Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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6 novembre 2012

Khor Virap

Classé dans : Histoire, Lieux, Photographie — Miklos @ 1:05


Environs de Khor Virap (autres photos ici).
Cliquer sur la photo pour l’agrandir.

«Khor Virap

La ville d’Artachal est entrée dans l’histoire grâce au fondateur de la dynastie royale Artaxiades, mais Khor Virap est connu comme foyer du christianisme où Grigor Loussavoritch (Grégoire l’Illuminateur, en grec Gregorios Phoster ou Phostistes : 257-334) fut emprisonné pendant treize années, avant d’établir la religion chrétienne, en assurant la survie physique et culturelle de l’Arménie.

Les Perses sassanides renversèrent les Arsacides parthes au IIIe siècle. Ensuite, ils envahirent l’Arménie, où régnait encore la branche cadette de la dynastie arsacide. Le roi araméen Khosrov résista furieusement contre l’invasion sassanide. Les défaites successives suite à plusieurs batailles obligèrent les Sassanides d’imaginer un complot. Anak, corrompu par les Sassanides, qui était d’origine arsacide et un membre éloigné de la famille de Khosrov, assassina le roi araméen. Anak et son frère furent capturés et noyés, mais deux de ses fils (dont l’un était Grigor) s’enfuirent à Césarée.

Tiridate, le seul fils de Khosrov, avait étudié à Rome et était élevé à la Cour romaine. Il parlait plusieurs langues étrangères et connaissait bien les maîtrises de l’art militaire. Élevé à Rome, dans une ambiance hostile, contre les menaces chrétiennes, Tiridate devint un païen ardent. Hébergé à Césarée, Grigor fut élevé et éduque dans une doctrine chrétienne. Il parlait plusieurs langues étrangères.

À l’âge mûr, Tiridate, à la tête d’une légion romaine, nommé par l’Empereur Dioclétien (284-305), chassa les Sassanides de l’Arménie en 287. Sur la route, Tiridate rencontra Grigor (qui cachait son identité chrétienne) et l’invita à sa Cour. Les chroniqueurs arméniens disent que pendant une cérémonie païenne, Tiridate ordonna à Grigor de mettre une guirlande de fleurs au pied de l’idole d’Anahite à Eriza. Grigor refusa, en proclamant sa foi chrétienne. Sachant qu’il était le fils de l’assassin de son père, la fureur du roi devint plus forte et il ordonna de jeter Grigor dans Khor Virap, la fosse profonde qui servait de prison royale dans la ville d’Artachate. Après le massacre d’une religieuse romaine, nommée Hripsimé et l’abbesse Gaïané, le roi Tiridate fut puni de son impiété par une maladie démoniaque*. Khosrovadoukht, la sœur du roi fut alors avertie en songe que le saint missionnaire Grigor, précipité treize ans plus tôt au fond de la fosse de Khor Virap, pourrait guérir le roi.

Tiridate libéra le saint, et pendant leur rencontre près de la ville de Vagharchapate (Zvarnots), le roi, repenti de ses péchés, fut guéri et se convertit au christianisme. C’était le début de conversion au christianisme du royaume arménien en 301.

La conversion au christianisme, forgeant une identité unique à la base d’une nouvelle foi, marqua une rupture définitive entre les dynasties arménienne et perse. Cent années plus tard, la rupture culturelle devint irréversible grâce à l’invention de l’alphabet arménien qui protégea les Arméniens contre l’assimilation durant des siècles.

Khor Virap et la guerre Vardanants

L’histoire de Khor Virap est liée également à la guerre de Vardanants en 449-451, quand les Arméniens se rebellèrent contre la Perse sassanide. À la tête de l’armée arménienne était Sparapète (le général) Vardan Mamikonian.

