Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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28 avril 2005

J’aime les socialistes

Classé dans : Littérature — Miklos @ 21:12

Toutes les fois que quelque socialiste est élu, je me réjouis. Ce n’est point par raisonnement, c’est plutôt par instinct. C’est puéril, mais il me semble que je me ferais hacher plutôt que de cacher cette joie-là.

Elle est peu raisonnable, parce que l’étiquette ne fait pas le vin. Je ne sais pas comment se forment les opinions de presque tous ceux qui se font élire : ils prennent leur opinion comme ils prendraient un métier. Il n’est point de petit attaché qui ne soit disposé à se dire radical-socialiste pour le moins, si quelque circonscription le veut, et quoiqu’il soit, au fond, aussi ambitieux, aussi méprisant, aussi arrogant, aussi intrigant, aussi aristocrate que l’on voudra. Ainsi, quand je me réjouis en lisant le mot « socialiste », j’applaudis peut-être au premier succès de quelque plat valet des puissances, qui ne rêve qu’à être un peu tyran et à protéger des flatteurs. Mais mon imagination brode tout autre­ment : je me représente un large visage, qui reflète de vives émotions ; des yeux pleins de feu ; un air de bonhommie puissante ; un bon sourire ; au total un de ces hommes qui aiment la paix, mais qui aiment encore mieux la justice que la paix.

Mais, même en mettant ainsi tout au mieux, pourquoi suis-je heureux de voir un socialiste de plus aux affaires publiques ? Je ne crois pas tant à l’efficacité des lois et à la puissance des gouvernants. Je sais que les idées sont toujours écrasées par les intérêts ; et même je ne juge pas que cela soit mauvais ; car les intérêts, en se tassant par leur poids, donnent une espèce de justice ; et il faut bien aussi un contre-poids aux idées, parce qu’il y a toujours trop de simplicité dans les idées, d’où il pourrait résulter de grands maux, si comme le veut Platon, les philosophes étaient rois.

Même je n’aime pas beaucoup entendre les socialistes, parce qu’ils prêchent tous la même chose, et regardent leurs rêves au lieu de considérer les passions humaines. Ils semblent croire que l’injustice, la rapacité, l’orgueil, la vanité, l’amour, la jalousie, l’ambition, le mépris, résultent du régime capitaliste alors qu’on pourrait, avec autant de vraisemblance pour le moins, soutenir la thèse tout à fait contraire. Au reste, dans la pratique des affaires publiques, ils se trompent tout aussi bien que les autres, comme des mathématiciens perdus dans une forêt.

Je sais tous cela : mais j’ai tout de même une tendresse de cœur pour eux. Cela vient sans doute de ce que, tout en respectant les puissances en homme qui sait le prix de l’ordre, réellement je ne les aime pas ; et cela me plaît, de penser au nez qu’elles font, les puissances.

Alain
Propos 792
7 mai 1908

Labyrinthes : au cœur du dédale

Classé dans : Cinéma, vidéo, Lieux, Littérature, Loisirs — Miklos @ 8:33

Labyrinthe de Longleat. Caveat tocator.

Il est des cœurs dans lesquels on aime se perdre en déambulant dans leurs passages paradoxaux menant de paysages radieux en des recoins sombres, en revenant plus tard là où on était passé sans pour autant s’y retrouver, en arrivant dans des lieux inconnus et pourtant familiers. Toute personne qui a aimé le sait pour avoir évolué dans cet univers attachant en perpétuelle reconfiguration, souvent charmant, parfois frustrant et toujours surprenant.

Les labyrinthes fascinent ; parcours initiatique ou passe-temps obsessionnel, ils sont partout. Les jardins anglais, pays des maisons hantées et des portes qui claquent derrière vous dans la pénombre, sans qu’aucune main ne les ait touché, sont des lieux propices aux égarements de tous ordres, et autrement plus mystérieux que les jardins français, où l’on ne peut se perdre : il suffit d’en voir l’utilisation dans des films comme Blow Up d’Antonioni ou Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greenaway – deux films dans lesquels jardins et masques sont les artifices (mais aussi les indices) de la scène du drame qui s’y joue. Comble de l’architecture paysagère anglaise : les labyrinthes qu’ils y ont construit. Comble de l’humour british, le roman Trois hommes dans un bateau (sans compter le chien) de Jerome K. Jerome décrit les aventures hilarantes1 de trois idle rich dans le dédale des canaux anglais, dont l’un des épisodes est leur égarement dans le labyrinthe de Hampton Court, que l’on peut toujours visiter.

Si la presse populaire publie, dans ses rubriques de loisirs, des laby­rinthes plus ou moins simples, les techno­logies de l’infor­matique ont permis de mettre à la dispo­sition des amateurs des laby­rinthes recon­figurables : dans le “dédale des portes coulissantes” de Robert Abbott, ci-contre, le fait de passer en un endroit parti­culier dans un sens ou dans l’autre cause l’ouver­ture ou la fermeture d’un passage ailleurs, ce qui complexifie singu­lièrement son plan relativement simple. Dans d’autres laby­rinthes, on n’évolue plus seul : dans Thésée et le Mino­taure il faut non seu­lement sortir du dédale, mais échapper à la bête tapie (représentée par le point noir) qui s’y déplace pour dévorer l’explorateur perdu (le point rouge).

Les labyrinthes n’ont pas fini de fasciner notre esprit tortueux.


1 Dont celui de l’oncle Podger tentant d’accrocher un tableau, ou leur bataille (perdue) pour ouvrir une boîte de conserves sont loin d’être les plus tristes.

27 avril 2005

La brûlure dévorante de l’envie

Classé dans : Musique, Théâtre — Miklos @ 0:36

Le grand dramaturge britannique Peter Shaffer, né en 1926 à Liverpool, a d’abord étudié l’histoire tout en travaillant, entre autres, dans des mines de charbons puis dans des librairies. Son don pour l’écriture théâtrale se révèle avec Five Finger Exercise, donné à Londres en 1958 dans la mise en scène de John Gilguld, excusez du peu. Equus (1973), chef-d’œuvre sur l’obsession d’un adolescent de dix-sept ans avec les chevaux dont il a crevé les yeux, et dont la confrontation avec un psychiatre incite ce dernier à faire face au vide de sa propre vie sans passions et à celle dévorante de cet adolescent perturbé, lui vaut des prix prestigieux et plus de 1000 représentations à Broadway. Cette pièce a donné lieu à un magnifique film de Sidney Lumet avec Richard Burton. En 1979, il écrit Amadeus, qui réussira tout aussi bien et inspirera le film éponyme de Milos Forman, qui décrochera 8 Oscars.

Peter Shaffer dit de sa pièce que c’est une tragédie. Définition de la tragédie dans le Petit Larousse : “Pièce de théâtre dont le sujet est géné­ralement emprunté à la légende ou à l’histoire, qui met en scène des personnages illustres et représente une action destinée à susciter la terreur ou la pitié par le spectacle des passions et des catastrophes qu’elles provoquent.” En ce sens Amadeus est fondamentalement une tragédie. Mais dire que c’est une tragédie, c’est sous-entendre qu’elle n’est qu’une tragédie. Or justement, la force de Shaffer c’est de mêler, d’utiliser tous les genres du théâtre, de la comédie au drame en passant par la farce, et d laisser toutes les influences s’entrechoquer, de Shakespeare à Racine ou Marivaux.

Shaffer ne respecte aucune des règles du théâtre, il invente les siennes. De même, il appelle sa pièce “Amadeus”, mais il nous raconte l’histoire de Salieri. Il semble prendre les chemins des la vérité historique alors que tout n’est que fiction. Ses héros sont des personnages illustres, dont il se sert pour écrire une histoire totalement inventée, mais grâce à ses inventions, il nous fait approcher une réalité sans doute plus vraie que n’importe quelle scrupuleuse biographie. Shaffer est un impressionniste du théâtre en quelque sorte. Il ne “montre” pas Mozart, Salieri, Constanze et toute la cour de Joseph II, il en donne “l’impression”, l’illusion. De son “impression” se dégagent une immense énergie, une totale liberté, une passion dévorante.

À l’invention, la liberté, l’insolence de Mozart, en écho, résonnent l’invention, la liberté, l’insolence de Shaffer.

Stéphane Hillel

On peut encore voir (jusqu’à fin mai) au Théâtre de Paris (merci, Radio Classique pour ces billets gratuits !), cette très belle pièce. Dans la distribution : Jean Piat (ex-sociétaire de la Comédie-Française à la carrière bien remplie), et Lorànt Deutsch (footballeur déçu et lauréat du César 2003 comme meilleur jeune espoir masculin et du prix Jean Gabin et Romy Schneider en 2004). La mise en scène est de Stéphane Hillel. Quel spectacle ! L’argument en est la rivalité entre Salieri et Mozart, l’admiration et la jalousie dévorante d’un compositeur au jugement musical et à l’intelligence imparable — il se sait médiocre face à l’œuvre d’un génie absolu, inspirée de Dieu et qu’il pressent éternelle. Le contraste entre un Salieri qui aura tenté de se conformer (à la religion), aura réussi (socialement) mais échoué en tant que créateur, et d’un Mozart déluré voire vulgaire (était-il affligé du syndrome de Gilles de la Tourette, sous sa manifestation de coprolalie ?) et jouissif, qui finira dans la misère et oublié de tous, et qui aura produit avec une facilité incroyable une musique sublime. La pièce aborde aussi le problème éternel et toujours actuel de la place du créateur dans la société : crée-t-il pour un public et pour le goût d’une époque, ou le fait-il par nécessité intérieure ? Comment fait-il pour vivre sans prostituer son art à un mécène ou à un état qui commande, paie et impose ses critères, en général médiocres ?

Jean Piat joue à merveille un Salieri au terme de sa vie, enfer sur terre qu’il s’est créé en atteignant le but qu’il s’était fixé, et racontant aux générations futures ce combat sans pitié qui prend une dimension métaphysique, et qui se joue devant nos yeux dans des costumes chatoyants et dans un décor léger et polyvalent. Lorànt Deutsch est un Wolfgang jeune, passionné, sensuel, brisant tous les carcans, puis un Mozart brisé et mourant (et un peu moins crédible dans ces brefs moments, dommage). Les autres acteurs sont très bons, on remarquera surtout Gérard Caillaud qui campe avec beaucoup de finesse et d’humour l’Empereur François-Joseph II, lourdaud, bête et aveuglé. La mise en scène enlevée avec brio et imagination sert le texte de cette pièce splendide qui relate l’histoire de deux souffrances, de deux délires — l’un celui de la jalousie, l’autre occasionné par la persécution — dans une Vienne en fête perpétuelle éclairée par des feux d’artifice permanents, illuminée par le feu de la création et assombrie par la lumière noire de la haine. Il y en a pour tous les (bons) goûts. Mais s’il fallait choisir (ce qui n’est pas le cas), je garderai Equus — la pièce et le film.
3/2/05, 27/4/05

26 avril 2005

Peekabo, I Almost See You

Classé dans : Littérature — Miklos @ 8:56

Middle-aged life is merry, and I love to lead it,
But there comes a day when your eyes are all right but your arm isn’t long enough to hold the telephone book where you can read it,
And your friends get jocular, so you go to the oculist,
And of all your friends he is the joculist,
So over his facetiousness let us skim,
Only noting that he has been waiting for you ever since you said Good evening to his grandfather clock under the impression that it was him,
And you look at his chart and it says shrdlu qwertyop, and you say Well, why shrdntlu qwertyop? and he says One set of glasses won’t do.
You need two.
One for reading Erle Stanley Gardner’s Perry Mason and Keats’s « Endymion » with,
And the other for walking around without saying Hello to strange wymion with.
So you spend your time taking off your seeing glasses to put on your reading glasses, and then remembering that your reading glasses are upstairs or in the car,
And then you can’t find your seeing glasses again because without them on you can’t see where they are.
Enough of such mishaps, they would try the patience of an ox,
I prefer to forget both pairs of glasses and pass my declining years saluting strange women and grandfather clocks.

Ogden Nash

24 avril 2005

Shirin Neshat

Classé dans : Cinéma, vidéo, Photographie — Miklos @ 23:15


Une longue pièce rectangulaire plongée dans l’obscurité. Sur le mur du fond, un film en noir et blanc défile : sur la scène d’une salle de spectacle remplie d’hommes – uniquement d’hommes -, un homme chante. Il interprète un chant d’amour classique, inspiré du concept d’amour divin du poète persan Rumi, devant cet auditoire enthousiaste et exclusivement masculin ; la caméra tourne autour de lui, le caresse de son regard. Sur le mur opposé, la même salle, vide, devant laquelle se produit une femme voilée, vue de dos ; elle chante, mais pourtant elle est muselée ; elle est sur scène mais elle est enfermée, sans public, même celui d’autres femmes. Les deux voix, les deux mondes, s’ignorent en un entrelacs savant, jusqu’à ce que, finalement, interdit, l’homme se tait, et le visage de la femme se révèle.

C’est Turbulent, l’installation vidéo de la grande photographe iranienne Shirin Neshat que j’ai vue à Edinburgh en 2000, attiré par le son mélancolique qui émergeait d’une galerie. On reste saisi devant la puissance évocatrice de ce monde étouffant, misogyne, et pourtant éminement artistique. Comme quoi, l’art est difficile à anihiler, et reste parfois un des derniers modes d’expression quand toute expression est interdite. Les oeuvres de Neshat expriment cette violence par le contraste saisissant du noir et du blanc, par la couleur rouge sang qui éclabousse les mains ; par la douceur de la peau se frottant aux armes de mort ; par ces regards si expressifs où se lit une infinie tristesse et une sensualité exacerbée par son confinement. Violence inspirée, ainsi que l’illustre l’artiste, par le Coran, dont les versets recouvrent, telle une dentelle délicate mais pourtant étouffante, le peu de peau que l’on peut apercevoir sous les voiles noirs  là où la bouche ne peut plus parler, les yeux et les mains expriment. Il n’y a pas d’espoir.


 

 

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