Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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17 novembre 2005

Pourquoi filmez-vous ?

Classé dans : Cinéma, vidéo — Miklos @ 19:02

Parce que je déteste les histoires, puisque les histoires font croire qu’il s’est passé quelque chose. Or il ne se passe rien : on fuit une situation pour une autre. De nos jours, il n’y a que des situations, toutes les histoires sont dépassées, elles sont devenues lieux communs, elles sont dissoutes en elles-mêmes. Il ne reste que le temps. La seule chose qui soit réelle, c’est probablement le temps.

Béla Tarr, en réponse à la question de Libé (1987)

Parle peu, agis beaucoup

Classé dans : Musique — Miklos @ 1:16

Cette maxime aurait pu servir de titre à mon récent article sur le difficile passage à l’acte. Elle est tirée du neuvième traité du Talmud babylonien (appelé Traité des Pères), recueil de principes d’éthique et de morale édictés entre 450 et 200 avant J.-C. et qui, pour la plupart, n’ont rien perdu de leur valeur sociale et personnelle exemplaire :
• « Qui est sage ? Celui qui apprend de chacun. Qui est fort ? Celui qui domine ses passions. Qui est riche ? Celui qui est content de son sort. »
• « Celui qui veut trop de gloire perd celle dont il jouit déjà. Celui qui n’augmente pas ses connaissances les diminue. Celui qui ne veut rien apprendre n’est pas digne de vivre; et celui qui instrumentalise le pouvoir politique tombera. »
• « Soyez prudents dans vos relations avec les grands, car ils ne se laissent approcher que lorsque leur intérêt personnel le leur commande. Ils vous aiment tout le temps qu’ils ont besoin de vous; mais si malheureusement vous avez besoin d’eux, ils vous abandonnent. »
• « Là où il n’y a pas d’homme [droit, respectable], efforce-toi d’en être un ».
• « Sache d’ou tu viens, et vers où tu vas. »

La maxime en exergue est l’une des quatre citations que Steve Reich a utilisé dans You are (Variations), la deuxième des œuvres que l’Ensemble Modern a jouées ce soir au Châtelet dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, sous la direction efficace et précise, quasi boulezienne, de Frank Ollu, avec les Synergy Vocals pour cette pièce. Cette œuvre (écrite en 2004, et dont ce fut la création française ce soir) porte la touche de Reich : on en reconnaît la griffe dès les toutes premières notes – mais c’est aussi le cas de la musique d’autres grands compositeurs, chez lesquels le style n’est pas devenu un procédé éculé sans contenu. Écrite pour ensemble vocal, quatre pianos, vibraphone, percussions, vents et cordes, elle est composée de quatre mouvements, correspondant aux quatre citations (dont une de Wittgenstein), d’une structure formelle très précise et finalement dans l’esprit des principes de composition classiques au niveau de la forme et de l’harmonie. Quant aux traitements mélodique et rythmique et à l’instrumentation, ils tissent une texture complexe et riche, chatoyante sans être éblouissante : les voix (qui rappellent curieusement les Swingle Singers) fusionnent avec les instruments à en perdre les repères habituels, tandis que les quatre pianos semblent parfois se transformer en percussions ; le rythme si métronomique d’apparence se met à swinger délicatement. Le dernier mouvement, canon sur la citation en question, joue sur les différences de tempi, les paroles « parle peu » étant chantés très rapidement (en hébreu), à l’encontre de « agis beaucoup », dit posément. Une belle œuvre, réflexive et intense.

La première partie du concert comprenait la création française de The Yellow Shark (1991/92) de Frank Zappa, prématurément décédé à l’âge de 53 ans en 1993. Cette œuvre comprend huit « mouvements », composés entre 1983 et 1992, qui démontrent la rigueur musicale et l’humour décalé de ce compositeur hors normes et hors écoles, la palette si riche de genres qu’il maîtrisait pour évoquer des atmosphères très différentes d’un mouvement à l’autre : l’un, où trompette, clarinette et flûte dessinent un air mélancolique sur un accompagnement syncopé comme pour une musique de cirque pour le spectacle d’un triste clown ; l’autre, sans mélodie, qui aurait pu être signé de quelque compositeur de musique contemporaine pour son côté dépouillé et pourtant d’une texture très riche ; un troisième, joyeux et enlevé… Une musique exubérante, impeccablement jouée par l’Ensemble Modern.

