Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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23 mai 2005

Mon secret

Classé dans : Littérature — Miklos @ 7:58

Nous avons pensé des choses pures
Côte à côte, le long des chemins
Nous nous sommes tenus par les mains
Sans dire… parmi les fleurs obscures ;

Nous marchions comme des fiancés
Seuls, dans la nuit vers des prairies ;
Nous partagions ce fruit de féeries
La lune amicale aux insensés

Et puis, nous sommes morts sur la mousse
Très loin, tout seuls parmi l’ombre douce
De ce bois intime et murmurant ;

Et là-haut, dans la lumière immense,
Nous nous sommes trouvés en pleurant
Ô mon cher compagnon de silence !

Paul Valery (1871-1945),
Album de vers anciens

22 mai 2005

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent

Classé dans : Littérature — Miklos @ 15:12

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front,
Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime,
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C’est le prophète saint prosterné devant l’arche,
C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche,
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins,
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d’être en ne pensant pas.
Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non,
N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus,
Ils sont les passants froids, sans but, sans nœud, sans âge :
Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ;
Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ;
Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule,
Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.
Quoi ! ne point aimer ! suivre une morne carrière
Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière !
Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l’on va !
Rire de Jupiter sans croire à Jéhova !
Regarder sans respect l’astre, la fleur, la femme !
Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l’âme !
Pour de vains résultats faire de vains efforts !
N’attendre rien d’en haut ! ciel ! oublier les morts !
Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères,
Fiers, puissants, ou cachés dans d’immondes repaires,
Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés ;
Et j’aimerais mieux être, ô fourmis des cités,
Tourbe, foule, hommes faux, cœurs morts, races déchues,
Un arbre dans les bois qu’une âme en vos cohues.

Victor Hugo, Les Châtiments
Paris, 21 décembre 1844, minuit

Une très belle Foi

Classé dans : Danse — Miklos @ 0:49

Arte vient de rediffuser* Foi, le spectacle (ballet/opéra “médiévo-contemporain”) boule­versant du jeune cho­ré­graphe belge Sidi Larbi Cherkaoui, « mi-Maro­cain, mi-Fla­mand, blond, tatoué dans le dos, homo­sexuel, et alors ? ». Un choc, celui que j’ai res­senti quand je l’ai vu au Théâtre de la Ville, celui que je viens de res­sentir en le revoyant ce soir. Il ne vise pas moins qu’à l’uni­versel — les reli­gions qui sépa­rent et détrui­sent, la violence, la ten­dresse, Hiroshima, la solitude, le sida… — en somme, la condition humaine dans son tragique splendide, illustrée par la musique qui, à elle seule, aurait suffi à faire déborder l’âme.

« Foi » se déploie dans un décor de square pauvre d’une grande ville moderne. Des personnages mélangés s’y croisent, y compris un trisomique, un travesti, une boulimique, un ange et une fille qui tape du marteau. Des catastrophes surviennent qui font trembler le sol ou répandent un gaz toxique. Des musiciens (les Capilla Flamenca**) jouent sur scène une splendide musique du Moyen Âge ou interprètent une tradition orale de chants polyphoniques italiens (Christine Leboutte). « Foi » mêle dureté et tendresse, beauté fulgurante et cri, humour et angoisse. Comme la vie. « Je voulais parler de la survie et des thèmes dans lesquels on croit : la religion, l’amour, la carrière, la jeunesse. J’ai demandé aux danseurs de répondre à quelques questions : qu’est-ce qui vous fait avancer ? Qu’est-ce qui est sacré pour vous ? Parfois, c’était leur mère. Si certains ont estimé qu’il y avait trop de violence dans « Foi », il faut parfois ces moments plus durs pour mieux apprécier la douceur et la beauté: une chanson chinoise qui apaise comme une pommade, ou la danseuse perchée sur les jambes du danseur et qui chante une comptine islandaise. » (La Libre Belgique)

Ironie et poncifs intentionnels (la noire au gros cul), tendresse si émouvante, violence jamais gratuite, images frappantes (l’homme pendu la tête en bas), déclarations fulgurantes (« I am séropositive, so what ? », dit la noire), croix et mater dolorosa, mur (des lamentations), solos et mouvements d’ensemble magnifiques dans ce paysage de désastre… Ce spectacle est rempli de fulgurances. Si d’aventure Les Ballets C. de la B. passent près de vous, dans l’un de leurs nouveaux spectacles (surtout s’il est chorégraphié par Cherkaoui), ne le manquez pas.


* Le lien mène vers une présentation du programme qui propose un extrait vidéo du spectacle.
** Que l’on peut entendre ici.

