Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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30 avril 2005

Cause et effets

Classé dans : Littérature — Miklos @ 20:01
Faute d’un clou le fer fut perdu,
Faute d’un fer le cheval fut perdu,
Faute d’un cheval le cavalier fut perdu,
Faute d’un cavalier la bataille fut perdue,
Faute d’une bataille le royaume fut perdu.
Et tout cela faute d’un clou de fer à cheval.

Benjamin Franklin, Almanach du pauvre Richard, 1758.*
Un mot envoyé, une parole lancée, sans penser à l’effet qu’ils pourront avoir causeront peut-être un malheur.
Un geste fait, un autre retenu, auront une conséquence, parfois espérée, parfois inattendue, immédiatement ou dans un futur souvent imprévisible.
Le battement des ailes d’un papillon au Brésil pourra déclencher une tornade au Texas.*
Rien n’est gratuit.

Le diamand noir

Classé dans : Musique — Miklos @ 13:24
Diamanda Galás, une voix1 déchirante et désespérée, hur­lant dans un paro­xysme de douleur et de tris­tesse la tra­gé­die des plaies de ce monde — exils, sida, haines, géno­cides, mort. Une voix parcourant quatre octaves, incro­ya­blement agile et puis­sante, plongeant au plus pro­fond des tripes pour s’élever au plus aigu, tantôt douce et souvent si forte qu’elle envahit l’esprit et tout le reste s’efface, mélo­dieuse quand elle chante la nostalgie des disparus, stri­dente lorsqu’elle exhale en de longs lamentos sa révolte devant l’inéluc­table humain ou divin, l’abject et la trans­fi­guration, les tribu­lations humaines ou le Jugement dernier. Intense, boule­versante, elle saisit, glace, fige. On est possédé par son exaltation. S’accom­pagnant souvent au piano, elle joue de cet instru­ment comme de sa voix, avec une intensité phéno­ménale, le trans­formant en un orchestre de dimension bruck­nérienne (et qui n’est pas sans rappeler le grand pianiste Ervin Nyiregyhazi, étoile noire du clavier dans la tradition de Liszt).

D’origine grecque orthodoxe, Galás a grandi aux Etats-Unis. Elle a explosé sur la scène lors du Festival d’Avignon de 1979, où elle a interprété le rôle titre de l’opéra Un Jour comme un autre du compositeur Vinko Globokar, basé sur le rapport d’Amnesty International concernant l’arrestation et la torture d’une femme en Turquie. Ses premiers disques, “The Masque of the Red Death” (Le Masque de la Mort rouge, titre d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe), “Plague Mass” (Messe de la Peste), “Vena Cava”, ou “Malediction and Pray­er” (Malédiction et prière) concernent les malades du sida (son frère en est mort) ou de la dépression clinique ; Schrei 27 (Cri 27) — la torture dans l’isolement. “Defixiones, Will and Tes­tament”, que je n’ai pas encore écouté (sauf les extraits disponibles dans le lien ci-contre), est consa­cré aux géno­cides et aux exils, et comprend des œuvres extra­or­dinaires : sur des textes du poète Adonis, de Michaux ou de Pasolini, sur Todesfuge (La fugue de mort) de Paul Celan, dont j’avais parlé précédemment ; des extraits de la liturgie arménienne (que j’ai entendu, saisi, dans l’Église arménienne de Jérusalem), ou des compositions de Galás.

S’il y a bien un Requiem pour le temps présent, c’est Galás qui lui a donné corps et voix.


1 On peut en écouter une interprétation dans cet article, et de brefs extraits de la plupart de ses disques dans cette page-ci et celle-là.

J’aime le souvenir de ces époques nues

Classé dans : Littérature — Miklos @ 9:56

J’aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.
Alors l’homme et la femme en leur agilité
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,
Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,
Exerçaient la santé de leur noble machine.
Cybèle alors, fertile en produits généreux,
Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,
Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes
Abreuvait l’univers à ses tétines brunes.
L’homme, élégant, robuste et fort, avait le droit
D’être fier des beautés qui le nommaient leur roi;
Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,
Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !

Le Poète aujourd’hui, quand il veut concevoir
Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir
La nudité de l’homme et celle de la femme,
Sent un froid ténébreux envelopper son âme
Devant ce noir tableau plein d’épouvantement.
Ô monstruosités pleurant leur vêtement !
Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques !
Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,
Que le dieu de l’Utile, implacable et serein,
Enfants, emmaillota dans ses langes d’airain !
Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges,
Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges,
Du vice maternel traînant l’hérédité
Et toutes les hideurs de la fécondité !

