Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

28 juin 2005

Berlin

Classé dans : Architecture, Lieux, Shoah — Miklos @ 23:45

Après avoir quitté la Potsdamer Platz futuriste et lorsqu’on remonte la Ebertstraße, le regard aperçoit au loin des pierres tombales grises et sobres identiques d’apparence, alignées côte à côte comme dans un cimetière militaire en des rangées qui se perdent à l’infini sur un plateau ondulant qui fait se brouiller le regard déjà voilé par des larmes. En s’en rapprochant, on commence à distinguer les stèles, si semblables de loin mais pourtant légèrement différentes les unes des autres par leur hauteur ou leur inclinaison, ni tout à fait parallèles ou horizontales. Des sentiers étroits permettent de s’engager dans ce champ funéraire. D’où qu’on entre, les pierres arrivent à peine aux genoux ; puis à mesure que l’on progresse, on s’enfonce imperceptiblement dans cette forêt funeste jusqu’à ce que l’on soit noyé par ces blocs sombres et tristes qui s’élancent vers le ciel. De curieux effets d’optique rendent la scène encore plus étrange : des silhouettes, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, apparaissent et disparaissent au loin comme des spectres, lorsque leur chemin croise celui que l’on parcourt. Le sol, légèrement vallonné, ne manque d’attirer vers ce qui serait l’épicentre de ce lieu mais où il n’y a rien de particulier. On erre, tout droit, à droite ou à gauche, en arrière, pour graduellement émerger de cette plongée dans le silence et l’absence au cœur de cette ville si vivante. C’est le monument qui commémore l’extermination des Juifs d’Europe.

Berlin est une ville qui porte la gloire de son passé ainsi que ses cicatrices et ses scories ; monuments spec­taculaires et emblé­matiques, palais orgueilleux métho­diquement res­tau­rés, d’autres encore véro­lés par les marques des obus ; bâti­ments staliniens ano­nymes, immenses et encore plus lépreux que des barres à La Courneuve ; terrains vagues en pleine ville, là où s’étaient dressés des immeubles détruits par les folies humaines. Berlin est une ville qui respire, irriguée par la Spree et quelques canaux, aérée par de larges avenues rectilignes et de nombreux espaces verts et, près de son cœur, du poumon qu’est le parc de Tiergarten. Berlin est une ville multi­colore et inter­nationale tournée vers le futur, dans un foison­nement de créati­vité archi­tecturale osée, défiant passé et présent et s’élevant vers le ciel telle une nouvelle tour de Babel. Berlin est une ville impériale.

Le musée de Pergame — l’un des nombreux musées plus magni­fiques les uns que les autres de cette ville qui en possède un nombre imposant — garde d’ailleurs une trace splendide de la Babylone d’origine : l’immense Porte d’Ishtar, haute de 25m, et la Voie proces­sionnelle de la ville légendaire du temps de Nabuchodonosor II, il y a plus de 2500 ans, en briques émaillées bleues sur lesquels se dessinent des animaux mythiques et des guerriers vaillants destinés à terroriser le visiteur d’alors et qui ne manquent d’impres­sionner celui d’aujourd’hui. Ce n’est d’ailleurs pas le seul témoignage monumental du passé que l’on y trouve : la frise de l’autel de la ville de Pergame (en Turquie) sur lequel est représentée en hauts reliefs sculptés avec réalisme et sensualité comme seuls les Grecs savaient le faire une scène mythique de gigantomachie — la lutte des dieux de l’antiquité contre les géants — en une sorte de bande dessinée fascinante par ses détails et son expressivité. Ailleurs, la Porte du marché de Milet, façade hellénistique à deux étages, occupe toute une pièce, tandis que la frise du Palais ommeyade de Mshatta, qui doit bien faire 5m de haut et n’était que la base de la façade, en occupe une autre.