Plus tard, lorsque Vardan devint Sparapète (entre les années 410-420), la Perse sassanide forçait les Arméniens à se convertir de nouveau au paganisme. En 449, le Catholicos, les évêques et les princes arméniens, après avoir tenu un conseil ecclésiastique dans la ville d’Artachat, écrivirent la fameuse réponse de refus au roi des Sassa­nides. Les Sassanides, furieux, appelèrent les seigneurs arméniens à Ctésiphon et les forcèrent à se convertir au Zoroas­trianisme.

Vardan, regagnant son pays en 450, nia la religion perse et se souleva contre les souverains sassanides. Vardan Mamikonian tomba sur le champ d’honneur pendant la guerre Vardanants, près d’Arvaraïr en 451. La lutte de longue durée contre les Sassanides, conduite aussi par Vahan Mamikonian, le neveu de Vardan, s’acheva par le Traité de Nvarsak en 484. La guerre Vardanants assura la survie de la culture arménienne, l’attachement du peuple à sa foi et à sa langue. La statue équestre de Vardan est installée à Erevan.

La guerre Vardanants est considérée comme la première lutte pour la liberté de conscience et Vardan Mamikonian est canonisé comme l’un des saints les plus importants de l’église arménienne. »

Panneau à l’entrée du site de Khor Virap


* Selon une légende, le roi Tiridate fut transformé en sanglier, ce qu’illustre le manuscrit ci-dessous que l’on peut admirer au Materadaran à Yerevan.


Conversion du roi Tiridate par Grégoire l’Illuminateur.
Matenadaran (
autres photos ici), Yerevan.
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21 septembre 2012

Le tailleur juif


Machine à coudre Singer, 1912. Source :
Jewish Museum, Londres.

Archétype ou stéréotype ? Non : brave type, peinant à nourrir sa pauvre famille en reprisant des guenilles pour leur redonner une nouvelle vie et dont la sienne se termine souvent tragiquement. En Galicie, d’où provient ma famille paternelle, on dit que 80 % des tailleurs étaient juifs. Ils s’appelaient en conséquence Schneider (« tailleur » en allemand – après tout, c’était encore l’empire austro-hongrois), Portnoy (idem mais en russe), Nudel (de l’all. Nadel, « aiguille »), Fingerhut (« dé à coudre »), Hefter (celui qui agrafe des broderies ou autres objets à des habits), Talisman (celui qui tisse des châles de prière), Damsky (tailleur pour dames)…

Mon grand-père portait l’un de ces patronymes. Pendant un temps, il vendait des machines à coudre. Mon père, encore enfant, l’aidait. C’est pourquoi quand, bien des années plus tard, ma mère se mettait à notre belle machine noire toute brillante avec son logo doré « Singer », c’est lui qui passait le fil, enfilait l’aiguille, fixait le fil de la canette, et lançait à la main la roue de la machine puis passait le relais à ma mère qui activait alors le grand pédalier plutôt que la pédale électrique – très moderne alors – qu’elle ne pouvait aussi bien contrôler. Quand c’était elle qui s’y prenait seule, le fil s’embrouillait et la machine partait à l’envers, et mon père devait de toute façon intervenir pour démêler l’affaire. Je regrette maintenant d’avoir donné cette machine à une amie de famille, il ne m’en reste qu’un meuble attenant.

Ce n’était pas souvent que ma grand-mère emmenait ses enfants chez le tailleur de leur shtetl : pauvres, il fallait que les habits durent. On les faisait en conséquence plus longs et larges que strictement nécessaire. Mon oncle m’avait raconté qu’à l’essayage des manteaux il s’accroupissait subrepticement pour faire en sorte d’en avoir un qui ne traîne pas au sol et pour ne pas être la risée du village. Des années plus tard, il deviendra un Rudolf Valentino espagnol d’une rare élégance. Mes grands-parents, eux, sont partis en fumée.

