la tête de Jean-Baptiste, » Hérode fut libéré de sa promesse par la raison que nous venons de donner, aussi bien que par celle que nous avons donnée dans le dernier paragraphe.

Et cette règle « que les promesses sont nulles, lorsque l’accomplissement en est illégitime, » s’étend aussi aux obligations imparfaites, par la raison que la règle comprend toutes les obligations. Ainsi, si vous promettez à un homme, soit une place, soit votre suffrage dans une élection, et qu’il se rende ensuite incapable ou indigne de l’un ou de l’autre, vous êtes libéré de l’obligation que vous impose votre promesse ; ou, s’il se présente un candidat plus digne, et que vous soyez engagé par serment, ou d’une autre manière, à vous diriger d’après les qualités des candidats, vous devez violer votre promesse.

Et ici je recommande, surtout aux jeunes gens, une précaution, dont la négligence jette souvent dans de grands embarras ; c’est de « ne jamais faire de promesse, dont l’accomplissement puisse devenir contraire au devoir. » Car, s’il en est ainsi, le devoir doit être rempli, même aux dépens de la promesse, et souvent aussi aux dépens de la réputation.

L’accomplissement ponctuel d’une promesse est regardé comme une obligation parfaite. Plusieurs casuistes ont établi, en opposition à ce que nous venons de dire, que lorsqu’une obligation parfaite et une obligation imparfaite sont en opposition, l’obligation parfaite doit prévaloir. Cette opinion n’est fondée que sur le sens apparent des mots parfait et imparfait, dont nous avons déjà fait remarquer l’inexactitude, dans ce cas. La vérité est que, de deux obligations contradictoires, celle-là doit prévaloir, qui est la première en date.

C’est l’illégitimité de l’accomplissement, et non l’illégitimité du motif, ou de l’objet de la promesse, qui la rend nulle ; ainsi un présent convenu, après que le suffrage a été donné, le prix de la prostitution, le payement de quelque crime, après que le crime a été commis, doivent être acquittés suivant la promesse. Car, par la supposition, le crime est commis, et ne le sera ni plus ni moins, par l’accomplissement de la promesse.

De la même manière, une promesse ne cesse pas d’être obligatoire, parce qu’elle a été faite par un motif illégitime. Un homme, du vivant de sa femme, et pendant qu’elle était malade, fit la cour, et donna des promesses de mariage à une autre femme ; l’épouse mourut, et l’autre femme demanda l’accomplissement de la promesse. L’homme, qui, sans doute, avait changé d’avis, eut ou, prétendit avoir des doutes sur l’obligation de cette promesse, et porta l’affaire devant l’évêque Sanderson, alors distingué par ses connaissances en ce genre. Sanderson écrivit une dissertation sur ce sujet, et décida que la promesse était nulle. D’après nos principes, il se trompa. Car, quelque criminelle que fût la passion qui avait conduit à la promesse, l’accomplissement, lorsqu’il fut exigé, était légitime, ce qui est la seule légitimité nécessaire.

Une promesse ne doit point être regardée comme illégitime, lorsque l’accomplissement ne produit pas d’autre effet que celui qui aurait nécessairement eu lieu, si la promesse n’avait pas été faite. Et voilà le seul cas dans lequel l’obligation d’une promesse puisse justifier une conduite, qui serait injuste, si la promesse n’avait pas été faite. Un captif peut légitimement recouvrer sa liberté, en promettant d’être neutre. Car, en recevant cette promesse, le gouvernement qui l’exige, ne reçoit rien, dont il n’eût pu s’assurer, par la mort ou par la détention du prisonnier. Cette neutralité devient donc innocente chez lui, bien que coupable chez un autre. Il est clair cependant que des promesses, qui tiennent lieu d’une détention, ne peuvent pas s’étendre plus loin qu’à une obéissance passive ; car la détention elle-même ne peut produire davantage. C’est sur ce principe encore que l’on ne doit point violer les promesses de secret, bien que le public pût retirer quelque avantage de cette violation. Il n’y a point dans ces promesses d’illégitimité, qui en détruise l’obligation ; car, comme le secret n’a été communiqué que sous cette condition expresse, le public ne perd rien par la promesse, qu’il eût pu gagner sans elle.

3. Les promesses ne lient pas, lorsqu’elles sont contradictoires à une promesse précédente.

Car alors l’accomplissement en est illégitime ; ce qui réduit ce cas au précédent.