À voir ces vestiges du passé, on ne peut éviter d’être saisi par un mélange de sentiments contra­dictoires ; d’abord, l’admiration boule­versante devant ces chefs d’œuvre qui montrent à qui ne le savait que nos ancêtres lointains — par le temps et l’espace —, bien avant que l’idée du « monde civilisé » ne soit identifié à une certaine Europe, étaient de grands artistes et architectes. Ensuite, le constat que l’on ne peut voir ces traces que parce qu’elles ont été enlevées, démontées et transportées hors de leur cadre, et cette décontextualisation ne peut que fausser l’image que l’on se fait de ces civilisations du passé, n’en montrant qu’un aspect, certes spectaculaire, mais loin d’en être l’unique caractéristique. Ces traces, d’ailleurs, ont fait l’objet de nombreuses restaurations : combien de briques de la Porte d’Ishtar datent-elles de ce passé révolu et combien sont-elles des copies, voire des reconstitutions ? La présentation même des ouvrages les plus imposants n’a pu respecter leur disposition d’origine, que ce soit la Voie processionnelle — rétrécie de 25m à 8m — ou la frise l’autel de Pergame — dont la disposition sur les murs d’une salle est à l’inverse de sa disposition d’origine, autour de l’autel — le bâtiment du musée ne le permettait pas. Enfin, si le département de la statuaire grecque montrait des pièces souvent splendides, c’est bien parce que c’étaient des copies — romaines antiques, ou parfois récentes. Sic transic gloria mundi : les nouveaux empires se sont toujours appropriés les vestiges les plus remarquables de leurs prédécesseurs, en tant qu’héritiers ou vainqueurs. Jusqu’à ce qu’ils tombent, eux aussi, en poussière, et rejoignent musées et reliquaires.

En cette année 2005, l’Allemagne célèbre l’année Einstein, cinquan­tenaire de la mort du père de la théorie de la relativité et centenaire de sa publication des trois articles qui l’ont fondée et ainsi changé notre vision de l’univers et du temps. C’est à Berlin et à Potsdam qu’Einstein avait enseigné jusqu’à son départ aux États-Unis en 1933, et nombreux bâtiments publics portent des bande­roles reproduisant des citations du célèbre physicien. Curieuse revanche de l’histoire dans l’épicentre de l’enfer qui avait voulu effacer de la face du monde toute trace de ses semblables et de leurs œuvres qui ont tant marqué cette ville.

22 juin 2005

À propos du Web

Classé dans : Littérature, Sciences, techniques — Miklos @ 21:43


Autre est celui qui est capable de mettre au jour les procédés d’un art, autre est celui qui l’est d’appré­cier quel en est le lot de dommage ou d’utilité pour les hommes appelés à s’en servir ! (…) Car cette inven­tion, en dispen­sant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en ont acquis la connais­sance ; en tant que, confiants dans l’écri­ture, ils cher­cheront au dehors, grâce à des carac­tères étran­gers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de s’en ressou­venir ; en consé­quence, ce n’est pas pour la mémoire, mais pour la procé­dure du ressou­venir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’en est l’illu­sion, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans ensei­gnement, à se pour­voir d’une infor­mation abon­dante, ils se croiront compé­tents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incom­pétents ; insup­por­tables en outre dans leur com­mer­ce, parce que, au lieu d’être sa­vants, c’est savants d’il­lu­sions qu’ils sont devenus.