Une cousine par alliance de ma mère habitait avec son mari au 37 rue Monge. Leur appartement n’était pas une chambre de bonne mais il n’y avait pas de salle de bain, on n’y trouvait qu’un évier avec l’eau courante (froide) et les toilettes étaient sur le palier. Il y avait sans doute du gaz à tous les étages, pourtant. Elle aussi était couturière juive et pauvre, bien que ne venant pas de ce kishke de l’Europe juive qu’était la Mitteleuropa, mais de Lettonie. Sa sœur (ou sa cousine ?), je l’appris bien plus tard et l’y vis d’ailleurs, habitait sur la Cinquième Avenue, à des années-lumière du Lower East Side. La cousine de maman confectionnait de forts élégants costumes pour femmes – peut-être pour hommes aussi, mais ce n’était que ma mère qui lui commandait des vêtements, pas mon père –, parfaitement coupés et cousus. Après son veuvage, elle partit s’installer sur la côte d’azur et brûla toutes ses économies dans les casinos de la région.

Non loin de l’endroit où je m’étais installé en rentrant en France dans la seconde moitié des années 1980, il y a un petit passage qui datait du XVIIIe siècle. Il était alors très pittoresque (il ne l’est plus, il est devenu branché). S’y trouvait entre autres une étroite et sombre échoppe de tailleur aux fenêtres poussiéreuses : tout à fait comme dans les contes d’antan et les vieilles gravures, il était rempli de piles de shmatess partout, du sol jusqu’au plafond, de morceaux de tissus, de costumes fatigués, de chemises froissées. Comme encerclé par cette jungle, un vieil homme au visage raviné et mal rasé surmonté d’une crinière blanche, était assis derrière une antique machine à coudre à pédalier – une Singer, peut-être, comme celle que j’avais connue enfant –, posée sur une petite table en bois et dont le bruit caractéristique (à ne pas confondre avec celui d’un train à vapeur) m’était encore si familier, tant d’années plus tard : zzzzzzt, brrrrrrrrr, silence pendant qu’on replaçait la pièce à coudre dans un autre angle ; zzzzzzzzzzzzt, brrrrrrrrrrrrr, silence… Il n’est pas étonnant que ce modèle ait fait l’objet d’une installation musicale.

Je ne me souviens plus ce qui m’y avait fait entrer la première fois. Une quelconque reprise ? Pourtant je sais y faire, il s’agissait peut-être d’une retouche plus importante. Ce dont je me rappelle, c’est que son travail avait été, comment dire, assez approximatif. Mais nous avions bavardé. Plus précisément, c’est lui qui avait parlé sans discontinuer, dans un français encore plus approximatif que sa couture et plus que mâtiné par du polonais et du yiddish, avec l’accent d’un Popeck mais en plus profond (et en authentique : Popeck parle français comme vous et moi sauf quand il fait le Juif) que j’avais bien du mal à comprendre, mais qu’importe, il parlait. Et j’étais revenu périodiquement pour l’écouter, comme on écoute une musique familière dont on ne connaît pas les paroles mais dont on comprend le sens profond.

J’avais pu tout de même en saisir des bribes de sa vie dont il me reste des bribes de bribes. En me les racontant, il m’avait même montré des grands cahiers cartonnés qu’il avait noircis de son écriture – en quelle langue, je ne sais plus – et où il avait relaté ses tribulations. Son fils, me dit-il, en avait fait traduire, les ferait publier. Il était parti après la guerre de Pologne en Israël, puis en France où il se trouvait depuis une cinquantaine d’années – quand on a connu certaines immigrations, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il n’ait pu apprendre à parler le français comme un Gavroche – et s’il travaillait encore à cet âge, c’est parce qu’à la maison sa femme l’ennuyait à mort… Un tempérament, ce tailleur.

Quelque temps plus tard, l’échoppe disparut. L’emplacement a été repeint de couleurs rutilantes, et l’on y vend des moulages de mains et de fesses de votre nouveau né.