21 mai 2005

Pourquoi lire (pourquoi écrire)

Classé dans : Littérature — Miklos @ 10:18

Il y a des livres que nous parcourons dans l’allégresse, oubliant chaque page lue sitôt tournée la suivante ; d’autres que nous lisons avec révérence, sans les oser ni approuver ni contester ; d’autres qui se bornent à nous renseigner et excluent d’avance nos commentaires ; d’autres encore que, parce que nous les aimons si fort et depuis si longtemps, nous ne pouvons que répéter, mot à mot, car nous les connaissons, au sens propre, par cœur. Et il y en a beaucoup encore qui tiennent de tous ceux-là et qui, au lieu de susciter le silence (respectueux ou ravi), nous aiguillonnent, nous prennent aux épaules, exigent de nous que nous réagissions par une opinion, une réflexion, une question, un souvenir, un désir.

La lecture est une conversation. Des fous se lancent dans des dialogues imaginaires, dont ils entendent l’écho quelque part dans leur tête ; les lecteurs se lancent dans un dialogue similaire, provoqué par les mots sur une page. Si, le plus souvent, la réaction du lecteur n’est pas consignée, il arrive aussi qu’un lecteur éprouve le besoin de prendre un crayon et de répondre dans les marges d’un texte. Ce commentaire, cette glose, cette ombre qui accompagne parfois nos livres préférés transpose le texte en un autre temps et une autre expérience ; il prête de la réalité à l’illusion qu’un livre nous parle et nous incite (nous, ses lecteurs) à exister.

Alberto Manguel,
Journal d’un lecteur.
Actes Sud, 2004

Écrire « nous permet à la fois de construire notre identité propre, notre “moi” et de nous ouvrir sur le monde »1 : le faire nous contraint à verbaliser et à organiser ce que nous voyons, ressentons ou pensons – autrement dit, ce que nous vivons, faisons ou subissons. En lui donnant forme, nous en prenons conscience ; en le fixant, nous enrichissons notre mémoire. L’écriture est un miroir qui nous renvoie, selon le moment ou la personne, une vision analytique et claire, confuse et fausse, poétique et imaginée, factuelle ou terre-à-terre ; tout, de la note télégraphique aux épanchements infinis, du journal structuré à la fiction romanesque, du cri éperdu dans la nuit à la réflexion lucide, de la citation à la création, participe à la construction de nos traces personnelles. Leur poids peut nous accabler et nous plomber sur notre chemin, ou, à l’inverse, nous aider à nous y hisser, parfois dans la douleur, parfois joyeusement. L’écriture ne peut manquer de nous affecter, et ainsi de se transformer elle-même au cours du temps qui passe.


1 Roger T. Pédauque, Les déplacements documentaires, document de travail du STIC-SHS-CNRS, 2005.

20 mai 2005

Volutes

Classé dans : Lieux, Littérature, Musique — Miklos @ 0:59

Eddy Street pouvait prétendre, à l’époque où j’habitais la petite ville universitaire d’Ithaca (dans l’État de New York), au statut que Salvador Dali a accordé définitivement à la gare SNCF de Perpignan : celui de centre du monde. En haut, la librairie Borealis, où je découvris la grande essay­iste Susan Sontag (récemment décédée), lorsque mon regard se posa sur un livre au titre si évocateur de Under the Sign of Saturn (“sous le signe de Saturne”) : l’essai qui a donné son nom à ce recueil est consacré à Walter Benjamin, celui que, écrivait-elle, “les français appellent un triste”, essai sur la cartographie de la mélancolie, celle avec laquelle on déambule “dans les mémoires et dans les rêves, les labyrinthes et les arcades”. D’autres textes, tous aussi profonds et évidents, l’entourent : sur Elias Canetti et la passion de l’esprit, sur Leni Riefenstahl et la “fascination du fascisme”, ou sur Arthaud et la modernité.

Sur le même pallier, il y avait Cabbagetown Cafe, le restaurant végétarien que Julie Jordan avait créé. On aurait pu se damner pour son pain de maïs (et aussi pour le serveur, mais il n’était pas au menu) ; la recette se trouve dans Wings of Life, le recueil qu’elle a publié, mais la magie du lieu contribuait à celle du goût. L’autre restaurant végé­tarien, Moosewood, se trouvait ailleurs ; plus célèbre (les livres de recette de Mollie Katzen y ont contribué), on y mangeait pourtant moins bien.

