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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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17 décembre 2019

Sachez flâner

Classé dans : Littérature, Peinture, dessin, Société — Miklos @ 12:58


Non, il n’est pas en train d’utiliser son smartphone. C’est un « flâneur artiste, flâneur solitaire qu’on voit étendu nonchalamment sur deux, trois ou quatre chaises, riant dans sa barbe et lorgnant impitoyablement tous les ridicules dont il se souviendra en temps opportun »

La définition que donne le Trésor de la langue française du verbe « flâner » – « avancer lentement et sans direction précise. Perdre son temps, se complaire dans l’inaction, dans le farniente » – a une connotation plutôt critique de ce comportement : c’est quasiment une errance, une perte de temps, alors qu’on pourrait, qu’on devrait faire quelque chose d’utile.

Ce n’est pas du tout la vision qu’en donne Louis Huart (1813-1865) dans son amusante Physiologie du flâneur publiée en 1841 avec de délicieuses vignettes de Daumier (dont il rédigeait des légendes de ses lithographies) et d’autres illustrateurs, dans une série de petites monographies qu’il consacre à l’étudiant, au garde national, à la grisette, au médecin et au tailleur.

Quelque 150 ans sont passées depuis, le vocabulaire a parfois légèrement vieilli, les mœurs ont évolué, mais les comportements de l’homme en société d’alors ne sont pas si différents des nôtres : il suffit de lire sa description des touristes – terme alors inconnu, il parle des badauds étrangers – qui s’acharnent à voir le plus de monuments célèbres en un minimum de temps, confondant la colonne Vendôme (place du même nom) avec celle de Juillet (place de la Bastille), passant plus de temps à lire dans leur guide (on dirait aujourd’hui : dans leur smartphone) les descriptions d’un monument ou d’une œuvre qu’à les regarder.

En sus de son regard amusé et perceptif des classes sociales (il parle même du « flâneur prolétaire » – qualificatif que Karl Marx a rendu célèbre mais qui lui préexistait), on lira avec intérêt sa description de Paris – des Champs-Élysées aux passages couverts, bien plus nombreux alors qu’aujourd’hui, du Marais, des boulevards, de Montmartre…, des problèmes de circulation et même du street art d’alors – et des évolutions de la ville (« Puis on a, sous prétexte d’embellissements, abattu les arbres qui avaient résisté à toutes les révolu­tions pour leur substituer des sortes de manches à balais revêtus d’une guérite verte »).

Et enfin, il ne faut pas omettre de regarder ces petites vignettes qui rajoutent parfois un degré d’humour, voire d’ironie, au texte (qui n’en manque pas).

22 novembre 2019

Qui a écrit ces mémoires et à quelle période ?

Classé dans : Littérature, Peinture, dessin — Miklos @ 23:40

Bonne question !

« Les Français ont toujours le mot de liberté à la bouche, mais rien de plus facile que de les plier au pouvoir absolu. Faites-vous craindre, sire, et ils vous aimeront. Ayez une main de fer dans un gant de velours. » Bernadotte à Louis XVIII, cité in André Delrieu, Testament d’un vieux diplomate, Paris, 1846.

L’expression « main de fer dans un gant de velours » aussi attribuée à Mazarin, à Charles V, à Jacques de Flesselles (s’adressant à Louis XVI), à Napoléon, à un prédécesseur du tsar Nicolas (à propos des Russes) et sans doute à bien d’autres encore, illustre fort bien le texte qui suit, extrait des mémoires d’un bien curieux personnage :

«Chaque jour, l’absence et la fatalité de l’éloignement causaient de nouveaux malheurs à mes protégés.

Le spectacle de ces désastres me navrait de douleurs inouïes  mon œil se plombait, et, sous l’influence de ces noirs soucis, mon nez s’allongeait comme une Variété de pomme de terre à tubercules allongés et rougeâtres à la surface irrégulière. (TLFi)vitelotte.

― Ah ! si je pouvais rassembler ces familles éparses, réunir ces tribus dispersées, décider ces peuplades d’origine et de climat divers à former une grande et puissante nation !

Mais comment les convaincre, et en supposant que j’y parvinsse, quelle forme de gouvernement établir, pour mettre d’accord toutes ces ambitions rivales, toutes ces prétentions jalouses, toutes ses mœurs disparates !