La Triangle Shirtwaist Factory était un immense atelier de confection de blouses pour femmes qui occupait les trois derniers étages d’un bâtiment qui en comptait dix, situé près de Washington Place à New York. On y comptait quelque 500 ouvriers – surtout ouvrières – pour la plupart juifs. Le 25 mai 1911, un incendie s’y est déclaré et propagé extrêmement rapidement, empêchant l’usage des cages d’escalier, qui, d’ailleurs, avaient été verrouillés par les patrons pour éviter les vols… Cent quarante six travailleurs y trouvèrent la mort, ce qui en fait l’accident industriel le plus meurtrier de l’histoire des États Unis à ce jour.

Une magnifique et bouleversante élégie en yiddish que l’on peut écouter ci-dessous commémore ce tragique événement ; les informations divergent quant à sa date de composition, selon l’une des sources elle la précéderait mais aurait été utilisé après à cette fin (il en a d’ailleurs été de même pour le célèbre Temps des cerises, composé cinq ans avant la Semaine sanglante lors de la Commune de Paris, et qui en rappelle le souvenir). C’est une chanson d’amour, mais celle qu’un mort chante, tel une inversion du thème d’Orphée et d’Eurydice, à la femme qu’il aime : il lui dit qu’il est mort près des machines dont les hommes sont les esclaves, à l’instar de celles des Cinq cents millions de la Bégum de Jules Verne, de Metropolis de Fritz Lang ou des Temps modernes de Charlie Chaplin, travaillant sans cesse dans le tintamarre des chaînes en métal qui s’y entrechoquent tandis que coulent les larmes et que les dents grincent. Il l’implore de venir là où repose son corps, c’est ainsi qu’il trouvera la paix.

Les paroles en sont du poète W. Morris Rosenfeld (né en Pologne russe en 1862, décédé en 1923 à New York où il avait émigré en 1886), lui-même tailleur avant de devenir journaliste et éditeur d’un magazine littéraire yiddish. Animé d’une profonde conviction socialiste, ses poèmes plutôt sombres et désespérés, et reflètent les dures conditions de vie des ouvriers juifs de l’époque.

Ne me cherche pas
Là où verdoient les myrtes
Tu ne m’y trouveras pas, mon trésor.
Là où flétrissent les vies près des machines
C’est là qu’est mon lieu de repos (bis).
 
Ne me cherche pas
Là où chantent les oiseaux
Tu ne m’y trouveras pas, mon trésor.
Esclave je suis là où les chaînes résonnent
C’est là qu’est mon lieu de repos (bis).
 
Ne me cherche pas
Là où jaillissent les fontaines
Tu ne m’y trouveras pas, mon trésor.
Là où les larmes coulent, où les dents grincent
C’est là qu’est mon lieu de repos (bis).
 
Et si tu m’aimes d’un élan sincère
Alors viens à moi, mon trésor.
Et soulage mon cœur
Lourd de chagrin
Et rends-moi doux mon lieu de repos (bis).

Merci à Jacinta de m’avoir fait découvrir cette chanson, mélodie et texte (la traduction ci-dessus est une légère adaptation de la sienne).

18 septembre 2012

La raison de ma colère, ou, Read The Smaller Print!

Classé dans : Cuisine, Langue, Nature, Santé, Sciences, techniques, Économie — Miklos @ 23:50

Ce jus de raisin, importé d’Israël (détail qui a son importance), est vraiment bon, mais jusqu’à quand ?

On est en droit de se le demander : la mention en français indique « à consommer de préférence avant le 28 Février 2015 », tandis que la mention en hébreu en bas à droite, probablement imprimée lors de la mise en bouteille et donc plus réaliste qu’une série d’étiquettes destinées à l’exportation, indique une date de péremption (les lettres ת.א., à lire de droite à gauche, signifient en hébreu « date ultime ») bien plus rapprochée, le 5.2.14. Qu’on se rassure, on aura fini la bouteille avant, mais heureusement qu’on n’en pas fait de réserves.