Plus bas dans la rue, il y avait un disquaire, dont je ne me souviens plus du nom. C’est là que je découvris Terry Riley, père de la musique minimaliste amé­ri­caine (avec La Monte Young), quand je vis un 33T qui portait un titre que je trouvai éminemment poétique : Songs for the Ten Voices of the Two Prophets (“Chants pour les dix voix des deux prophètes”). Ce n’est que des années plus tard que je réalisai que le prophète était en fait un Prophet, syn­thé­tiseur à cinq voix — et comme Riley en utilisait deux dans ces œuvres… Je ne connaissais rien à cette musique (la musique s’était arrêté, pour moi, avant Debussy), et lorsque j’écoutai ce disque, sans savoir à quoi m’attendre, je fus fasciné par Embroidery, sorte de mélopée indienne que chante Riley en s’accompagnant au synthé, évoquant une atmosphère de rêve éveillé, peut-être celle d’un fumeur d’opium (je n’ai jamais essayé) entouré de volutes de forme changeante comme les nuages dans le ciel.

Après Riley, le passage fut rapide à Robert Ashley (son “opéra pour la télévision”, Perfect Lives, déjanté et cool, magique), Philip Glass (Einstein on the Beach, chef-d’œuvre saisissant que j’ai eu la chance de voir dans la mise en scène onirique du génial Bob Wilson), Steve Reich (The Cave, à Bobigny, fut un événement très important) ou Laurie Anderson (venue plusieurs fois à Paris et que je rencontrai à l’une de ces occasions), et, plus tard, à William Burroughs (qui a participé à certaines performances de Laurie Anderson de sa voix posée d’outre-tombe qui récite impassiblement des textes junkie) puis à la danse contemporaine américaine (Lucinda Childs, Twyla Tharp, Trisha Brown, Merce Cunningham — qu’on a pu voir aussi au Théâtre de la Ville à Paris…) qui s’est inspirée de ces musiques. J’étais entré dans le 20e s., par sa fin. Ce n’est que plus tard que j’en découvris le début, puis le milieu. On ne peut pas ignorer Bartok, j’y arrivai plus tard encore — peut-être fallait-il ce temps pour retrouver et enfin aimer celui dont j’avais déchiffré au piano, enfant, une partie du Mikrokosmos.

Ce n’est que récemment qu’il me fut enfin donné d’entendre Riley live, lorsqu’il donna un récital à la Maison de la poésie à Paris. Devenu plus space que jamais (après tout, il est californien), sa musique est inspirée encore plus qu’alors d’éléments indiens, dont il est un maître incontestable. Si j’étais encore fasciné par le personnage, je l’étais dorénavant moins par sa musique. Ce soir, le quatuor Kronos, lors de sa visite annuelle au Théâtre de la Ville, a interprété une de ses œuvres, Cusp of Magic, pour quatuor et pipa (instrument à cordes chinois, ci-contre), composée pour le Kronos ; amplification et transformation électroniques, gadgets enfantins (clochettes, jouets mécaniques) ne pouvaient pallier les longueurs et les passages anecdotiques, ni instaurer l’atmosphère magique que le titre de l’œuvre suggérait. Celle-ci terminait le concert, qui aurait dû s’ouvrir avec une œuvre intéressante de Meredith Monk, créatrice polymorphe extraordinaire (voix, musique, danse, cinéma), mais qui fut malheureusement remplacée au pied levé par un Triple quatuor que j’ai cru entendre annoncé comme composé par Terry Riley, mais qui est de Steve Reich. Cette œuvre pour 36 instruments à cordes, était jouée par le quatuor et une bande où ils s’étaient enregistrés, et dont le son tonitruant couvrait malheureusement leur jeu.

Finalement, il n’y a eu que les œuvres médianes (du tanzanien Walter Kitundu, de l’azéri Rahman Asadollahi et du bollywoodien Rahul Dev Burman), sans prétention, sym­pa­thiques, amusantes, qui ont sauvé cette soirée. Le premier rappel, une pièce virtu­ose pour pipa seul, recueillit plus d’applau­dis­sements que chacune des œuvres du programme, ainsi que l’autre, annoncée comme une chanson de la libanaise Feyrouz, Ya ‘Habibi, mélancolique et douce. Pourtant, cette chanson sonnait curieusement mittel-europa, de même que l’œuvre du compositeur azéri. Avec le temps, je comprends ce que m’avait dit un collègue qui n’appréciait pas tant que moi le quatuor Kronos : “ils jouent bien, mais ils jouent tout de la même façon”, que ce soit du médiéval (Hildegarde von Bingen), du rock (le fameux Purple Haze de Jimi Hendrickx), du contemporain (Cage) ou de la musique du monde, de tout le monde. Et ils sont si branchés… ! Il est indéniable, toutefois, qu’ils ont heureusement contribué à réduire la com­par­ti­men­ta­lisation entre les genres et les styles, en juxtaposant dans leurs concerts des œuvres si variées, mais est-ce alors au prix de l’uniformité de style dans leur interprétation ?

Il ne me reste plus qu’à réécouter Ten Songs… en rêvant.

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