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La musique avait redécouvert cette période, saturant
ad nauseam le marché du disque d’œuvres élégantes jusqu’au maniérisme (dont certaines méritaient pourtant le repos éternel), en donnant parfois dans des excès d’une illusoire authenticité qui ne prend pas en compte le simple fait que la culture musicale et l’environnement sonore ne sont plus ceux de l’époque ; il n’y a pas de retour en arrière, comme le constate tragiquement
l’ange de l’histoire, de Walter Benjamin. Il y a, heureusement,
des exceptions.
Qui n’a entendu parler de Shakespeare, de notre trio Corneille — Molière — Racine ou de Cervantes, Calderón et Lope de Vega, à défaut de les avoir vus et lus ? Le baroque était avant tout l’âge du théâtre. De son aspiration universelle, on a surtout connu la grandeur historique, la simplicité rustique (enfin, le rusticisme d’un Poussin) et le réalisme urbain (celui de la bourgeoisie ou de la noblesse : il faudra attendre Balzac ou Zola pour représenter ceux qui n’ont pas le loisir d’avoir des loisirs), et que résume fort bien la réplique de Polonius à Hamlet : “ Ce sont les meilleurs acteurs du monde pour la tragédie, la comédie, le drame historique, la pastorale, la comédie pastorale, la pastorale historique, la tragédie historique, la pastorale tragico-comicohistorique; pièces sans divisions ou poèmes sans limites (…). Pour concilier les règles avec la liberté, ils n’ont pas leurs pareils.”
Ce n’est que plus récemment qu’un certain baroque, le subversif, le pervers et le cruel et qui ne se réduit pas à Sade, a fait discrètement son apparition sur nos planches et nos écrans, celui des mœurs de ce temps-là et de tous temps vu à travers inversions et travestissements, masques et miroirs, celui de la fuite infinie sur place devant le vertige du vide cosmique et de celui des sentiments, celui des labyrinthes dans lesquels on veut s’égarer et où l’on se retrouve toujours face à soi-même ou à son double : celui d’un William Congreve (Ainsi va le monde), celui qui annonce puis accompagne l’âge des Lumières, préfigurant les catharsis des révolutions et des guerres, de la lutte des classes et de la psychanalyse à travers la représentation délicate et subtilement crue des maux et merveilles de l’époque.
Il y a un retour au baroque, non pas uniquement vers ses œuvres, mais dans la représentation et dans l’écriture contemporaines, et pas qu’au théâtre (Meurtre dans un jardin anglais en est un parfait exemple à l’écran), où le génial metteur en scène colombien Omar Porras (dont j’ai parlé à plusieurs reprises) offre une lecture baroque des œuvres de Durrenmatt ou de Stravinski-Ramuz.
Et maintenant, j’ai eu la chance de voir Le Balcon, de Jean Genet, au Théâtre de l’Athénée — Louis Jouvet à Paris, dans une mise en scène glorieusement baroque de Sébastien Rajon, par la troupe acte6 et le génial Michel Fau, que certains ont pu déjà admirer chez Olivier Py, par exemple, et qui est un familier de Genet. Je ne connaissais de Genet que les quelques pages que j’avais dévorées adolescent, avec un mélange de fascination et de répulsion pour cette ritualisation d’une sexualité omniprésente et que je craignais dévorante, ou plutôt, pour le sexe en tant que rituel mortifère. C’est du moins ce que j’en avais perçu alors, et je n’avais plus repris cet auteur, d’autant plus que ses prises de position (ou ses goûts) politiques ne faisaient rien pour me le rendre sympathique (mais ce n’est pas ce qu’il cherchait, bien au contraire), ni alors ni aujourd’hui.
La pièce se passe dans un bordel, huis clos où se réfugient, pour un moment, des personnages falots à la vie insignifiante, pour y tenir les rôles des trois piliers de la société, de toute société, que sont l’Église (l’évêque), la Loi (le procureur) et la Guerre (le général), sous le regard sévère et bienveillant de la Reine (la maquerelle, jouée de façon extraordinaire par Michel Fau). Ils y représentent une société parfaite dans son ordre établi et ses rapports de force où l’on ne sait pas toujours qui est le maître et qui est l’esclave, au travers de scénarios sado-masochistes réglés comme du papier à musique, face à des miroirs qui leur renvoient leur image rêvée à l’infini ; même les sentiments, les déclarations d’amour ou de tendresse font partie de ce jeu, ici (mais dehors aussi ?) il n’y a de réel que le jeu, conception éminemment baroque du monde. Pendant ce temps, dans un contrepoint tout aussi musical, la société d’où ils viennent s’écroule au dehors, dans une révolte dont on entend les échos jusque dans les chambres les plus capitonnées et qui ne fait irruption que par l’entremise du chef de police qui, comme Dieu, n’admet aucune représentation, ce dont il souffre éperdument. Fera-t-il sortir ces pantins vers la “vraie vie” pour qu’ils y assument à regret ce qui n’était pour eux qu’un jeu, ou n’est-ce là aussi qu’une partie de ce scénario qu’ils ne maîtrisent pas, une mise en abîme infinie sur une scène où chacun est, tour à tour, acteur et metteur-en-scène ?
Malgré ce rejet des trois ordres qu’il critique avec lucidité et ironie décapante, Genet s’y soumet, finalement, dans son désir maladif d’être accepté par cette société même au prix d’une abjection dont il aura fait montre dans sa vie réelle ; on ne sait plus où est ce réel et où est le fantasmé, et, comme sur une bande de Moebius ou une bouteille de Klein, ce monde clos du bordel ressemble furieusement au monde extérieur, là où se joue la comédie humaine vue comme une souffrance christique répétée de génération en génération dans un monde vide de sens, à la structure si paradoxale, où ne règne que la force. Baroque et absurde se rejoignent ici dans une vision contemporaine déboussolée, sinon désespérée (même si chez Genet il n’y a pas de réel désespoir, puisque ses personnages n’ont pas le luxe de l’espoir, mais uniquement celui du rêve, parfois). Koltès fera dire à un de ses personnages : “il n’y a pas de règles, il n’y a que des moyens, que des armes”. Et Hamm, dans Fin de partie de Beckett : “Moments for nothing, now as always, time was never and time is over, reckoning closed and story ended.”
La troupe acte6, composée de jeunes acteurs talentueux qui a déjà à son actif plusieurs pièces baroques, réussit là une rare performance, que la présence de leur “sociétaire honoraire” Michel Fau couronne glorieusement. Il joue la maquerelle et la Reine, pathétique ou digne, humaine et symbolique, attendrie et calculatrice d’une telle façon qu’on ne voit plus l’homme mais le personnage, comme Omar Porras l’avait été dans le rôle de la Vieille Dame de Durrenmatt. Chaque personnage dans cette pièce est d’ailleurs un archétype, et le maquillage (visages peints), les costumes (uniformes dérisoires ou grandioses) comme la mise en scène (un jeu de cache-cache entre scène et salle, sol et ciel, réalité et miroir) leur donnent une démesure, celle de pièces d’un jeu d’échecs cosmique, qui parle directement à l’inconscient. On aime ou on déteste, j’ai adoré le spectacle (et déteste toujours autant son auteur).