Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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24 août 2005

À ceux qui ont des déficiences intellectuelles…

Classé dans : Langue — Miklos @ 20:04

… et qui, après avoir navigué dans Google, cherché avec la toolbar de Microsoft, discutaillé sur irc ou fait du P2P, voudraient enfin lire quelque chose qu’ils comprendront plus facilement (genre, Heidegger pour les nuls), je conseille vivement la lecture édifiante de cette page du site de la bibliothèque de Montréal qui leur est destinée.

Ça n’est pas une joke. Je dois avoir une déficience de déficience, sa me parê ankor plus komplikê ke le francê de mon anfans prêskolêr ou selui dê êcêmês.

21 août 2005

Après le concert

Classé dans : Musique — Miklos @ 20:48

Si le site de France Inter a confondu Tchaïkovski et Beethoven, si le public à Ramallah a eu du mal à faire le silence pour laisser la musique s’exprimer et a applaudi entre les mouvements, si l’Orchestre du Divan oriental-occidental semblait réservé surtout pendant les deux premiers mouvements de la Symphonie concertante de Mozart (la Cinquième symphonie de Beethoven était bien plus enlevée avec de très beaux moments où on oubliait toute critique — et ce n’était pas qu’une question de partition : Barenboïm semblait avoir bien plus de plaisir à la diriger), tout ceci finalement n’a qu’une importance toute relative : cet événement majeur, réunissant jeunes musiciens israéliens et palestiniens autour de la musique, a bien eu lieu. Il ne s’agit bien évidemment pas uniquement du concert lui-même (le premier de cet orchestre donné en Palestine), mais des longues périodes de travail en commun qui leur ont permis d’arriver à ce concert. Même si Barenboïm avait reconnu dans un entretien diffusé hier que l’orchestre n’avait pas encore un bon niveau, j’ai été très agréablement surpris par ce que j’ai entendu : justesse et précision, malgré la battue parfois molle de Barenboïm, musicalité des solistes qu’envieraient bien d’orchestres d’amateurs.

J’ai raconté ailleurs comment mon admiration pour Barenboïm s’était soudain éteinte, lorsque je l’avais entendu en soliste dans le Concerto n° 20 en ré mineur pour piano et orchestre K. 466 de Mozart, il y a bien des années : à mes oreilles, il avait massacré par un jeu mou cette œuvre qui est l’une de celles que je préfère. Est-ce que cela a nourri un préjugé à l’encontre du chef qu’il est devenu et dont je n’ai pas aimé les interprétations — trop arrondies, manquant souvent de mordant, voire de précision et surtout dans les détails (affaire de goût personnel : il est mondialement reconnu et lauréat, entre autres, du prix Wilhelm Furtwängler — chef qui, lui, est dans mon panthéon, aux côtés de Bruno Walter) ? Je ne sais, mais je ne peux que rester admiratif pour l’œuvre qu’il a entreprise depuis des années, pour un certain rapprochement entre deux peuples tellement pris dans leur lutte respective pour la survie qu’ils s’ignorent l’un l’autre, ce qui ne manque pas d’attiser haine et malentendus. Or la grande musique, elle, on peut la faire et l’écouter sans préjugés. Il l’a fait — avec l’intellectuel (et musicien) Edward Said, grand humaniste maintenant disparu – malgré les accusations de collaboration avec l’ennemi que certains israéliens ont lancé à son égard (tout en lui accordant leur prestigieux prix Wolf pour les arts). Depuis des décennies, il n’a pas manqué de tenter d’inciter les cultures à se dépasser en remettant en question, malgré leurs peurs quasi ataviques, des habitudes acquises parfois pour des raisons parfois très valables mais qui deviennent des handicaps majeurs, personnels, communautaires, culturels, politiques.

Il faut louer à l’égal le courage des musiciens — plus encore celui des palestiniens que des israéliens — qui ont choisi et accepté de participer à cette entreprise qui ne peut se faire que dans l’entente absolue qu’ils ont appris à mettre en œuvre sous la houlette bienveillante, vigilante et passionnée de Barenboïm, et malgré l’éventualité d’un rejet à leur retour dans leur pays.

Enfin, il y a le public de Ramallah, qui n’a pas dû souvent entendre de concerts et a fortiori dirigés par une telle star. J’espère que l’enthousiasme qui leur a ainsi été transmis contribuera à les renforcer.

Mais à l’inverse, il ne faut pas tomber dans un optimisme béat : comme le montrait l’entretien diffusé hier avec quelques-uns des jeunes musiciens, ils sont loin de s’être entièrement libérés de leurs peurs. Et comment en serait-il autrement ? Il faut défaire ce que des dizaines d’années ont fait. On peut espérer que ce concert ne sera qu’une étape vers une ouverture qui permettra à l’espoir de renaître — pour la paix, la liberté et la prospérité de tous les peuples de cette région.