À ce propos, on citera le Traité de chimie de Jöns Jakob Berzelius qui nous apprenait en 1838 que :

Gay-Lussac a fait voir que si l’on exprime du raisin dans une atmosphère qui ne contient pas la plus petite quantité d’oxygène, le jus ne commence à fermenter que lorsqu’on introduit de l’oxygène dans le gaz. Gay-Lussac broya et exprima du raisin sous une cloche remplie de gaz hydrogène ; le jus se conserva pendant un mois, tandis que le jus de la même espèce de raisin, exprimé à l’air et conservé dans une autre cloche placée à côté de la première, commença à fermenter comme à l’ordinaire. Lorsqu’il eut introduit sous la cloche remplie de gaz hydrogène une petite quantité d’air atmosphérique, le jus de raisin commença également à fermenter. La quantité d’oxygène nécessaire pour déterminer la fermentation est très petite, et dès que la fermentation est établie, elle continue sans le concours de l’oxygène. On conçoit, d’après cela, pourquoi du jus de raisin, exprimé à l’air, fermente dans des vases qui ne contiennent point d’oxygène.

D’aucuns préfèreraient sans doute attendre, comme on l’apprend dès 1756 dans La Cacomonade, Histoire politique et morale traduite de l’allemand du Doctor Pangloss, par le docteur lui-même, depuis son retour de Constantinople :

On en trouve qui s’enivrent avec du jus de raisin, ou de pomme, ou d’orge, aigri par la fermentation ; d’autres qui s’empoisonnent délicieusement avec ce même jus distillé par le feu ; d’autres qui se réjouissent avec de la salive de vieille femme infusée dans du suc de maïs ; d’autres qui mettent dans leur nez une poudre brune et malsaine ; d’autres qui mâchent de la chaux avec des feuilles d’arbres ; d’autres qui fouettent ou égorgent leurs voisins ; d’autres qui se laissent fouetter ou égorger, et tout cela est à moi.

À chacun son plaisir. Moi, ce jus, tel qu’il est, il me plait.

1 septembre 2012

De la curiosité, ou, D’une pie, des autres oiseaux et des hommes en général

Classé dans : Nature, Photographie, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 17:51

La pie a la réputation d’être pleine de curiosité. Celle-ci, qu’on a aperçu récemment sur une pelouse normande, n’a pas hésité à retirer pour un moment sa tête de la terre où elle tentait d’attraper un quelconque ver et à nous jeter par-dessus l’épaule ce regard inquisiteur.

Curieux nous aussi, on s’est empressé de rechercher ce qu’en disaient les poètes ou les savants. Gaudeamus igitur, on a trouvé ce joli texte de Julien-Joseph Virey (1775-1846), personnage curieux s’il en est, puisqu’il s’agit d’un naturaliste à l’âme de poète mâtiné de psychologie (humaine mais aussi animale) – ce que lui reprochaient ses collègues uniquement scientifiques. Il faut de tout pour faire un monde, et heureusement qu’il n’est pas uniquement peuplé des uns ou des autres.

Ce passage est extrait des deux chapitres qu’il consacre aux « mœurs naturelles des oiseaux » dans son très sérieux ouvrage L’Histoire des mœurs et de l’instinct des animaux. L’affect qui traverse ce texte, les comparaisons qu’il ne manque de faire entre le caractère, les caractéristiques et le comportement de la gent ailée et ceux de l’espère humaine, ses considérations sur le langage et la vie amoureuse et sociale des uns et des autres et qui vont jusqu’à la place de la femme dans la société occidentale ! ne pouvaient manquer de surprendre, d’amuser, voire de toucher, son auditoire – il s’agissait de cours qu’il avait donnés à l’Athénée royal de Paris – comme il peut nous toucher aujourd’hui : comment rester insensible au passage où il indique qu’une société dans laquelle les femmes ont des droits égaux à ceux des hommes est plus civilisée que celles qui enferment celles-ci, et que « Les femmes deviennent peut-être, par le langage même, l’une des principales causes du perfectionnement des sociétés modernes » ?

C’est, pour le moins, inhabituel, sans pour autant être farfelu.