Une république fédérative était impossible  c’eût été la guerre civile organisée !

Un bras de fer seul pouvait contenir dans le devoir ces bandes indisciplinées.

Dans l’intérêt même de leur sûreté, de leur grandeur, un chef, un maître, un empereur était nécessaire, et ce chel. ce maître, cet empereur, qui pouvait-il être ?

— Je décidai que ce serait moi.

A ce projet, ma tête s’enflamma, et j’entendis tressaillir en moi la tirade de Charles-Quint au tombeau de Charlemagne :

Empereur, empereur ! être empereur ! ô rage !…

C’était un rêve sublime !

— C’était, si l’on veut, une odieuse usurpation; mais, en étudiant l’histoire de l’antiquité, je vis que quantité d’amis du peuple n’avaient procédé par la démocratie que pour arriver au despotisme.

L’exemple de ces grands hommes rassura ma conscience et je résolus de les imiter en tous points.

Je ne me dissimulai pas que la tâche était rude.

Ces peuples dont je voulais faire des sujets étaient nés libres et tenaient à leur liberté.

Jusqu’à présent, ils n’avaient compté avec personne, et l’idée de payer un impôt pour couvrir les frais d’un gouvernement, la dotation nécessaire à un César, devaient nécessairement les effrayer et nuire à ma propagande impérialiste.»

Je résolus donc de leur dissimuler le coté disciplinaire et fiscal de mon plan, et de les prendre par les appâts matériels.

Et Ah, vous n’avez pas encore trouvé ? Passez votre souris sur les points de suspension en fin de cette phrase (sans cliquer).pour avoir la réponseIl s’agit de Cucurbitus Ier, personnage très légumineux de l’amusant L’Empire des légumes. Mémoires de Cucurbitus Ier, recueillis et mis en ordre par MM. Eugène Nus et Antony Meray, dessins par Amedée Varin, et publiés à Paris en 1851, année du coup d’État de Napoléon III. Cliquez sur l’image ci-dessus pour voir son portrait. Texte intégral et joliment illustré disponible en cliquant sur les points de suspension.

21 août 2019

« Tartempion, c’est vous et moi »

Classé dans : Histoire, Médias, Peinture, dessin, Politique — Miklos @ 23:04

Bosredon : Le vote ou le fusil. 1848. BnF.
Cliquer pour agrandir.

Tartempion

«Tartempion est frappé d’excommunication majeure. Il est à jamais exclu du temple de la République fermée. Quel attentat a-t-il donc commis pour mériter un châtiment si grave ? De quel forfait s’est-il donc rendu coupable, ce malheureux Tartempion ?

Vous demandez son crime ? Nous allons vous le taire connaître. Tartempion a tait un programme. Mais ne sommes nous pas en pleine période électorale, et un programme, si avancé qu’il puisse être, n’est il pas, après tout, un fruit naturel de la saison ! Oui, votre argument serait sans réplique, si Tartempion avait pris ses grades, si Tartempion portait un nom célèbre, si Tartempion était arrivé. Mais Tartempion, Tartempion tout court, qui donc connaît Tartempion t Lui un homme obscur, un intrus, se permet d’entrer dans l’église et pousse l’audace jusqu’à vouloir chanter au banc des chanoines, sans avoir été pourvu d’un canonicat.

Car c’est sous ce vocable ridicule de Tartempion que messieurs les docteurs du radicalisme doctrinaire affublent les malheureux électeurs coupables de demander des comptes à leurs mandataires. Quoi ! Tartempion se permet cela ; lui, un homme de rien, le premier venu, un ouvrier ! De quoi se mêle-t-il, je vous le demande ? Et là-dessus, messieurs les roués haussent les épaules et exécutent une pirouette galante !

Donc que Tartempion soit maudit ! Qu’il soit frappé d’anathème par le cotlège des grands prêtres, qu’il soit chassé par le bedeau, qu’il soit à jamais exclu de la communion des fidèles; et s’il essaye de franchir de nouveau le seuil du temple, qu’il soit condamné à être foulé aux pieds des éléphants sacrés qui portent sur leur dos robuste la tour d’ivoire où sont enfermées les doctrines de la pure démocratie.

Malheureux Tartempion, il ne te reste plus qu’à te couvrir la tête de cendres et a respecter la consigne Tu sauras, à l’avenir, ce qu’il en coûte de parler au public sans l’autorisation des grands lamas et de signer un manifeste d’un nom inconnu.