Ce concert s’est achevé par l’exécution — non annoncée au programme — de l’élégiaque Nimrod, neuvième des Variations Enigma op. 36 du compositeur britannique Edward Elgar, qui illustre une promenade nocturne entre le compositeur et son meilleur ami, Augustus E. Jaeger (qui veut dire en allemand « chasseur », d’où le titre de cette variation), durant laquelle ils ont conversé à propos de Beethoven. Puissent les peuples auxquels ce concert est destiné commencer à progresser ainsi ensemble.

20 août 2005

À ne pas manquer dimanche 21 à 19h

Classé dans : Musique — Miklos @ 23:06
Daniel Barenboïm en direct de Ramallah
dirige le West-Eastern Divan Orchestra
Arte et France Inter, 19h

Au programme de cette soirée exceptionnelle : la Symphonie n° 5 de Beethoven et la Symphonie concertante pour instruments à vent de Mozart, que l’on a rarement l’occasion d’entendre en concert.

Ce concert de Ramallah clôture la tournée 2005 du West-Eastern Divan Orchestra, une tournée qui aura mené la formation israélo-arabe à Sao Paulo, Buenos Aires, Londres, Édimbourg ou encore Wiesbaden. C’est la journaliste italienne Lilli Gruber, qui présente le concert de ce soir. Dans un entretien avec Daniel Barenboïm, elle aborde le conflit israélo-palestinien, l’avenir du Proche et du Moyen-Orient ainsi que le rôle de la culture.

Le langage universel de la musique

En 1999, Edward Saïd (décédé en septembre 2003) et Daniel Barenboïm réunissent un groupe de musiciens arabes et israéliens, ainsi qu’une poignée d’artistes allemands, pour jouer ensemble à Weimar à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Goethe : une expérience audacieuse, à laquelle prit part également Yo-Yo Ma. Le nom de l’orchestre est tiré d’un recueil de poèmes de Goethe, intitulé Le divan occidental-oriental, qui rappelle combien le poète allemand était attaché à la Perse et aux pays arabes.

L’orchestre rassemble des jeunes musiciens d’Israël et de Palestine, de Syrie, de Jordanie, du Liban, de Tunisie, d’Égypte et d’Espagne. L’orchestre s’est donné pour mission d’œuvrer au rapprochement entre Arabes et Israéliens par le langage universel de la musique. Pour son chef et fondateur, l’objectif sera atteint lorsque l’orchestre pourra se produire dans tous les pays dont les jeunes musiciens sont issus.

À cet égard, le concert de Ramallah marque une étape importante. Même si Daniel Barenboïm a décidé de ne jamais évoquer la politique proche et moyen-orientale pendant les répétitions, l’orchestre agit comme un formidable catalyseur partout où il se produit, que ce soit pendant les concerts ou bien après. Six ans après sa fondation, et alors que la situation au Proche-Orient reste tendue, le projet de la formation musicale n’a rien perdu de sa force. Chaque année en été, les jeunes artistes se retrouvent pour un atelier de plusieurs semaines avant d’entamer une tournée très attendue. La septième session de travail du Divan a eu lieu en juillet à Séville et a été suivie d’une tournée en Amérique latine et en Europe.

Daniel Barenboïm parle

Avant la retransmission en direct de Ramallah le 21 août, ARTE propose deux documentaires pour mieux comprendre l’engagement de Daniel Barenboïm et la portée hautement symbolique du concert qu’il donnera avec le West- Eastern Divan Orchestra. Le lundi 13 juin, lors d’une conférence de presse à Paris, Daniel Barenboïm a répondu aux questions des journalistes.

Source: Arte

18 août 2005

Souvenirs d’Italie : art

Classé dans : Architecture, Lieux, Littérature, Peinture, dessin — Miklos @ 20:01

L’éblouissement incessant que procure le parcours du musée de l’Accademia à Venise se prolonge à la contemplation des bâtiments, des statues, des tableaux ou des fresques de maîtres tels que Bellini, Carpaccio, Véronèse ou le Tintoret que l’on trouve à tout coin de rue ou de canal, jusque dans l’église la plus modeste, mais aussi dans d’autres musées ou des demeures et des palais de cette ville figée dans l’éternité.