«Toute la classe des oiseaux se montre en général plus sensible que celle des quadrupèdes ; elle est aussi plus vive et plus ardente en toutes ses actions, à cause de la grande respiration de ces volatiles ; le repos est pour eux un tourment : toujours agités, turbulents, inquiets, dormant peu, ils passent la vie dans une activité perpétuelle ; volages, impétueux, ils sont aussi très colères et très amoureux. En général, leur fibre est mince, tendue, sèche même comme celle des personnes délicates, fluettes, qui sont mobiles, excitables. La rapidité, l’étendue de leur vue accroît encore ce besoin du changement et de la variété ; mais leurs autres sens, tels que ceux du toucher et du goût, paraissent très bornés. Cette bouillante impétuosité les rend moins capables de réflexion et d’une vraie instruction, que des animaux plus tranquilles. Ils éprouvent des impressions promptes, mais fugitives et subites, que le temps efface aisément comme de légers aperçus. Rien ne se grave en eux profondément ; ils sentent plus qu’ils ne conçoivent : c’est qu’il faut une sorte de gravité, un caractère posé et réfléchi pour se bien pénétrer de la connaissance des choses ; et si l’on parvient à donner quelque instruction aux serins, aux chardonnerets, aux merles, aux sansonnets, aux perroquets, c’est en les tenant emprisonnés, c’est en les forçant d’être longuement oisifs ; c’est surtout le soir ou la nuit, lorsqu’ils sont plus tranquilles, que les leçons leur profitent mieux. Les oiseaux devenus aveugles, étant moins distraits et moins mobiles, s’instruisent beaucoup plus aisément que les autres, et les oiseleurs ont mis à profit cette observation, en brûlant avec un fer rouge les yeux des rossignols et d’autres oiseaux chanteurs qu’on tient en cage. C’est ainsi qu’Homère, Milton, ces poètes si sublimes, furent aveugles, et durent peut-être une partie de leur génie à ce malheur, parce que la force vitale ne se dissipant plus par la vue, s’accumule, pour ainsi dire, dans l’organe de la pensée, et les méditations deviennent plus profondes dans la solitude, le repos et l’obscurité.

Quoique les oiseaux soient déjà plus éloignés de notre nature que les quadrupèdes, et quoique nous ayons vu leur cerveau moins parfait, par le défaut de corps calleux, de la voûte, de la cloison transparente, et par la disposition des six tubercules qui le composent ; cependant ces animaux sont encore très intelligents et très industrieux, comme nous nous proposons d’en offrir des preuves. L’homme, qui possède le cerveau le mieux organisé, et qui se vante d’être le plus sage des animaux, est cependant le seul d’entr’eux qui soit exposé à devenir fou : les plus illustres génies ont souvent manifesté quelque grain d’extravagance, et l’ont avoué eux-mêmes. Il ne faut point chercher, dans l’antiquité, les Démocrite ou les Héraclite ; on en a vu pareillement des exemples parmi les plus célèbres modernes, et le Tasse et Pascal, et une foule d’autres, en offriraient la preuve. Si les bêtes ne deviennent jamais folles, c’est qu’elles sont plus voisines de la sottise que de l’esprit ; et il semblerait, par là, que les sots n’auraient pas même le triste privilège de devenir fous.

Ces quadrupèdes, malgré la simplicité bornée de leur intelligence, qui ne leur permet point de sortir du droit chemin, sont susceptibles pourtant d’éprouver la rage et des vertiges qui troublent leur cerveau ; mais ces maladies ne sont point de la nature de la folie, qui est une exaltation extraordinaire et désordonnée des facultés intellectuelles trop vives, trop impétueuses. L’oiseau ne paraît nullement exposé à la rage comme les quadrupèdes, mais il est sujet aux vertiges, à l’épilepsie et à des boutades. Comme il est naturellement ardent, emporté, il n’écoute que le sentiment présent ; il est peu capable de se plier, de déguiser son moral ; il semble que la franchise du caractère se décèle plus librement, plus fortement chez les individus qui obéissent toujours à leurs premières impressions, comme le volatile.