Mais nous sommes d’autant plus à l’aise pour parler du programme socialiste que nous n’avons cessé de combattre les doctrines de Tartempion. Nous croyons que ses réformes budgétaires, brutalement appliquées, ruineraient tout le monde sans enrichir personne que ses projets sur la suppression de l’armée seraient désastreux pour l’existence de la patrie, et qu’enfin c’est seulement dans les maisons centrales que ses idées sur le système pénitentiaire ont quelque chance d’être accueillies avec acclamation.

Mais enfin, de ce que les idées de Tartempion méritent, à notre avis, d’être combattues, est-ce une raison pour que nous ayons le droit de traiter avec dédain, non-seulement le programme, mais encore la personne de Tartempion ?

Est-ce que nous ne sommes pas en pleine période électorale ? Est-ce que Tartempion n’est pas électeur et éligible ? Est-ce qu’il ne jouit pas de tous ses droits de citoyen ? Dès lors, s’il lui plaît de publier sa pensée, de faire connaître ses plans de réforme économique et sociale, d’appeler l’attention de ses coreligionnaires politiques sur tel ou tel abus qu’il propose de redresser à sa manière, sur tel ou tel problème dont il croit avoir découvert la solution ; s’il prononce des discours, s’il fait placarder des affiches, Tartempion use de son droit et il n’est permis à personne de railler la conduite de Tartempion. Tartempion a donné sa voix à un candidat et il a même contribué quelque peu à le faire nommer député. Il veut demander des comptes à son mandataire, il veut savoir où en est l’exécution d’un contrat auquel il a été partie. Prétention excessive, exorbitante et les parlementaires satisfaits ne peuvent trouver assez d’anathèmes pour flétrir l’outrecuidance de l’infortuné Tartempion.

Tartempion, c’est vous et moi, c’est le simple électeur, qui a son rôle à remplir et ses droits à exercer dans toute société libre, démocratique et égalitaire.Tartempion,c’est le citoyen militant qui a la légitime prétention d’avoir ses doctrines à lui et de donner son suffrage en connaissance de cause. À la vérité, il se trompe parfois dans le choix de ses protégés, et il a éprouvé plus d’une déception dans le cours de sa carrière, mais il reste incorrigible dans son goût pour la politique, et il ne peut admettre que la démocratie devienne le patrimoine d’un petit nombre de privilégiés.

Tartempion existe aux États-Unis et là il n’est gêné par aucun souvenir de l’ancienne étiquette. Il va trouver le président de la République qui, même après avoir été appelé à la première fonction de l’État, ne se croit nullement obligé pour cela de prendre les talons rouges de l’ancien régime, ne fait aucune difficulté à recevoir la visite de Tartempion et à discuter au besoin le programme de Tartempion.

Un chroniqueur raconta jadis qu’une duchesse de Devon­shire déclara une fois qu’elle don­ne­rait un baiser à quiconque voterait pour le duc. Un jour qu’elle cherchait à décider son boucher à donner sa voix au duc, il déclara qu’il ne voterait qu’à la condition que la duchesse lui donnerait un baiser en échange. Elle consentit et le boucher devint fameux dans toute la contrée. Le chroniqueur ne nous dit pas d’ailleurs si le duc fut élu. Le Journal amusant, 7 juin 1919Bien qu’en Angleterre il ait ses coudées un peu moins franches, Tartempion joue son rôle dans les élections du Royaume-Uni. C’est même à ce dernier pays qu’il doit son origine. Le boucher de Londres qui, moyennant un baiser, vota pour le candidat de la duchesse de Devonshire, fut l’ancêtre commun de tous les Tartempions de l’Europe et du Nouveau-Monde.

Ô malheureux Tartempion de France, dans ce pays qui se pique d’être égalitaire par excellence,» toi qui es si dédaigneusement repoussé par les talons rouges de la démocratie arrivée, comme tu dois envier le sort de tes pareils d’Angleterre et des États-Unis !

ANDRÉ LORMIER
Le Petit Parisien, 30 septembre 1877

25 février 2019

Solario : La Crucifixion. 1503 (Musée du Louvre)

Classé dans : Arts et beaux-arts, Peinture, dessin, Photographie — Miklos @ 12:34

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (cartel). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion. 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

Andrea di Bartolo, dit SOLARIO (v. 1465-1524) : La Crucifixion (détail). 1503. Musée du Louvre. Cliquer pour agrandir.