Tout chef-d’œuvre est par essence unique et nécessite du temps pour commencer à l’apprécier, de pouvoir y revenir ultérieurement pour en découvrir d’autres aspects ; que faire alors devant cette pléthore ? Quel était le regard de ceux pour lesquels Palladio avait construit ces villas splendides qu’ont illustré les plus grands peintres de l’époque ? Peut-on vivre en perpétuel état d’émerveillement ou devient-on blasé, à l’usage ?

Goethe affirmait ne pas pouvoir exprimer ce qu’il avait ressenti à la vue de la Basilique palladienne à Vicenza, chef-d’œuvre du XVIe s. Que dire, alors, devant la quantité et la densité des chefs-d’œuvre que l’on trouve en Vénétie (et ailleurs en Italie) ? Les superlatifs s’épuisent et tournent en platitude, il ne reste plus que le discours descriptif pour en parler.

Mais après tout, le vrai mystère est celui qui entoure le créateur de génie : comment peut-il produire chef-d’œuvre après chef-d’œuvre ? Et pourquoi l’Italie semble en avoir eu une concentration plus grande que tout autre pays en Occident, se plaçant en héritière directe des Grecs de l’antiquité ? Il n’y a pas que les arts plastiques où elle a excellé : de Virgile à Dante, puis Pétrarque, Boccace, l’Arioste ou le Tasse, de Machiavel à Vasari, Leopardi, Calvino, Svevo ou Buzzati, sa littérature s’est élevée à des sommets incomparables.

Serait-ce un climat qui encourage le dévoilement des corps et le développement des sens, une classe supérieure hédoniste, un pouvoir impérial qui exhibe fièrement son patrimoine artistique et humain dans une représentation exaltée, littérale ou symbolique, par tous les moyens à la disposition de l’homme : le regard, le toucher, l’ouïe, la parole…, en une jubilation bien différente du plaisir qu’on n’atteint qu’avec la raison pure, si chère à la culture française, par exemple ?

Odessa, Odessa

Classé dans : Cinéma, vidéo, Lieux — Miklos @ 0:48

Nommé en 1803 gouverneur d’Odessa par le tsar Alexandre I, Armand-Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu, qui s’était réfugié en Russie après la Révolution française, transforma ce qui était alors un misérable village de pêcheurs en une ville fière, jusqu’à son retour en France en 1814.

Ma mère me parlait avec nostalgie de la maison où elle était née et avait grandie, située sur la Richelievskaya (au centre de laquelle se trouve le célèbre Opéra), de l’odeur des lilas, le printemps, dans la grande cour…

Grande ville portuaire créée par un français, elle y voit arriver, au fil du temps, des armateurs grecs, des marchands juifs et arméniens, des vignerons tatars, des propriétaires polonais qui en font une capitale cosmopolite haute en couleur… Pouchkine y sera exilé par le Tsar : c’est là qu’il écrit son chef-d’œuvre, le poème Eugène Oneguine et devient l’amant de la femme du Comte Vorontsov, gouveneur de Nouvelle-Russie. Plus tard, la ville accueillera de nombreux Juifs venus s’y réfugier pour tenter d’échapper à leur misère terrible dans la « zone d’établissement » au nord-est d’Odessa, où ils étaient contraints de résider depuis 1791.

Isaac Babel, né à Odessa en en 1894 (et disparu dans les geôles russes en 1939 sur une injuste dénonciation), décrit dans ses contes1 (très bien traduits en français dans la collection de poche Folio) le petit monde juif d’Odessa : ouvriers, marchands, jeunes et vieux, riches et pauvres, avec un regard lucide et attendri, teinté d’humour et parfois d’ironie, avec un sens de la description qu’on compare souvent à celui de Maupassant. Écoutons-le :

Cette ville réunit, avant tout, les conditions purement matérielles nécessaires à l’éclosion d’un talent comme celui de Maupassant. L’été, on y voit briller au soleil, dans les bains de mer, les formes de bronze musclées des jeunes sportifs, les corps vigoureux des pêcheurs qui ne font pas de sport, les corpulences grasses, ventripotentes et débonnaires des négociants, et, boutonneux et maigres, les rêveurs, inventeurs et courtiers. Et non loin de la vaste mer, les fabriques fument et Karl Marx fait sa besogne habituelle.

À Odessa, il y a ghetto juif très pauvre, très populeux et très malheureux, une bourgeoisie très imbue d’elle-même, et un conseil municipal ultra-réactionnaire.

À Odessa, il y a des soirs de printemps doux et alanguissants, la senteur épicée des acacias et la lune qui répand au-dessus de la mer sa lumière égale et irresistible.