Aussi les oiseleurs ont surtout remarqué une assez grande variété de caractères parmi les diverses espèces d’oiseaux. Tout le monde observe combien le paon est vain et présomptueux, combien le stupide dindon se rengorge sottement, le hibou est sauvage et taciturne, la pie curieuse, babillarde et voleuse ; l’autruche, la bécasse, encore plus sottes que la buse ; le pinson gai, le moineau pétulant et lascif, l’étourneau et le sansonnet étourdis, la linotte a la tète légère, l’oie est soupçonneuse et vigilante de nuit, le pigeon doux et amoureux, le héron triste et mélancolique, l’épervier rapace, les mouettes sont insatiables et criardes, etc. Parmi les perroquets, les merles, les geais, les corbeaux élevés et instruits, il y a même plusieurs nuances dans le naturel de chaque espèce, indépendantes de l’instruction qu’on leur a donnée.

[…]

Nous avons dit que l’étendue de la respiration, dans la classe des oiseaux, était l’action principale de leur économie, et qu’elle semblait communiquer à toutes les autres son branle et son activité ; que la chaleur vitale, l’ardeur amoureuse, la rapidité des mouvements tenaient à l’énergie de cette fonction. Il en résulte encore d’autres dispositions remarquables et innées parmi ces animaux.

Considérez, Messieurs, combien cette grande respiration leur donne d’aptitude, de facilité pour le chant, accroît l’étendue de leur voix, surtout à l’époque de leurs amours. Tout le monde sait que la voix de l’homme et de la femme acquiert du timbre et de la force au temps de la puberté, et qu’elle se casse lorsque la puissance générative se perd avec l’âge. De même les quadrupèdes prennent, dans la saison de leurs ardeurs, un ton de voix sonore et quelquefois effrayant. Le chant, parmi les oiseaux, n’est que l’expression de l’amour ; car après l’époque de la ponte, ils se taisent dans les bocages, presque tous. Le rossignol, qui déployait tous les charmes de sa voix mélodieuse, n’a plus, après ses amours, qu’un vilain cri semblable au sifflement d’un reptile. Les oiseaux en cage ne chantent jamais plus fort que lorsqu’ils sont privés de leurs jouissances, et l’on en a vu de si transportés à l’aspect d’une femelle dont ils ne pouvaient approcher, qu’ils chantaient avec une sorte de fureur, et jusqu’à tomber en épilepsie ; aussi les nourritures échauffantes sont très propres à exciter le chant de ces animaux. Au contraire, les chapons et d’autres espèces mutilées n’ont plus de chant, parce qu’elles n’ont plus d’amour, et partant plus de joie. Les femelles ont aussi la voix bien plus faible ou plus délicate que les mâles ; leur larynx n’acquiert point autant de développement ; elles sont même la plupart presque muettes, ou n’ont que ces accents primitifs, cette sorte de langage naturel bien différent du ramage amoureux des mâles.

Il résulte de cette multiplication des voix et des sons, que les oiseaux forment plus de liaisons sociales entr’eux que les autres animaux ; qu’ils ont plus de rapports entre leurs sexes, et qu’il s’établit un vrai langage de la mère à ses petits. L’hirondelle gazouillant dans son nid, semble converser avec sa couvée ; les jeunes poussins entendent les différents piaulements de leur mère, soit pour se mettre à couvert sous ses ailes, soit pour accourir à la pâtée, soit pour se cacher à la vue du milan. Les divers accents de douleur, de joie, de surprise, de frayeur, etc., se comprennent chez toutes les espèces d’animaux qui peuvent, a l’aide de poumons, exhaler cette sorte de langage et s’entre­com­mu­niquer leurs affections, avec d’autres gestes ou signes corporels.