22 février 2019

Si vous dînez dans un bouillon, regardez donc autour de vous…

Classé dans : Littérature, Peinture, dessin — Miklos @ 18:53

Variation sur L’Absinthe d’Edgar Degas.
Cliquer pour agrandir.

PETITE « CULOTTE » DE DAME

Le mois dernier, un soir que je commettais l’imprudence de dîner dans un de ces déplorables éta­blis­sements de bouillon qui ont donné à la majorité des Parisiens l’habitude de manger, sans nappe, des plats qui sont tous accommodés à la même sauce fade, je me trouvai avoir pour vis-à-vis, à la table très-étroite devant laquelle j’étais mélan­co­li­quement assis, une dame encore jeune, qui portait une fort belle bague en diamants au maigre annulaire de sa main droite.

Ce fut même l’éclat de cette bague qui fixa soudain mon regard irrésolu. De la bague, mon regard passa aux doigts ; puis, entreprenant une ascension distraite, il monta des doigts au poignet, du poignet au coude, du coude à l’épaule ; et là, s’arrêtant comme un touriste essoufflé, il examina le paysage. à la ronde : je veux dire par là que je contemplai le visage de la dame encore jeune, avec un certain intérêt.

Ma mémoire prit même des notes. Ce sont ces impressions de voyage que vous lisez.

La dame encore jeune avait aux oreilles des boutons de diamants d’une aussi belle eau que les diamants de la bague.

L’oreille n’avait rien de particulièrement désagréable à examiner. Elle ne ressemblait pas trop aux oreilles de la plupart des femmes de nos jours, qui se plaisent à les déformer en y suspendant des trains de chemin de fer en or ou des obélisques en corail. Non, non, l’oreille de cette dame encore jeune ne rappelait pas trop, par la forme et la couleur, les huîtres marinées anglaises.

Cette oreille était petite, bien faite et rougissante.

Elle rougissait, et je vais vous dire pourquoi maintenant.

Devant la dame encore jeune que je lorgnais poliment, du coin de l’œil, entre deux bouchées des exécrables mets que j’avais demandés à une bonne au teint pâle et maladif ; devant ma voisine, dis-je, se dressaient, accusatrices, trois demi-bouteilles qui avaient contenu du vin blanc.

Vous me direz : « Mais, Monsieur, les demi-bouteilles des établissements de bouillon sont d’une taille qui rappelle les mesures du royaume de Lilliput ! »

Et moi, je vous répondrai : – « Oui, Monsieur ! Mais enfin, Monsieur, pour une dame seule, et encore jeune, trois demi-bouteilles de vin blanc, c’est déjà bien joli ! »

Et puis, si vous saviez, et vous allez le savoir, le très-peu de nourriture que ces trois demi-bouteilles arrosaient, vous conviendriez avec votre humble serviteur que réellement trois demi-bouteilles de vin, et de vin blanc surtout, c’est un fort rafraîchissement pour une dame qui est encore jeune, et dîne seule, bien que son maigre annulaire soit cerclé d’une bague en diamants.

— Par Hercule ! m’écriai-je avec le rire amer d’un individu du sexe masculin surprenant en faute un individu de l’autre sexe, par Hercule ! est-ce que je me trouve en face d’une dame en train de se donner une petite culotteCulotte (se donner une). – Faire excès de boire ou de manger. (Lorédan Larchey, Dictionnaire de l’argot parisien. 1872., révérence parler ?

Et, dois-je l’avouer ? cette idée, encore qu’elle fût des plus insultantes pour ma voisine, fit un chemin rapide dans mon esprit égaré. — Les oreilles rougissantes, l’éclat humide de l’œil, la couleur vive des pommettes, les petits sourires sans motifs au coin des lèvres, tout enfin, à partir de ce moment, me parut, sur le visage de mon vis-à-vis, être les signes précurseurs d’une petite culotte de dame.

Cette dame, pensais-je, a trouvé moyen de se rajeunir tout en s’amusant. Une demi-bouteille de plus et elle aura. sa jeune fille !

Nous autres gens graves, nous disons : avoir son jeune homme.