4. Les promesses ne lient pas avant l’acceptation, c’est-à-dire, avant d’être connues de celui à qui elles sont faites ; car, lorsque la promesse est avantageuse, il faut toujours présumer que, si celui à qui elle est faite la connaît, il l’accepte. Tant que la promesse n’est pas communiquée, elle n’est qu’une résolution dans l’esprit du prometteur ; résolution qu’il peut changer à volonté. Il n’y a point d’attente excitée, il n’y a personne de trompé.

Mais, supposé que je déclare mon intention à un tiers, qui, sans autorisation de ma part, la découvre à celui qu’elle regarde, cette notification est-elle suffisante pour m’engager ? Non sans doute ; car je n’ai pas fait ce qui constitue l’essence d’une promesse ; — je n’ai pas volontairement excité une attente.

5. Les promesses ne lient point, lorsque celui qui les a reçues y a renoncé.

Cela est évident. Seulement, on peut quelquefois douter quel est celui qui les a reçues. Si je promets à B une place, ou une voix pour C ; comme à un père pour son fils ; à un oncle pour son neveu ; alors B est celui à qui j’ai promis ; celui dont le consentement seul peut me libérer de ma promesse.

Mais, si je promets ma voix à C par l’entremise de B ; c’est-à-dire, si B est le messager seulement pour faire parvenir la promesse à C ; si je lui dis, par exemple, « vous pouvez dire à C que je lui donnerai cette place, ou qu’il peut compter sur ma voix ; » ou si B est employé pour me porter la demande de C, et que je réponde de manière à y acquiescer, alors c’est à C que j’ai fait la promesse.

Les promesses, que l’on fait à une personne pour le bénéfice d’une autre, ne sont point annulées par la mort de la première. Car sa mort ne rend pas l’accomplissement impraticable, et ne suppose aucun consentement pour se désister de la promesse.

6. Les promesses erronées ne lient pas dans certains cas ; comme

1.° Lorsque l’erreur vient de la méprise ou de la fourberie de celui à qui elles sont faites.

Car la promesse suppose évidemment la vérité du récit que celui qui la demande fait pour l’obtenir. Un mendiant sollicite votre charité par le récit de la détresse la plus pitoyable ; vous promettez de le secourir, lorsqu’il reviendra. — Dans l’intervalle vous découvrez que son histoire n’est qu’un tissu de mensonges. — Cette découverte sans doute vous libère de votre promesse. Une personne qui a besoin de vos services, vous décrit l’affaire dans laquelle elle veut vous engager : — lorsque vous vous préparez à l’entreprendre, vous trouvez que le profit est plus petit et le travail plus grand, ou quelque circonstance importante, toute autre qu’elle ne l’avait dit. — Dans ce cas, vous n’êtes pas lié par votre promesse.

2.° Lorsque celui qui reçoit la promesse, entend qu’elle se fonde sur une certaine supposition ; ou lorsque le prometteur est persuadé que celui qui reçoit sa promesse l’entend ainsi ; si cette supposition se trouve ensuite être fausse, la promesse devient nulle.

Le meilleur commentaire de cette règle compliquée est un exemple. Un père reçoit de dehors la nouvelle de la mort de son fils unique : — bientôt après, il promet sa fortune à son neveu : — la nouvelle se trouve fausse. — Le père, suivant notre règle, est dégagé de sa promesse ; non pas seulement parce qu’il ne l’aurait jamais faite, s’il avait connu la vérité, — cette circonstance ne suffirait pas, — mais parce que le neveu lui-même comprit que la promesse ne se fondait que sur la supposition de la mort de son cousin ; ou du moins, parce que l’oncle crut que son neveu l’entendait ainsi. L’oncle en effet ne pouvait penser autrement. La promesse était donc fondée sur cette condition, d’après la croyance même du prometteur, et, comme il le pensait alors, d’après la croyance des deux parties : cette croyance est précisément la circonstance qui le libère. Le fondement de cette règle est qu’un homme n’est obligé de remplir que l’attente qu’il a fait naître de son propre gré ; toute condition à laquelle il avait l’intention de soumettre cette attente, devient donc une condition essentielle de la promesse.