Ce concert m’a presque réconcilié avec la salle du Châtelet : place excellente, sonorité excellente, programme excellent, exécution excellente. Mais pourquoi diable fallait-il un entracte de 45 minutes dans un concert dont la durée des œuvres est d’environ une heure ?

15 novembre 2005

Google recrute

Classé dans : Sciences, techniques — Miklos @ 17:46

Quatre annonces de postes parues aujourd’hui dans une liste de diffusion professionnelle indiquent les champs d’action que l’entreprise mondiale veut investir :

  • un poste de directeur d’une grande équipe d’ingénierie logicielle à Bangalore en Inde ;
  • un poste de vice-président/directeur de l’ingénierie à Zurich ;
  • un poste de chef d’une petite équipe d’ingénierie logicielle et d’administrateurs-système pour le support de l’infrastructure réseau de Google, à Zurich
  • des postes de stagiaires à Zurich dans l’équipe de développement.

On le savait, l’Inde est une pépinière informatique bouillonnante – il n’est pas étonnant que Google s’y investisse. Mais ce n’est qu’un des indicateurs de la croissance redoutable de l’Asie dans le domaine des sciences et des technologies. Si, jusqu’ici, elle était perçue comme une imitatrice (et parfois plagiatrice) à grande échelle, elle risque fort de dépasser les Etats-Unis dans le domaine de l’innovation : le New-York Times rapporte que durant la période 1986-2001, la Chine, Taiwan, la Corée du Sud et le Japon ont accordé plus de doctorats dans les domaines scientifiques et de l’ingénierie que les Etats-Unis, dont le budget de recherche et développement a été, durant la période 1991-2003, moindre que celui de la Chine, de Singapour, de la Corée du Sud et de Taiwan. Il y a déjà longtemps que des étudiants asiatiques forment une minorité importante dans les meilleures universités américaines (45% des étudiants de l’université de Berkeley, par exemple) et se distinguent par leur assiduité et leur excellence (la moyenne de leurs notes est plus élevé, en général, que celle des américains de souche). Est-ce pour comprendre le phénomène, voire l’endiguer, que George W. Bush part en Chine ? Il serait surtout nécessaire que le gouvernement américain réinvestisse dans la recherche. Ainsi que le gouvernement français, mais c’est une autre histoire.

Parmi les sujets de développement concernés par ces annonces, on remarquera :

  • les logiciels capables d’indexer des milliards de pages Web et d’autres documents ;
  • l’apprentissage automatique pour l’étude des relations et des associations dans des données existantes ;
  • l’identification de l’importance de l’information récente et la production de résumés automatiques.

Google recherche probablement à améliorer « l’intelligence » de leurs moteurs – leurs capacités d’analyse sémantique des contenus, afin de fournir des résultats plus pertinents et sans doute catégorisés par importance et par sujets, tels que le font déjà certains outils de cartographie, au-delà de leur affichage de « pages similaires ». Il s’agit non seulement des contenus présents sur le Web, mais probablement sur les postes individuels (leur outil Desktop) et les intranets.

11 novembre 2005

Le difficile passage à l’acte

Classé dans : Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 19:02

La presse se fait écho de la décision de la British Library de faire affaire avec Microsoft, pour la numérisation de « 25 millions de pages de contenus courant 2006 ». Même si «  [l]a Grande-Bretagne offrira bientôt un nombre d’ouvrages numérisés équivalent à celui que propose dès à présent Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF », comme le dit le communiqué de la BnF, il est probable que la technologie qui sera utilisée permettra d’y effectuer des recherches et de consulter les contenus de façon bien plus aisée et efficace que ne le permet Gallica (quand bien même cette belle entreprise ne date pas d’hier, déjà alors des critiques s’étaient élevées – dont la mienne – concernant certains choix).

Microsoft a des atouts certains, et pas uniquement financiers ou technologiques : du côté scientifique, Stephen Robertson, grand spécialiste de la recherche dans les contenus, dirige le groupe Information Retrieval and Analysis au laboratoire de recherche de Microsoft à Cambridge. L’entreprise a d’ailleurs décidé de rendre visible et plus européenne son activité de recherche (à l’heure où d’autres entreprises se « délocalisent » en quittant la France), puisqu’elle s’est accordée avec l’Inria pour ouvrir un centre de recherche commun dans un laboratoire près de Paris qui accueillera une trentaine de chercheurs.

