Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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18 décembre 2005

« Joins-toi à toi-même »

Classé dans : Judaïsme, Littérature, Philosophie — Miklos @ 3:58

Du livre coule de l’encre, alors qu’on le croit sec, et qui sait le lire y emplit sa plume ; les lettres s’ajoutent ainsi aux lettres, et leur prose s’étire, s’étend siècle après siècle ; tellement que l’écriture aurait noyé le monde en son déluge, si elle ne répétait toujours la même chose. L’encre retourne donc au livre, qui interpelle la plume puis réclame son dû. Certains s’en croient quittes et perdent ainsi le sens de leur propre parole. Alors, de leur égarement, ils battent le rappel : « Joignez-vous à nous, c’est impératif, que nous sachions où nous sommes. » Mais où sommes-nous donc, sinon au beau milieu, à l’endroit de ce dire qui n’en finit pas de s’apprendre, le même toujours, qui nous revient de loin. À cette passion du « rejoignez-moi », les philosophes avaient déjà répondu il y a bien longtemps : « Joins-toi à toi-même. »

Éric Smilévitch : Introduction aux Commentaires du Traité des Pères, traduits et annotés par Éric Smilévitch. Verdier, 1990.

Le soleil lève et le soleil couche, et ahanne pour aller au lieu même où il est levé. Il s’en va contre le midi et retourne contre la bise ; le vent s’en va tout alentour et retourne le même vent à son tour. Toutes rivières vont en la mer, et si n’est pas la mer pleine ; au même lieu que vont les rivières, elles y revont derechef. Toutes choses sont si difficiles qu’homme ne les saurait déchiffrer. L’œil n’est jamais soûl de voir, ni l’oreille pleine d’ouïr. Ce qui a été, sera, et ce qui a été fait, sera fait, et n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il y a telle chose qu’on montre comme nouvelle, laquelle toutefois a déjà été au temps passé, qui a été devant nous. Il n’est mémoire des passés ; et, même de ceux qui sont à venir, il n’en sera mémoire vers ceux qui seront après.

L’Ecclésiaste, c’est-à-dire le Prêcheur (1:5-11), in « La Bible nouvellement translatée par Sébastien Castellion » (1555). Bayard, 2005.

17 décembre 2005

Les nouveaux maîtres du monde

Classé dans : Politique, Publicité, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 22:09

C’est Google qui semble avoir raflé le gros lot sous le nez de Microsoft – 5% des actions d’AOL pour la coquette somme d’un milliard de dollars. Mais le prix que les fans de Google payeront, eux, sans le savoir, sera bien plus élevé : un meilleur placement des contenus d’AOL dans les réponses que ce moteur fournit aux affamés du Web, qui se rajoute à la place prééminente qu’il accorde à la publicité (pour le moment, encore distincte, elle, des réponses).

Et pourtant, comme l’avaient analysé deux spécialistes déjà en 1998 :

« Le modèle actuel des moteurs de recherche à vocation commerciale est basé sur la publicité. Le business model de celle-ci ne correspond pas toujours aux critères de choix de contenus de qualité pour l’utilisateur (…). Pour ces raisons et comme le montre l’histoire des médias, il nous semble que les moteurs de recherche financés par de la publicité seront biaisés, de façon inhérente. Il est donc crucial d’assurer l’existence d’un moteur de recherche transparent et situé dans le secteur universitaire. » (Reporté par Nick Carr dans son excellent blog.)

Il s’agit de Sergey Brin et de Larry Page, les co-fondateurs de Google. Comme quoi, leurs principes n’ont pas résisté longtemps à l’appât du lucre. Disons-le clairement et une fois pour toutes : Google est biaisé. J’avais d’ailleurs écrit en février 2005, à la suite de leur annonce de création de ce qui serait la bibliothèque numérique mondiale :

« L’omniprésence de Google impose sa vision. La somme des connaissances est telle qu’elle nécessite des partis pris, explicités ou non : c’est vrai dans le virtuel comme dans le réel, pour les moteurs de recherche comme pour les journaux ou les bibliothèques. Mais les partis pris des moteurs de recherche, dans la sélection et dans la présentation de leurs sources, incluent, à grande échelle, des considérations commerciales (notamment pour ceux qui sont cotés en bourse) et technologiques (sélection des sources, critères de recherche, algorithmes, mesures de pertinence…), qui priment sur le devoir d’information du public ou celui de préservation, de diffusion et de valorisation du patrimoine humain (culturel, scientifique). Un des critères les plus pernicieux de sélection des sources en est leur popularité ; ce hit parade n’est pas un critère de qualité mais il devient le principal critère de pertinence dans le monde massifié de la mondialisation numérique, où le maître-mot de son darwinisme est la statistique et le chiffre d’affaire. »