Les erreurs, qui ne peuvent se ranger dans aucune de ces deux classes, n’annulent pas l’obligation d’une promesse. Je promets ma voix à un candidat. — Bientôt après, il se présente un autre candidat, pour lequel j’aurais assurément réservé ma voix, si j’avais su qu’il se présentât. Ici, comme dans les autres cas que je viens d’alléguer, ma promesse est fondée sur une erreur. Je n’aurais jamais fait une semblable promesse, si j’avais connu la vérité de toutes les circonstances, comme je la connais maintenant. —Mais celui à qui j’ai promis lie savait rien de tout cela ; — il n’a pas reçu la promesse comme soumise à une telle condition, ou comme procédant d’une semblable supposition ; — dans ce moment je n’imaginais pas moi-même qu’il y songeât. — Cette erreur, que j’ai commise, doit tomber sur ma tête, et ma promesse doit être rempliePour que cet exemple soit juste, il faut que les talités du candidat soient indifférentes pour la place. Trad.. Un père promet en mariant sa fille une certaine dot, croyant posséder lui-même un certaine fortune. En examinant de plus près, il trouve sa position moins aisée qu’il ne le croyait. Ici la promesse est encore erronée ; mais, par la même raison que nous avons donnée pour le cas précédent, elle doit néanmoins être accomplie.

Le cas des promesses erronées n’est pas sans quelque difficulté ; car accorder que toute méprise ou tout changement de circonstance détruit l’obligation de la promesse, c’est accorder une latitude, qui finirait par annuler toutes les promesses : de l’autre côté, presser tellement l’obligation, qu’il n’y ait rien à rabattre pour des erreurs manifestes et fondamentales, c’est, dans bien des cas, se jeter dans l’embarras et l’absurdité.

On a longtemps disputé, parmi les moralistes, si l’on est lié par des promesses extorquées par la force ou par la crainte. — L’obligation des promesses résulte, comme nous l’avons vu, de l’utilité et de la nécessité de la confiance que les hommes mettent en elles. La question si ces promesses sont obligatoires, se résout donc en celle-ci : est-il utile pour le genre humain que de telles promesses obtiennent la confiance ? Un voleur vous arrête, et ne trouvant pas sur vous la proie qu’il attendait, il menace de vous tuer ; il s’y prépare même : — vous lui promettez, de la manière la plus solennelle, que, s’il veut épargner votre vie, il trouvera une bourse pour lui dans un lieu désigné : — sur la foi de cette promesse, il vous laisse aller sans mal. Votre vie a été sauvée par la confiance qu’a eue le voleur dans une promesse arrachée par la crainte ; la vie d’un grand nombre d’autres peut être sauvée de la même manière. Voila une bonne conséquence. D’un autre côté, l’accomplissement de semblables promesses favoriserait beaucoup le vol, et pourrait devenir l’instrument d’extorsions illimitées. Voilà une mauvaise conséquence. C’est dans la balance de ces deux conséquences opposées que se trouve la décision de la question sur l’obligation qu’imposent ces promesses.

Il y a d’autres cas plus clairs ; comme lorsqu’un magistrat met en prison un perturbateur du repos public, jusqu’à ce qu’il promette de se mieux conduire ; ou lorsqu’un prisonnier de guerre promet, s’il est mis en liberté, de revenir dans un temps donné. Ces promesses, disent les moralistes, sont obligatoires, parce que la violence ou la contrainte était juste. La véritable raison est que l’utilité de la confiance en ces promesses est précisément la même que celle de la confiance aux promesses des personnes parfaitement libres.

Les vœux sont des promesses faites à Dieu. On ne peut pas en établir l’obligation sur le même principe que celle des autres promesses. Leur violation cependant trahit un défaut de respect pour la divinité, qui suffit pour la rendre coupable.

Il ne paraît pas que les vœux soit encouragés ou ordonnés par aucun commandement des révélations chrétiennes ; encore moins y trouve-t-on la permission de les violer, lorsqu’on les a contractés. Les quelques exemples de vœux que nous trouvons dans le Nouveau TestamentAct. XVIII, 18 ; XXI, 23. ont été fidèlement accomplis.

Les règles, que nous avons établies pour les promesses, peuvent s’appliquer aux vœux. Ainsi» le vœu de Jephté, pris dans le sens où il est généralement entendu, n’était point obligatoire, puisque l’accomplissement, dans cette circonstance, était illégitime.

Will Paley, Principes de philosophie morale et politique, ch. « Des promesses ». Traduits de l’anglais sur la XIXe édition par J. L. S. Vincent. Paris, 1817.