Donc ma voisine de temps à autre souriait, comme si elle se racontait intérieurement quelque histoire impayable, et ses prunelles se noyaient de plus en plus dans une buée attendrie. Les petites oreilles se carminaient aussi de plus en plus.

Enfin, tout témoignait dans cette dame encore jeune d’un état de bien-être stomacal fort satisfaisant. Pourtant la chère dame n’avait pas dîné (boisson à part) d’une façon bien sérieuse. Elle avait mangé un potage, un hareng à la moutarde et un morceau de fromage de Camembert. Repas léger s’il en fut !

Mais, comme dirait ce misérable Rabelais, du fromage et un hareng à la moutarde, ce sont esperons pour la soif. Cela lui donne de l’acuité, de l’insatiabilité. Aussi il avait fallu l’assouvir, cette soif si bien éperonnée : indèDe là. (lat.) les trois demi-bouteilles de vin blanc !

De là encore, forcément, les signes précurseurs d’un bien-être stomacal apparus sur le visage ; de là, enfin, la petite culotte.

Le rire amer que j’avais fait entendre en constatant que ma voisine, sans s’en douter peut-être, se préparait une (mille pardons !), une cuite pour sa soirée, se transforma peu à peu en un sourire bienveillant, fraternel même.

Eh ! mon Dieu ! que celui qui est sans avoir débouché nous jette le premier bouchon !

Oui, cette petite culotte de dame me donna à réfléchir. Je me demandai ce que pouvait bien être, socialement, ma voisine, et par suite de quelle aventure elle se trouvait dans un déplorable établissement de bouillon, seule, en compagnie de trois demi-bouteilles de vin blanc.

Était-ce une actrice de petit théâtre se donnant du brio pour la représentation ? Était-ce une cocotte remontant ses nerfs afin d’affronter la cruelle bise du boulevard, sans cesser de sourire un seul instant ? — Je me dis encore : Cette dame est peut-être une bourgeoise des environs de Paris, venue dans la grand’ville pour un achat, visites aux magasins, rendez-vous chez un ami ou chez une amie, etc., et dînant, en garçon, au restaurant.

Avais-je devant les yeux une institutrice ou une maîtresse de piano, oubliant les criailleries des élèves et les grincements des pianos, en sablant un vin blanc malsain et trompeur ?

Mais les bagues et les boutons d’oreilles ne sont guère en la possession des maîtresses de piano ou des maîtresses de français !

Cette dernière supposition dut donc être écartée.

Quant à la dame de province venue à Paris pour acheter un objet de toilette ou pour retrouver un jeune homme inconnu, cette supposition devait être également écartée. Une dame de province, avec des diamants aux oreilles, ne mange pas sans nappe. Elle aurait au moins étalé la moitié de sa serviette sur le marbre glacé de la table. Enfin, une dame de province, venue pour affaires d’amour, ne dînerait probablement pas seule.

Restait donc la cabotine ou la cocotte.

Mais l’heure d’un dîner d’actrice en représentation était passée depuis longtemps.

J’avais donc devant les yeux, sauf erreur grave, une cocotte déjà sur le retour, sachant combien la vie est amère, et se disant, comme Noé : « Avant nous, le Déluge; mais après, vive la Vigne ! »

Bref, comme le patriarche en question, mon vis-à-vis oubliait ce monde pervers et les buveurs d’eau, qui sont tous méchants, en humant, à petits coups, la liqueur jaunâtre que renfermait la dernière des trois demi-bouteilles.

Avais-je le droit de la blâmer ? pouvais-je lui reprocher ses trois demi-bouteilles ? Il n’y avait là rien de prémédité. Si j’avais vu sur la table, devant la dame aux oreilles très-roses, une bouteille et une demi-bouteille, j’aurais pu croire à un dessein préconçu ; mais trois demi-bouteilles indiquaient que, après la première, on avait eu soif, et soif après la seconde : voilà tout. Ce n’était pas de la débauche ; c’était le besoin naturel d’un gosier un peu excité.

Aussi, est-ce avec le cœur plein d’une tendre commisération que je continuai, tout en mangeant d’abominables choses, accommodées à la même sauce fade, de regarder la dame aux sourires sans motifs, qui se donnait silencieusement une — petite culotte.

Ernest d’Hervilly, Mesdames les parisiennes. Paris, 1875.

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