Indépendamment de ce langage primitif, il en est un d’acquisition, résultat des relations sociales, et surtout des rapports des sexes entr’eux : puisque l’amour est le principe de toute réunion naturelle, un être qui suffirait seul à ses besoins, n’emploierait que quelques accents ou signes ; aussi les oiseaux solitaires, tels que ceux de proie, n’ont point de ramage, mais seulement quelques cris sauvages. Le chien, en quittant la domesticité, perd l’aboiement. L’homme enrichit et perfectionne son langage, d’autant plus que la société des sexes est plus rapprochée et plus intime. Les peuples chez lesquels règne le plus de galanterie et d’amour, sont les plus causeurs et aussi les plus policés, comme les anciens Grecs ; de là vient que les Européens, chez lesquels les femmes ont des droits égaux à ceux des hommes dans le commerce de la vie, sont plus civilisés que les Asiatiques, qui renferment celles-ci, et qui vivent taciturnes entr’eux. Les femmes deviennent peut-être, par le langage même, l’une des principales causes du perfectionnement des sociétés modernes. Les oiseaux les plus sociables ont aussi un langage plus étendu que les autres espèces. L’on s’est assuré que les rossignols de certains pays chantaient différemment que ceux d’autres contrées ; comme si ces nations aériennes avaient chacune leur idiome ou leur dialecte particulier ; nous tenons d’un savant ornithologiste, M. Vieillot, que des rossignols chantent moins bien d’eux seuls lorsqu’ils ne sont pas enseignés par leurs parents. Les oiseaux polygames, tels que les gallinacés, n’ont jamais dans le chant cette flexibilité de tons, ces modulations touchantes, propres à attendrir leur femelle, comme les oiseaux monogames. Le coq, sultan impérieux en son sérail, s’exprimant avec arrogance, force les femelles à se soumettre à ses volontés ; sa voix altière est celle du despote qui commande ; tandis qu’un tarin, un chardonneret, aimables troubadours de nos bois, captivent, par de tendres romances, le cœur de leurs douces amies, et ne veulent rien devoir qu’à l’amour. Il en est chez les oiseaux comme dans l’espèce humaine : lorsque les femelles sont plus nombreuses ou plus faciles, les mâles, despotes et jaloux, se font valoir par leur rareté même ; si les femelles sont rares à leur tour, ou, ce qui revient au même, si elles sont plus sévères et plus réservées, elles obtiennent l’empire, et les mâles se rendent leurs esclaves. »

Julien-Joseph Virey, Histoire des mœurs et de l’instinct des animaux, avec les distri­butions méthodiques et naturelles de toutes leurs classes. Cours fait à l’Athénée royal de Paris. Paris, 1822.

25 août 2012

« …comme si les arbres des champs étaient hommes » (Deut. XX:19, trad. Sébastien Castellion)

Classé dans : Lieux, Littérature, Nature, Photographie — Miklos @ 12:26


Belchen (Allemagne)

«À onze heures et demie, nous remontions à cheval et nous cheminions de montagne en montagne ; parfois nous apercevions un arbre solitaire sur un sommet ; cet arbre devenait un spectacle, une sorte d’événement au milieu de ce désert immobile. » — Jean-Joseph-François Poujoulat, Études africaines. Récits et pensées d’un voyageur. Paris, 1847.

«Le sombre automne, continua-t-il, règne sur nos montagnes ; l’épais brouillard repose sur nos collines. On entend siffler les tourbillons de vent. Le fleuve roule des ondes fangeuses dans l’étroite vallée. Un arbre solitaire s’élève au sommet de la colline, & marque l’endroit où repose Connal : le vent fait voler & tourner dans les airs ses feuilles desséchées ; la tombe du héros en est jonchée : les ombres des morts apparaissent quelquefois en ce lieu, quand le chasseur pensif se promène seul à pas lents sur la bruyère. » — « Carricatura », in Ossian, fils de Fingal, barde du troisième siècle : poésies galliques traduites sur l’Anglois de M. Macpherson par M. Le Tourneur. Paris, 1777.

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