7 août 2013

« L’illusion est un effet nécessaire des passions. »

Classé dans : Philosophie, Photographie, Société — Miklos @ 20:26

«Les passions nous induisent en erreur, parce qu’elles fixent toute notre attention sur un côté de l’objet qu’elles nous présentent, et qu’elles ne nous permettent point de le considérer sous toutes ses faces. Un roi est jaloux du titre de conquérant : la victoire, dit-il, m’appelle au bout de la terre ; je combattrai, je vaincrai ; je briserai l’orgueil de mes ennemis, je chargerai leurs mains de fers ; et la terreur de mon nom, comme un rempart impénétrable, défendra l’entrée de mon empire. Enivré de cet espoir, il oublie que la fortune est inconstante, que le fardeau de la misère est presque également supporté par le vainqueur et par le vaincu ; il ne sent point que le bien de ses sujets ne sert que de prétexte à sa fureur guerrière, et que c’est l’orgueil qui forge ses armes et déploie ses étendards : toute son attention est fixée sur le char et la pompe du triomphe.

Non moins puissante que l’orgueil, la crainte produira les mêmes effets ; on la verra créer des spectres, les répandre autour des tombeaux, et dans l’obscurité des bois les offrir aux regards du voyageur effrayé, s’emparer de toutes les facultés de son âme, et n’en laisser aucune libre pour considérer l’absurdité des motifs d’une terreur si vaine.

Non seulement les passions ne nous laissent considérer que certaines faces des objets qu’elles nous présentent ; mais elles nous trompent encore, en nous montrant souvent ces mêmes objets où ils n’existent pas. On sait le conte d’un curé et d’une dame galante : ils avaient oui dire que la lune était habitée, ils le croyaient ; et, le télescope en main, tous deux tâchaient d’en reconnaître les habitants. « Si je ne me trompe, dit d’abord la dame, j’aperçois deux ombres ; elles s’inclinent l’une vers l’autre : je n’en doute point, ce sont deux amants heureux… » — « Eh ! fi donc, madame, reprend le curé, ces deux ombres que vous voyez sont deux clochers d’une cathédrale. » Ce conte est notre histoire ; nous n’apercevons le plus souvent dans les choses que ce que nous désirons y trouver : sur la terre, comme dans la lune, des passions différentes nous y feront toujours voir ou des amants ou des clochers. L’illusion est un effet nécessaire des passions, dont la force se mesure presque toujours par le degré d’aveuglement où elles nous plongent. C’est ce qu’avait très bien senti je ne sais quelle femme, qui, surprise par son amant entre les bras de son rival, osa lui nier le fait dont il était témoin : « Quoi ! lui dit-il, vous poussez à ce point l’impudence… » — « Ah, perfide ! s’écria-t-elle, je le vois, tu ne m’aimes plus ; tu crois plus ce que tu vois que ce que je te dis. » Ce mot n’est pas seulement applicable à la passion de l’amour, mais à toutes les passions. Toutes nous frappent du plus profond aveuglément. […] Il n’est point de siècle, qui, par quelque affirmation ou quelque négation ridicule, n’apprête à rire au siècle suivant. Une folie passée éclaire rarement les hommes sur leur folie présente.

Au reste, ces mêmes passions, qu’on doit regarder comme le germe d’une infinité d’erreurs, sont aussi la source de nos lumières. Si elles nous égarent, elles seules nous donnent la force nécessaire pour marcher ; elles seules peuvent nous arracher à cette inertie et à cette paresse toujours prête à saisir toutes les facultés de notre âme.

Helvétius, De l’esprit, « Des erreurs occasionnées par nos passions » (Discours I, ch. II). »

20 juillet 2013

Glissez, mortels, n’appuyez pas, ou à l’inverse, Tatillonnez un peu

Classé dans : Histoire, Langue, Littérature, Musique, Philosophie, Photographie — Miklos @ 15:35


Titus Tatillon et Barnard Bordel. Street art.

Comme l’indique le Trésor de la langue française, le mot tatillon a fait son apparition en français à la fin du XVIIe siècle dans une comédie d’Évariste Gherardi, Le Retour de la foire de Bezons (la prochaine édition se tiendra le 22 septembre, inscriptions ici) :

Il y qualifie une femme… Et même si un siècle plus tard c’est un couple – Monsieur et Madame Tatillon – qui sont les protagonistes d’une pièce de Louis-Benoît Picard intitulée Les Tracasseries, la définition que donne L’Improvisateur français du terme tatillonnage – que l’on peut lire ci-dessous – attribue cette qualité au beau sexe.