Leur stratégie de mainmise sur « toute l’information au monde » a été explicitée – il s’agit bien de contrôle : la façon dont on y accède, d’une part, mais aussi l’utilisation de leur contenu personnel et privé (l’analyse des courriels, par exemple). Ce qui n’est pas sans soulever périodiquement des tollés de la part d’organismes, voire de pays– que ce soit sur la violation du respect de la propriété intellectuelle (les photos dans Google News, les livres sous copyright dans Google Print), ou de la sécurité nationale (les photos dans Google Earth). Et pourtant, le particulier (le consommateur de Google) ne semble pas s’en émouvoir, lui, tandis qu’il est concerné au premier chef par ce monopole croissant et inquisiteur, qui, soit dit en passant, le dérange bien moins que ceux, passés ou présents, d’IBM, de Microsoft ou de Coca Cola.1

Est-ce parce que l’information, de nature immatérielle, fait moins peur ? Est-ce que la mémoire est si courte, pour oublier ce à quoi ont servi des « fichiers » infâmes en des temps loin d’être encore révolus ? En tout cas, c’est l’une des raisons pour lesquelles la mise en œuvre de sources d’information et de savoir alternatives2 et indépendantes pour leur fonctionnement des lois du marché est essentielle. Un tel contre-pouvoir a besoin, pour faire levier, d’un soutien conséquent et durable, de ceux que peut fournir la puissance publique dans le cadre de ses missions citoyennes. Si cette mise en œuvre requiert des moyens importants, ceux-ci ne pourront que bénéficier à la recherche et au développement, et donc aux industries, qui s’y seront impliquées. Cette démarche ne profitera pas uniquement au citoyen en lui accordant la liberté de choisir ses sources et de s’informer honnêtement, mais aussi à la construction collective de la culture et du savoir, ainsi qu’à l’économie des pays qui s’y seront attelés.


1 Bien au contraire, il voudrait encore étendre son emprise, lorsqu’il conseille de leur remettre les fonds que les bibliothèques nationales européennes souhaitent numériser. Qui ne seront accessibles – recherche comme contenus – que via le moteur de Google, et qui ne pourront être indexés par nul autre moteur de recherche.

2 Il ne s’agit pas « lutter contre » Google, mais de proposer des alternatives valables et viables.

15 décembre 2005

Mariage de la Carpe et du Lapin, ou fable du Loup et du Renard ?

Classé dans : Sciences, techniques — Miklos @ 12:07

Un autre odd couple est celui que for­ment Microsoft et Yahoo au sein de la Open Content Alliance dont l’ob­jec­tif est la créa­tion d’ar­chi­ves numé­riques tex­tuelles multi­lingues et multi­média péren­nes. Quelques chif­fres à propos du triangle Google – Microsoft – Yahoo : selon une étude de l’institut Emarketer réa­lisée en août 2005 et rapportée par NetEco, c’est Yahoo qui atti­re le plus de visi­teurs (101,3 millions), suivi par Microsoft (92,1 millions) puis par Google (80,4 millions) et enfin par AOL (75,7 millions) ; ce pal­marès varie selon les pays : toujours d’après Emarketer, c’est Microsoft qui est en tête des visi­tes au Royaume-Uni et en France, suivi par Google.Google avait annoncé la numérisation de quinze millions d’ouvrages appartenant à plusieurs grandes bibliothèques, Microsoft a dit qu’il allait le faire pour vingt-cinq millions de pages de contenus de la British Library.

Google recrute des chercheurs, Microsoft ouvre un centre de recherche commun avec l’Inria.

AOL serait-il à vendre ? Il semblerait, en tout cas, que Microsoft soit en passe d’y prendre du contrôle, sous le nez de Google.

Oh surprise ! Google et Microsoft participent à l’établissement d’un laboratoire de recherche au sein de l’Université de Californie à Berkeley, le RAD (Reliable Adaptive Distributed systems Laboratory, ou laboratoire des systèmes adaptatifs fiables répartis), qui ouvre aujourd’hui ses portes.

Bibliothèques numériques

Classé dans : Livre, Politique, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 1:00

Fondation nationale des sciences politiques
224 boulevard St Germain, 75007 Paris
Vendredi 16 décembre à 17h
 
Séminaire Temps, médias, société
Table ronde sur le thème des bibliothèques numériques

 
Avec la participation de :
Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France
Michel Fingerhut, directeur de la Médiathèque de l’Ircam – Centre Pompidou
 
Entrée libre dans la mesure des places disponibles

13 décembre 2005

When children die, mothers cry

Classé dans : Littérature — Miklos @ 1:59

En route le taxi s’est trouvé arrêté sur le Grand Concourse et on s’est arrêté près d’un tramway et j’ai regardé il y avait une jeune fille assise près de la fenêtre et elle avait un de ces petits journaux ouvert entre les mains alors je me suis mise à crier parce que sur la première page il y avait en grosses lettres MORT et il y avait une photo de Danny sur la chaise électrique. Je me suis mise à crier à crier et le chauffeur a eu peur et a dit qu’est-ce que c’est Madame j’ai dit rien continuez aussi vite que vous pouvez il a continué et quand on est arrivés devant la maison de Jenny alors je n’ai plus pu et je suis tombée.

Helen Grace Carlyle :
Chair de ma chair,
trad. de l’anglais par Magdeleine Paz.
Le Quadrige d’Apollon, 1947.