À Odessa, le soir, dans leurs villas ridicules et vulgaires, des bourgeois gros et ridicules sont couchés en chaussettes blanches sur des canapés sous le ciel de velours sombre, et digèrent leur copieux dîner, tandis que, derrière les buissons, leurs épouses poudrées, empâtées par l’oisiveté et naïvement sanglées dans leur corset, sont ardemment enlacées par de fougueux étudiants en médecine et en droit.

À Odessa, les bons à rien qu’on appelle en yiddish des Luftmenschen, des « hommes de vent », rôdent autour des cafés pour essayer de gagner un rouble et nourrir leur famille, mais ils n’ont pas l’occasion de se faire un rouble, et d’ailleurs à quoi bon laisser un « homme de vent » gagner un peu d’argent ?

À Odessa, il y a un port, et dans ce port des bateaux venus de Newcastle, de Cardiff, de Marseille et de Port-Saïd, il y a des Nègres, des Anglais, des Français et des Américains. Odessa a connu une ère de prospérité, elle connaît une période de déclin, un déclin poétique, un tantinet insouciant et très désemparé.

« Odessa, dira en fin de compte le lecteur, Odessa est une ville comme les autres, et vous êtres d’une partialité excessive. »

C’est vrai, je suis en effet partial, et peut-être le suis-je sciemment, mais parole d’honneur, cette ville a quelque chose. Et ce quelque chose, tout homme digne de ce nom le percevra et il dira que la vie est triste, monotone, – ce qui est exact, mais que néanmoins, quand même et malgré tout, elle est extraordinairement, vraiment extraordinairement intéressante.

C’est de ce quelque chose dont parle le très beau film documentaire Odessa, Odessa2 – ou plutôt de souvenirs de ce quelque chose qui n’existe plus, qui s’est transformé en mythe d’un paradis dont on a été expulsé – , c’est d’une nostalgie dans le cœur de ceux qui l’ont connu, qui auraient aimé y revenir, mais on ne remonte pas le temps. C’est un film sur la génération de l’exil, celle qui aura quitté un lieu ou un temps et ne sera jamais arrivée ailleurs, arpentant le Boulevard of broken dreams, celle que la Bible appellait « génération du désert », ceux qui sont sorti d’égypte mais qui ne devront pas entrer en Terre promise.

Il y a tout d’abord les souvenirs couleur sépia de la poignée de Juifs très âgés qui vivent encore dans ce quartier d’Odessa maintenant déserté, aux rues vides et silencieuses, aux bâtiments lézardés ou en partie effondrés, aux cours remplies de cadavres de voitures, aux appartements bourrés de vieilleries ne laissant parfois que peu de place pour se déplacer et pourtant donnant le sentiment d’un nid rassurant, au centre duquel trône tout de même un samovar. Entre le yiddish et le russe, ils se chantent d’une voix chevrotante des airs d’antan, entament une danse avec un pas chancelant, se demandent s’ils vont partir, et se souviennent.

Puis il y a Little Odessa de brique, le quartier autrefois élégant de Brighton Beach à Brooklyn où ont abouti tant d’immigrés russes croyant arriver dans un pays paradisiaque où l’argent pousse sur les arbres et se ramasse au sol mais ont rapidement déchanté. Ils parlent russe, mangent russe, chantent russe, même si certains se disent américains. Et ils se souviennent.

Enfin, il y a Ashdod, ville portuaire d’Israël en plein sables du désert et sous un soleil aussi éblouissant que celui dont parlait Camus dans L’étranger, une chaleur à laquelle on ne s’habitue pas quand on vient d’ailleurs, et où se retrouvent les Odessites qui auront immigré en Terre promise, sans pour autant y avoir trouvé ce dont ils rêvaient. Ici aussi ils se sont recréés leur Odessa : ils lisent le journal russe publié localement, écoutent la radio ou la télévision en russe, tapissent leurs murs de photos d’Odessa, et se souviennent : « ah, la nostalgie c’est la nostalgie », et boivent un verre de vodka cul sec.

Après ce tour des trois villes portuaires où vivent les épaves humaines d’une Odessa disparue échouées au bord de trois mers (Noire, Atlantique, Méditerranée), le film revient, pour un dernier regard triste, à son point de départ : les rues vides d’Odessa, les voix chevrotantes qui entonnaient des chansons à la mémoire de l’odeur de l’acacia en fleur dont parlait Babel…

Il y a quelque chose à Odessa. Ma mère me l’avait bien dit.


1 Fort bien traduits en français et disponibles en poche chez Folio dans un excellent recueil, Mes Premiers honoraires.
2 De la réalisatrice Michale Boganim, sorti aujourd’hui en salle, qui invoque explicitement la lecture des contes de Babel comme source d’inspiration.. à lire : cette très belle page consacrée au film.

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