À ce propos, la lecture des nombreux volumes de L’Improvisateur français est particulièrement délectable : cet ouvrage est une sorte de dictionnaire où les termes choisis sont parfois définis et toujours illustrés d’anecdotes fort amusantes. Son auteur en est Louis Sallentin, « curé d’un village de Beauvoisis avant la Révolution, qui, ayant donné sa démission en 1793, vint à Paris, où il s’occupa de littérature ; son œuvre principale est l’Improvisateur français. »

Cette dernière information provient d’une autre source délectable, la Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique de 1884, périodique publié par G. d’Heylli toutes les deux semaines, à l’article consacré à la source de l’expression « Glissez, mortels, n’appuyez pas », et qu’il donne comme étant de la plume du poète Roy – il s’agit de Pierre-Charles Roy (1683-1764) – et non pas, comme l’aurait affirmé Alain Finkielkraut dans un dialogue avec Fabrice Luchini, de celle de Jean de La Fontaine. Comme quoi, pour être philosophe on n’en est pas moins humain, et errare humanum est. C’est, on le concède, moins pire que d’attribuer à Noé l’historiquement (et tristement, vu la circonstance) célèbre « Après moi le déluge ».

On finira avec un choix de définitions de mots apparentés au sujet de cette rubrique.

Tate-poule. [Rei domestica nimius exactor.] Sobriquet qu’on donne à un idiot qui s’amuse aux petits soins du ménage. — Pierre Richelet, Nouveau dictionnaire français. Amsterdam, 1709.

Tâter. [Delibare, gustare.] Éprouver, essayer. (Le monde est bien méchant de vouloir tant de mal à cette pauvre fille pour avoir un peu tâté avant son mariage des plaisirs de l’amour.) . — Richelet, op. cit.

Tâtez-y. Nom qu’on a donné à ces petites croix, ou à ces petits cœurs d’or ou de vermeil doré qui pendent sur la gorge des filles. — Richelet, op. cit.

Tâteur, euse, adj. [Praegustator.] Qui tâte. Les femmes n’aiment point les tâteurs. Vous ne conclurez point avec cet homme, c’est un tâteur perpétuel. [Anceps & dubius.] — Richelet, op. cit.

Tatillonnage. Ce n’est point par le défaut d’idées que les femmes pèchent ordi­nairement ; c’est plutôt par la multi­plicité de leurs pensées, dont la succession rapide leur cause néces­sai­rement un peu d’embarras et de confusion. De là ces discours vivement commencés et subi­tement interrompus ; cette activité puéri­lement infatigable, qui voltigeant sur tous les détails, ne s’arrête jamais à l’ensemble ; qui tourbillonne autour du but sans l’atteindre ; qui parle de tout, ne dit rien; regarde tout, ne voit rien; arrange tout, ne met ordre à rien; commence tout, ne finit rien ; qui va, revient, retouche, brouille, brise, bouleverse ; delà en un mot, ce que vulgairement on appelle tatillonnage.

Marivaux incapable, par son propre génie, de s’élever au-dessus, même de s’asseoir à côté de ceux qui l’avaient précédé dans la carrière dramatique, chercha à se former une route nouvelle. Il est le premier qui ait mis sur le théâtre l’esprit à la place de la nature et du sentiment, ‘et qui ait substitué la tracasserie à l’intrigue. Une célèbre actrice de la comédie italienne, mademoiselle Silvia, contribua beaucoup par ses talents à faire goûter le genre que M. de Marivaux avait adopté. On a dit que personne n’entendait mieux que cette actrice l’art du tatillonnage, ou du marivaudage. — Sallentin, L’Improvisateur français. Paris, 1806.

Tâtiner. [Substentare.] Terme populaire. C’est tâter plusieurs fois.

On dit proverbialement. Ce sont des enfants de la messe de minuit qui cherchent Dieu à tâtons. — Richelet, op. cit.

Tâtonner. [Dubio passu incedere.] Marcher dans un lieu obscur en tâtonnant avec les pieds pour se conduire plus sûrement. Balancer pour se déterminer à quelque chose. Il y a longtemps qu’il tâtonne pour se marier. Il tâtonnera tant, qu’il laissera échapper l’occasion. [In incertum investigare.] — Richelet, op. cit.

16 juillet 2013

« Entre Blanc et Sauvage, le plus sauvage des deux n’est pas celui que l’on pense » (Jean-Louis Bory, Des yeux pour voir, 1971)

Classé dans : Histoire, Littérature, Philosophie, Politique, Société — Miklos @ 21:47


Illustration (détail) de Mémoires de l’Amérique septentrionale,
ou la suite des voyages de Mr le Baron de Lahontan
, 1704. (
source)
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On juge mieux de certains faits et de certains principes quand on les voit en dehors du cadre où ils se meuvent habituellement sous nos yeux ; le changement du point d’optique terrifie parfois le regard ! — Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, « Simple avertissement ». Bruxelles, 1864.

Si le dialogue est un genre littéraire fort ancien – on pense évidemment à ceux de Platon, le dialogue entre des morts remonte au moins à Lucien de Samosate (125-180 après J.-C.), qui a fait ainsi converser Diogène et Pollux, Charon et Ménippe, Alexandre et Philippe, Ajax et Agamemnon, et bien d’autres personnages et dieux de l’Antiquité, parfois à trois, à quatre voire à bien plus de prota­gonistes. C’est ainsi que des personnages réels et imaginaires qui « savent » qu’ils sont morts peuvent se rencontrer outre-tombe au-delà des siècles qui les séparaient et des classes sociales ou politiques auxquelles ils appartenaient de leur vivant, principalement afin de confronter les idées qu’ils représentent ou qu’on leur prête ou de fournir un nouveau regard sur leurs actes.

Si l’on connaît aussi un recueil de Dialogues des morts de Fontenelle (1683) – qui y fait se rencontrer par exemple Socrate et Montaigne – et un autre de Fénelon (1712) où l’on voit Achille discourir avec Homère, Alexandre avec Diogène ou Platon et Aristote –, si Lucien, Érasme et Rabelais se rencontrent ad patres sous la plume de Voltaire, le XIXe siècle a produit le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou la politique de Machiavel au XIXe siècle de Maurice Joly, pamphlet politique écrit à l’encontre du coup d’État de Napoléon III et publié anonymement à Bruxelles en 1864. Ce texte prémonitoire à certains égards, qu’on a eu le grand plaisir de voir au monté au théâtre il y a quelques années (et que l’on peut aussi écouter ici), a eu le triste sort d’être plagié par l’infâme pamphlet antisémite Les Protocoles des Sages de Sion, texte qui n’a de cesse d’être instrumentalisé depuis sa fabrication au début du XXe siècle jusqu’à nos jours.

Le texte que l’on lira ci-dessous a été publié sans mention d’auteur dans le Journal étranger de Juillet 1760 (dans lequel Diderot publiera un texte deux ans plus tard). Il s’agit en fait de la traduction en français de l’un des Dialogues of the Dead de George Lyttelton (1709-1773), qui fait se rencontrer d’autres auteurs de dialogues, à l’instar de Platon et Fénelon ou Lucien et Rabelais, mais aussi Fernando Cortés et William Penn, Louis XIV et Pierre le Grand, le Duc de Guise et Machiavel…

Dialogue entre Mercure, un Duelliste anglais et un Sauvage de l’Amérique septentrionale [par George Lyttelton]

L’Anglais. La barque de Caron est à l’autre bord ; Mercure, en attendant qu’elle reparte, permettez-moi de causer avec ce Sauvage que vous avez amené ici en même temps que moi. Je n’en ai jamais vu aucun de cette espèce, et je suis curieux de savoir quelle sorte d’animal ce peut être. Il a le regard bien farouche… Je vous prie, Monsieur, quel est votre nom ? J’entends que vous parlez Anglais.

Le Sauvage. Oui, j’ai appris cette langue dans mon enfance, et j’ai été élevé dans la nouvelle York : mais dès que j’ai eu l’âge de raison, je suis revenu au milieu de mes compatriotes, les braves Mohawks ; et ayant été trompé par un de ces Anglais, à qui j’achetais du rhum, je n’ai pas voulu avoir désormais rien à démêler avec eux. Cependant j’ai pris la hache avec ma nation, pour les secourir dans la guerre qu’ils ont eue avec la France, et j’ai eté tué dans un combat ; mais j’ai eu le plaisir, en mourant, de voir mes amis victorieux, et avant que d’être tué, j’avais enlevé la chevelure à sept hommes, à trois femmes, et à deux enfants. Dans une autre guerre, j’avais fait encore de plus grands exploits, et ma valeur m’avait fait donner le nom d’Ours sanguinaire.

L’Anglais. Monsieur l’Ours sanguinaire, je vous respecte fort, et je suis votre très humble serviteur. Mon nom à moi est Tom Pushwell. Je suis gentilhomme de naissance, joueur, et galant homme de profession. J’ai tué plusieurs hommes avec honneur en combat singulier ; mais je ne conçois pas comment on peut couper la gorge aux femmes et aux enfants.

Le Sauvage. C’est notre manière de faire la guerre ; chaque nation a ses usages. Ton air chagrin, et la plaie que j’aperçois à ton sein, me font présumer que tu as été tué, comme moi, en allant enlever des chevelures ; mais comment ton ennemi a-t-il laissé la tienne ?

L’Anglais. J’ai été tué en duel. Un de mes amis m’avait prêté de l’argent : au bout de deux ou trois ans il s’avisa de me le redemander ; je fus piqué de cet affront, et je lui envoyai un cartel. Nous nous donnâmes rendez-vous à Hyde Park ; mon adversaire ne savait pas faire des armes, et j’étais le plus adroit tireur qu’il y eût en Angleterre. Je lui fis d’abord deux ou trois blessures ; mais il se précipita à la fin sur moi avec tant d’impétuosité, qu’il brouilla mon jeu, et me donna un coup d’épée tout au travers des poumons. Je mourus le lendemain comme un homme d’honneur, sans laisser échapper le moindre signe de repentir ; et mon adversaire me suivra bientôt, car son chirurgien a déclaré que ses blessures étaient mortelles. On dit que sa femme est morte de douleur, et il a sept enfants qui vont mourir de faim ; ainsi je suis bien vengé, et c’est ce qui me console. Pour moi je n’ai point de femme, j’ai toujours détesté le mariage ; ma maîtresse cherchera à se pourvoir, et mes bâtards seront placés à l’Hôpital des Enfants-Trouvés.

Le Sauvage. Mercure, je ne veux point entrer dans la barque avec cet homme-là. Massacrer son compatriote, son ami ! Non, je ne veux point entrer dans la barque avec lui ; je passerai la rivière à la nage.

Mercure. Passer le Styx à la nage ! Cela ne se fait pas ; c’est contre les lois de l’Empire de Pluton. Entrez dans la barque, et soyez tranquille.

Le Sauvage. Ne me parlez point de lois, je suis Sauvage, et je ne les connais pas ; c’est à cet Anglais qu’il faut parler de lois. Il y a des lois dans son pays, mais il ne paraît pas qu’il les respecte fort, car assurément les lois ne permettent pas de tuer son compatriote, son ami, parce qu’il redemande l’argent qu’il a prêté. Je sais que la nation anglaise est une nation barbare ; mais elle n’est pas assez féroce pour permettre de semblables atrocités.

Mercure. Tu as raison contre lui : mais comment se peut-il que tu sois aussi blessé du meurtre, toi qui a massacré des femmes dans le sommeil, et des enfants au berceau ?

Le Sauv. Je n’ai tué que mes ennemis ; mais je n’ai jamais tué mes compatriotes, je n’ai jamais tué mon ami ! Mercure, prends ma pelisse, et mets-la dans la barque ; mais que ce meurtrier se garde bien de s’asseoir dessus, ou même de la toucher ; car si cela lui arrive, je le brûlerai au feu que j’aperçois là bas… Adieu je vais traverser à la nage.

Mercure. Un coup de mon caducée va te priver de tes forces… Nage maintenant, si tu le peux.

Le Sauv. Quel enchantement !… Rends-moi mes forces, Mercure, et je t’obéirai.

Mercure. J’y consens ; mais sois tranquille, et fais ce que je te dis.

L’Ang. Mercure, livre-le entre mes mains, j’en prendrai soin. Monsieur le Sauvage, avez-vous peur que ma compagnie ne vous déshonore ? Sachez que j’ai toujours vécu dans la meilleure compagnie d’Angleterre.

Le Sauv. Je sais que tu es un faquin. Ne pas payer tes dettes ! Tuer ton ami, parce qu’il te demande l’argent que tu lui dois ! Eloigne toi de ma vue, infâme, ou je te jette dans le Styx.

Mercure. Arrête. Point de violences, je te l’ordonne. Parle-lui tranquillement, ou bien…

Le Sauv. Je t’obéis, Mercure… Eh bien ! mon brave assassin, quel était donc le mérite qui te faisait recevoir dans la bonne compagnie ? Qu’y faisais-tu ?

L’Ang. Je jouais, comme je vous ai déjà dit. D’ailleurs je tenais une bonne table… Je mangeais aussi bien que le plus grand gourmand de France ou d’Angleterre.

Le Sauv. As-tu jamais mangé une jambe ou une épaule de Français ? C’est ce qui s’appelle un excellent mets. J’en ai mangé vingt de ces Français : ma table était toujours bien servie. Ma femme était la meilleure cuisinière, pour accommoder la chair humaine, qu’il y eût dans toute l’Amérique. Je ne pense pas que, pour manger, tu prétendes entrer en comparaison avec moi.

L’Ang. Je dansais encore très joliment.

Le Sauv. Je veux danser avec toi ; je danserais un jour entier sans me lasser. J’exécutais la Danse de guerre avec plus de légèreté et de vigueur qu’aucun homme de ma nation. Que nous te voyions danser… Mais tu restes immobile comme un rocher. Mercure t’a-t-il frappé de sa verge magique ? Ou crains-tu de nous laisser voir ta maladresse ? Ah ! s’il me laissait faire, je t’enseignerais à danser d’une manière que tu n’as jamais apprise… Que faisais-tu encore, impudent faquin ?

L’Ang. Ô ciel ! faut-il endurer cet affront ! mais que peux-je faire avec ce barbare ? Je n’ai ni épée ni pistolet, et son ombre me paraît deux fais plus robuste que la mienne.

Mercure. Il faut répondre à ses questions ; c’est toi qui as désiré d’avoir une conversation avec lui. Il n’est pas bien élevé, mais il te dira des vérités qu’il faut que tu écoutes ici ; il eût été à souhaiter pour toi que tu les eusses entendues là-haut…. Mais réponds : il te demandait ce que tu faisais encore.

L’Ang. Je chantais fort agréablement.

Le Sauv. Eh bien ! chantez-nous un peu la Chanson de la mort, ou le cri de guerre… Le drôle est muet ! C’est un imposteur, Mercure, il ne nous dit que des mensonges.

L’Ang. Un démenti ! à moi !… Hélas ! il ne m’est pas permis de m’en venger : quelle honte pour la famille des Pushwells ! Ah ! c’est bien ici un véritable enfer.

Mercure. Caron, je remets entre vos mains ces deux Sauvages… Minos jugera jusqu’à quel point le barbare du Mohawk doit excuser ses horribles actions. Mais pour cet Anglais, quelle raison donnera-t-il ? La coutume du duel ? C’est tout au plus une mauvaise excuse, et encore ne peut-il pas en colorer son crime. Le motif qui lui a fait plonger son épée dans le sein de son ami, n’est pas le motif de l’honneur : c’est l’esprit des furies, d’Alecton elle-même. C’est à elle qu’il faut renvoyer ce meurtrier ; car elle a déjà longtemps habité dans son cœur inhumain.

Le Sauv. S’il faut le punir, on n’a qu’à me l’adresser ; je connais mieux que personne l’art de tourmenter. Reçois d’abord ce coup de pied, Monsieur le beau danseur, et entre dans la barque, si tu ne veux en recevoir un second. Ah ! qu’il me tarde de te voir condamné !

L’Ang. Ô mon honneur, mon honneur, de quel opprobre êtes-vous couvert !

Lord Lyttelton, [trad. de] « Dialogue VI. Mercury – An English Duellist – A North American Savage », in Dialogues of the Dead.

30 juin 2013

La condition humaine

Classé dans : Littérature, Philosophie, Photographie, Société — Miklos @ 16:28


Street art.
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«Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consom­mateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpé­tuel­lement instable et perpé­tuel­lement rompu, qu’il rétablit perpé­tuel­lement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des méca­nismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit fixer (le regard “fixé à dix pas”). Voilà bien des précautions pour empri­sonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immé­dia­tement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre. »

Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. 1943.

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