Nous avons, il est vrai, nations corrompues,
Aux peuples anciens des beautés inconnues:
Des visages rongés par les chancres du cœur,
Et comme qui dirait des beautés de langueur;
Mais ces inventions de nos muses tardives
N’empêcheront jamais les races maladives
De rendre à la jeunesse un hommage profond,
— À la sainte jeunesse, à l’air simple, au doux front,
À l’œil limpide et clair ainsi qu’une eau courante,
Et qui va répandant sur tout, insouciante
Comme l’azur du ciel, les oiseaux et les fleurs,
Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !

Charles Baudelaire
Les Fleurs du mal

LXXVIII. Spleen

Classé dans : Littérature — Miklos @ 9:19
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Charles Baudelaire
Les Fleurs du mal

28 avril 2005

Trop long !

Classé dans : Littérature — Miklos @ 23:43

Tous ces discours parlementaires, tous ces rapports que l’on distribue, tous ces articles que l’on lit, tous ces ouvrages que l’on achète si cher, tout cela est trop long. D’où vient cette mauvaise rhétorique ? Où nos écoliers les plus brillants ont-ils appris à dire en trois pages ce qui peut tenir en une ? Je ne sais. Nos auteurs classiques ne sont pas bavards. Pascal, Molière, La Rochefoucauld, La Bruyère, Voltaire, Rousseau, disent beaucoup en peu de mots. Et même nos poètes tragiques, ils cherchent naturellement à enfermer leur pensée dans un vers ; tous les beaux vers, tous ceux que l’on retient et que l’on cite, sont remarquables par leur densité, si l’on peut dire ; ils offrent beaucoup de sens sous un petit volume. Même Hugo, qui est si long parfois, jusqu’à ennuyer, est court plus que personne dans ses plus beaux traits. Bref, le modèle qui saisit et frappe l’écolier, c’est toujours quelque maxime serrée et riche de sens. Comment ceux qui ont le plus travaillé sur ces modèles viennent-ils tous, ou presque tous, dans la suite, à développer, à étendre, à délayer, à répéter, à ressasser ? Car tout discours est trop long, tout article est trop long, tout livre est trop long.

Habitude scolaire, sans doute. On n’exerce point communément les élèves à composer une maxime en deux lignes, en deux vers ; en un vers, comme on devrait. Au contraire, on les exerce à développer ; car il faut que leur travail ait une certaine longueur. On rirait d’un professeur qui donnerait le prix à une composition de quatre lignes. Aussi les modèles sont oubliés ; on surcharge au lieu d’alléger ; d’une phrase, on en fait trois ; on dispose les mots comme une armée, de façon à occuper le plus de terrain possible. C’est justement le contraire qu’il faudrait chercher.

Il faut compter aussi avec la paresse du lecteur, qui lit au galop, et qui compte bien, s’il comprend une phrase sur dix à la volée, comprendre tout ; En revanche les deux maux se tiennent ; l’auteur bavard fait le lecteur paresseux. De même celui qui parle réveille l’attention. Au temps où l’opposition était radicale, il s’était formé une rhétorique d’attaque qui tuait un ministère en trois phrases. Mais dès qu’ils sont au pouvoir ils sont plus longs et plus lourds. La raison en est peut-être qu’il faut être long si l’on veut tromper et engourdir, et que la défense se propose toujours de durer longtemps, au lieu que l’attaque va au plus court. L’un court à la conclusion ; l’autre justement la craint. Or tous nos radicaux maintenant se préparent au métier de ministre ; il faut donc être pesant et sérieux jusqu’à l’ennui. N’oublions pas enfin le préjugé des historiens, qui veulent que l’on remonte au déluge ; cette histoire inutile alourdit tous les discours et tous les rapports. On ne proposera pas deux centimes sur le coton ou sur la viande salée sans faire l’histoire des douanes, et encore dans tous les pays. Pédantisme de diplomatie et d’historien, qu’il faut tuer par le ridicule.

Alain
Propos 2063
11 novembre 1911

Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le sauroit percer.
Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément. (…)
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant. (…)
Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse :
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse. (…)
Prenez mieux votre ton. Soyez simple avec art,
Sublime sans orgueil, agréable sans fard. (…)
L’ignorance toujours est prête à s’admirer.
Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères,
Et de tous vos défauts les zélés adversaires.
Dépouillez devant eux l’arrogance d’auteur,
Mais sachez de l’ami discerner le flatteur :
Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue.
Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue.

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