Aussi brève et universelle que « Aujourd’hui maman est morte », cette phrase cingle dans sa finalité tragique comme le couperet de la guillotine, dont l’écho retentit tel un glas interminable. Mais elle dénote aussi un bouleversement de l’ordre cosmique, celui de la mort d’un enfant avant ses parents. Mothers cry est le titre, intraduisible par sa conci­sion et ses multiples conso­nances (cry veut dire tout à la fois sup­plier, pleurer, crier), d’un roman de Helen Grace Carlisle pu­blié en 1930 (et tra­duit dès 1931 sous le titre de Chair de ma chair). C’est la parole simple, sans fiori­ture ni recul, sans presque de ponc­tua­tion, d’une mère de famille qui relate les évé­ne­ments de sa vie passée à élever ses quatre enfants, tel un bœuf marchant dans le sillon tracé devant lui, vie qui aboutira à l’exécution capitale de l’un de ses fils qui a mal tourné sous son regard impuissant. Cette voix toute retenue, celle d’une femme du peuple, de celles que personne n’écoute, couvre un long lamento dont l’issue funèbre semble inéluctable. En exergue de la version originale, une comptine donne le don, par sa simplicité enfantine et glaçante :

One two three four five six seven
All good children go to heaven
When they die
Mothers cry–
One two three four five six seven.

Mon seul souci c’est de mourir à l’abri du regard de mes parents.

Hervé Guibert

C’est la voix d’un fils qui sait qu’il va mourir que l’on a entendue aujourd’hui dans la soirée consacrée aux textes d’Hervé Guibert dits par Patrice Chéreau et Philippe Calvario à l’Opéra-Comique. Dans le long extrait de son journal écrit à l’hôpital qui a ouvert cette lecture, il relate en un style faussement détaché et clinique la déchéance de son corps, sa perte de liberté et de contrôle, sa transformation en chose aux mains d’un personnel médical parfois indifférent ou dégoûté, les traitements qui torturent son corps meurtri dans une « souffrance sacrée » qui établit une sorte de complicité entre le médecin qui le fait souffrir et lui. Sous ce regard froid et parfois traversé d’un humour glacial, on devine, ici aussi, ce cri qu’il retient, informe « comme le meuglement d’une vache » qu’il entend sourdre des chambres voisines de la sienne. Il ne lui reste que l’écriture, car il écrit « pour ne pas arriver à la peur de la mort ». Ces livres qui, « tant qu’ils resteront en chantier, ce sera un prétexte pour ne pas [s]e tuer », qu’il publie avec l’espoir d’avoir un jour l’œil d’un lecteur qui redonnera la vie à ce texte, lui qui est en train de perdre la vue. En décrivant la maladie comme une conjuration décortiquée, cernée, circonscrite, essaie-t-il d’en ralentir l’emprise sur son esprit ?

Ce spectacle, créé en décembre 2004 à la Comédie de Reims, est intitulé Le Mausolée des amants, titre du journal d’Hervé Guibert, publié chez Gallimard. Il était donné ce soir dans le cadre des manifestations à l’occasion du cin­quan­tième anni­ver­saire de la nais­sance de l’auteur, décédé en 1991. Les fonds récoltés lors de cette soirée seront inté­gra­lement reversés à l’asso­ciation « Ensemble contre le sida » dans le cadre du Sidaction.

Le texte suivant (extrait de Mon valet et moi), une fiction, est une narration à deux voix de la relation entre un vieillard et son jeune valet au fil des années, durant lesquelles le maître s’affaiblit, devenant « une vieille console chinoise un peu poussiéreuse », tandis que le valet prend le dessus1, traite son employeur comme un enfant qu’il voudrait éduquer (ne pas regarder les variétés à la télévision, par exemple ; ne pas faire pipi au lit), puis réagit avec violence, comme un fils frustré et impuissant devant l’insoutenable déchéance de son parent qu’il se voit contraint à assister dans ses fonctions les plus intimes. La mise en rapport de ces deux situations – le corps décharné du vieillard de la fiction et celui du jeune auteur dans la réalité – était frappante, et la transitiontout à la fois subite et imperceptible de l’un à l’autre extrêmement habile ; le ton plus ironique de ce second texte (sous-titré « roman cocasse ») a servi de comic relief, permettant de respirer quelque peu, malgré la situation tragique qu’il décrit.

Si Patrice Chéreau paraît gauche en entrant en scène, comme gêné, parfois torturé, son jeu est celui d’un maître : voix, intonation, pauses, silences… on en oublie sa corporalité pour ne voir que celle, christique, qu’il évoque, sans pathos, avec une intensité retenue, un humour discret exprimé parfois d’un regard, d’un geste, d’une hésitation. Philippe Calvario a offert une lecture correcte du texte, sans plus.


1 On ne peut s’empêcher de penser à The Servant, le remarquable film de Joseph Losey sur un scénario de Harold Pinter (d’après la nouvelle éponyme de Robin Maugham) avec Dirk Borgarde, splendide dans le rôle du valet prenant de l’ascendant sur son maître (joué par James Fox) qui sombre dans l’alcoolisme et dans la dépendance, dans une sorte de relation dominant-dominé perverse.

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