L’ouverture de Microsoft vers des secteurs qui ne sont pas si marchands que ça vaut la peine d’être étudiée : son alliance, au sein de la Open Content Alliance, avec l’Internet Archive ne va-t-elle pas couper l’herbe sous le pied d’un autre projet national, celui de l’archivage du Web, qui risque de devenir caduc si une, ou des, archives fiables et efficaces du Web se constituent rapidement ?

On ne peut évacuer l’aspect temporel des projets de cette nature, en invoquant la nécessité de réfléchir et de choisir avant d’agir. Il est d’ailleurs peu probable que la British Library n’ait pas réfléchi (ni, d’ailleurs, les universités qui avaient choisi de faire l’affaire avec Google). Mais il semble que la France ait souvent une difficulté quasi organique de passer de la réflexion (qui est souvent fort brillante) à l’action (dans ce domaine comme dans d’autres), de traduire des principes théoriques en projets concrets et réalistes ; comme il n’y a pas de brevets sur les annonces et les idées, il ne faut pas s’étonner de se faire damer le pion dans de telles circonstances.

Dans un article publié en mai, j’analysais la démarche de Google et j’évoquais la nécessité de travailler en réseau plutôt que sous forme d’une organisation monolithique (pour toutes sortes de raisons – l’efficacité en étant une) – celle qui semblait émerger autour du projet d’une bibliothèque numérique européenne. Il n’est toujours pas clair, d’ailleurs, ce qui se fait en France et en Europe dans ce domaine, les signaux publics étant souvent contradictoires : comité français ? groupe[s] de bibliothèques nationales ? et la récente annonce, que j’avais relayée, des plans de la Commission européenne « pour créer des bibliothèques numériques européennes », critiquant les « efforts dispersés » d’initiatives dans les états membres ?

Si, en mai, je pouvais conclure en disant « Entre temps, Google avance », depuis, d’autres ont avancé au-delà des effets d’annonce. Il n’est pas étonnant que la British Library ait décidé de passer à l’acte.

Une cathédrale de lumières

Classé dans : Danse, Musique — Miklos @ 0:35

Si le spectacle Kyburz/Greco qui s’est donné ce soir au Centre Pompidou dans le cadre du Festival d’automne à Paris était annoncé comme « la musique danse », ce fut surtout le mariage saisissant de la musique et de la scénographie dans Double points plus (la seconde des deux œuvres de Hanspeter Kyburz jouée ce soir, après Danse aveugle), bien au-delà de la chorégraphie, de la danse et de son pilotage discret et efficace de la partie électronique de la musique.

Émergeant du plus profond d’un silence et d’une obscurité absolus, des rayons de lumière verticaux comme les colonnes d’une église gothique commencent à éclairer la scène noire de la grande salle : au fond à gauche, les lignes épurées que dessinent les tuyaux étincelants des xylophones au milieu des percussions ; à droite, la silhouette noble du piano à queue, brillant comme un diamant noir auprès de quatre pupitres pour les autres musiciens1 ; à l’avant gauche, celui du chef, dont la partition blanche semble rayonner d’elle-même. Au centre, une lumière plus diffuse dessine au sol une forme géométrique, et de chaque côté, une grappe de projecteurs est suspendue à mi-hauteur comme une sculpture abstraite. Derrière, dans l’ombre, on distingue le danseur2, tout de noir habillé. Il est immobile. Le rituel peut commencer.

La pièce n’a rien de mystique, et pourtant ; c’est l’atmosphère sobre et intense à la fois dans laquelle la scène est baignée3 et qui varie au fil de la musique, elle-même parfois brutale, parfois délicate et qui remplit la salle, c’est cet ensemble qui sculpte une forme hiératique et changeante qui habite l’espace physique et sonore dans lequel évolue le danseur. Ses mouvements précis, sensuels ou saccadés, piloteront une synthèse sonore qui fait corps avec la musique instrumentale – est-ce la raison qu’ils paraissent parfois gauches ou en tout cas secondaires en comparaison au drame magnifique que la musique et la lumière déroulent devant nous ? Elle se terminera dans un cercle rayonnant au sol ; le danseur s’y écroule, comme crucifié au sol ; se relève, retombe. Puis tout s’éteint : la musique, la lumière, la vie.

À lire : Voyage dans l’espace des corps


1 Les musiciens de l’ensemble intercontemporain, d’une précision et d’une efficacité redoutables, dirigés par le jeune Jean Deroyer.
2 Emio Greco, qui a aussi signé la chorégraphie avec Pieter C. Scholten.
3 Lumières de Henk Danner et de Floriaan Ganzevoort.

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