Platon,
Phèdre ou de la Beauté

Robespierre

Classé dans : Littérature — Miklos @ 9:43


Cette beauté d’ange que l’on prête malgré soi, — par delà les pages poussiéreuses d’un livre feuilleté jamais autrement que dans la fièvre, — à quelques-uns des terroristes mineurs : Saint-Just, Jacques Roux, Robespierre le Jeune, — cette beauté que leur conserve pour nous à travers les siècles, nageant autour d’une guirlande de gracieuses têtes coupées comme un baume d’Égypte, le surnom de l’Incorruptible — ces blancheurs de cous de Jean-Baptiste affilées par la guillotine, ces bouillons de dentelles, ces gants blancs et ces culottes jaunes, ces bouquets d’épis, ces cantiques, ce déjeuner de soleil avant les grandes cènes révolutionnaires, ces blondeurs de blé mûrissant, ces arcs flexibles des bouches engluées par un songe de mort, ces roucoulements de Jean-Jacques sous la sombre verdure des premiers marronniers de mai, verts comme jamais du beau sang rouge des couperets, ces madrigaux funèbres de Brummels somnambules, une botte de pervenches à la main, ces affaissements de fleur, de vierges aristocrates dans le panier à son — comme si, de savoir être un jour portées seules au bout d’une pique, toute la beauté fascinante de la nuit de l’homme eu dû affluer au visage magnétique de ces têtes de Méduse — cette chasteté surhumaine, cette ascèse, cette beauté sauvage de fleur coupée qui fait pâlir le visage de toutes les femmes — c’est la langue de feu qui pour moi çà et là descend mys­té­rieusement au milieu des silhou­ettes rapi­des comme des éclairs des grandes rues mou­vantes comme sur l’écran d’une allée d’arbres en flammes dans la cam­pagne par une nuit de juin, et me désigne à certaine extase panique le visage inou­bliable de quelques guil­lotinés de nais­sance.

Julien Gracq,
Liberté grande

19 juin 2005

Space Opera

Classé dans : Littérature, Sciences, techniques — Miklos @ 22:07

C’est donc à la lumière des péripéties séculaires d’une poésie de l’intelligence que le Paradis [de Dante] pourra être mieux lu et plus apprécié. Mais je voudrai ajouter une chose, pour frapper l’imagination des plus jeunes ou de ceux qui ne s’intéressent ni à Dieu ni à l’intelligence. Le Paradis dantesque est l’apothéose du virtuel, des immatériaux, du software pur, sans le poids du hardware terrestre et infernal, dont il reste les déchets dans le Purgatoire. Le Paradis est plus que moderne, il peut devenir, pour le lecteur qui aurait oublié l’histoire, terriblement futurible. C’est le triomphe d’une énergie pure, ce que la toile d’araignée du Web nous promet et ne saura jamais nous donner, c’est une exaltation de flux, de corps sans organes, un poème fait de novae et d’étoiles naines, un Big Bang ininterrompu, un récit dont les aventures courent sur la longueur d’années-lumière, et, pour prendre un exemple familier, une triomphale odyssée dans l’espace avec une fin très heureuse. Si vous voulez, lisez le Paradis même comme cela, cela ne pourra pas vous faire de mal et ce sera mieux qu’une discothèque stroboscopique et que l’ecstasy. Parce que, en matière d’extase, la troisième partie de la Comédie tient ses promesses.

Umberto Eco,
“Lecture du Paradis

Sources

Classé dans : Littérature — Miklos @ 22:00

Le Portrait de Dorian Gray est condamné par les juges lon­do­niens pour des rai­sons stu­pides mais, du point de vue de l’ori­gi­na­lité lit­té­raire, malgré tout le char­me qu’il a, il se ré­duit à une imi­tation de La Peau de chagrin de Balzac, et à un copiage impor­tant (fût-il indi­rec­tement avoué) du À rebours de Huysmans. Praz notait que Dorian Gray doit aussi énor­mément à Monsieur de Phocas de Lorrain, et que même une des maximes fonda­men­tales de Wilde esthète (« Aucun crime n’est vulgaire, mais la vul­garité est un crime ») est une variante de Baudelaire : « Un dandy ne peut jamais être un homme vulgaire. S’il commettait un crime, il ne serait pas déchu peut-être, mais si ce crime naissait d’une source triviale, le dés­honneur serait irré­parable ».

Umberto Eco, “Wilde. Paradoxe et aphorisme”

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos