Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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28 février 2006

Avant, pendant et après le livre

Classé dans : Langue, Littérature, Société — Miklos @ 23:58

Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en ont acquis la connaissance ; en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de s’en ressouvenir ; en conséquence, ce n’est pas pour la mémoire, mais pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’en est l’illusion, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents ; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d’être savants, c’est savants d’illusions qu’ils sont devenus.

Platon : Phèdre ou de la Beauté

L’écrit l’emportant, et les livres facilitant quelque peu les choses, le grand art mnémonique est tombé dans l’oubli. L’éducation moderne ressemble de plus en plus à une amnésie institutionnalisée. Elle laisse vide l’esprit de l’enfant de tout poids de la référence vécue. Elle substitue au savoir par cœur, qui est aussi un savoir du cœur, ce kaleïdoscope transitoire de savoirs toujours éphémères. Elle rétrécit le temps à l’instant, et instille, jusque dans les rèves, ce magma d’homogénéité et de paresse.

George Steiner : Le Silence des livres

À lire le récent essai de George Steiner, Le Silence des livres (Arléa, 2006) pré­cé­demment intitulé La Haine du livre, on ne peut qu’admirer son apologie passionnée et quelque peu nostal­gique de la mémoire dans sa descrip­tion savante de ces temps révolus où le savoir – tant litté­raire que philo­sophique, mais aussi reli­gieux et juri­dique – était transmis oralement, par cœur. Preuve d’amour s’il en est envers ce patri­moine vivant, car cela « suppose de prendre posses­sion de quelque chose, d’être possédé par le contenu du savoir en question. Cela signifie que l’on autorise le mythe, la prière, le poème à venir se greffer et à fleurir à l’intérieur de nous-même, enri­chissant et modi­fiant notre propre paysage intérieur ». Steiner ne manque de mentionner la critique de Platon à l’égard de l’écrit, prothèse dévita­lisante de la mémoire que le philo­sophe assimile à l’infor­mation plutôt qu’à la connais­sance, cette dernière ne pouvant être trans­mise qu’au cours de l’acte d’ensei­gnement : et pourtant, rajoute Steiner, « n’était-il pas lui-même un écrivain hors pair et l’auteur d’une œuvre volumineuse ? »

Steiner, maître de lecture à la mémoire litté­raire si vaste, ne se sent-il pas imbu de l’esprit qu’il attri­bue à Platon lorsqu’il accuse le livre d’être la cause du désa­mour de la connais­sance, de porter en soi le germe de l’illet­trisme, et fina­le­ment de déshu­maniser celui qui l’aime trop ? Plus encore, ce petit livre n’est-il pas après tout un question­nement personnel ? En tout cas, ses dernières pages le font expli­ci­tement, lorsqu’il se demande si « le culte et la pratique des huma­nités, la fré­quen­tation du livre à haute dose [ne] sont[ils pas] des facteurs de déshu­ma­nisation. Ils peuvent rendre plus difficile notre réponse active à une réalité poli­tique et sociale prégnante ». Excellente question : j’avais été frappé lorsque j’ai vu Steiner pour la première fois à la télé­vision – moi qui ne le con­naissais jusqu’ici que par ses écrits pour lesquels j’avais une admi­ration sans réserve ; c’était un entretien qu’il avait accordé lors de la guerre du Golfe, évé­nement qui ne pouvait nous concerner et nous inquiéter tous, et il n’en a rien dit, ou presque. Il semblait vraiment ailleurs, dans ce monde de l’esprit qui, sur le papier, était vraiment enchanteur, surtout à travers la lec­ture qu’il en fait et ses analyses magis­trales. Or devant la vie, la vraie, il était démuni, étranger : il paraissait ne la connaître que par l’inter­mé­diaire du livre. C’est peut-être la raison pour laquelle j’avais trouvé ses quelques récits de fiction mal ficelés : la réalité qu’il y inventait était mal construite et peu plausible, les dialogues empruntés.

Sa des­cription de la tran­sition de la parole à l’écrit omet curieu­sement celle du « peuple du Livre » – celle qui s’est faite dans l’acte fondateur de l’incar­nation de la parole divine (et non pas du corps divin, c’est là la différence fonda­mentale entre judaïsme et chris­tianisme) – et, s’il mentionne les Grecs, il s’attache surtout à analyser l’impor­tance de la rédaction des Évangiles. Autre curiosité : il souligne le contraste entre l’entreprise infinie de l’écriture comme réfu­tation de ce qui lui précède, du texte sur (ou contre) le texte, du commen­taire sur le commen­taire, qu’il affirme être le propre du Talmud et « que l’on retrouve perpé­tuée dans l’idée freudienne de l’“analyse sans fin” » d’une part, et « la métaphore plato­ni­cienne de l’échange oral qui permet, mieux, autorise la remise en cause immé­diate, la contre-déclaration et la correc­tion. » Or qui connaît quelque peu le Talmud sait qu’il s’est justement construit dans l’oralité (tandis que la psycha­nalyse fait le parcours inverse, une sorte de décon­struction par la parole), dans le débat et dans la contra­diction, et que ce n’est que plus tard qu’il a été fixé par écrit, comme numé­risé, avec la trace de toutes ses couches consti­tutives.

Cette élégie du lettré pris entre la mutation du livre – qui lui semble se dissou­dre entre le désin­térêt et le numé­rique – et l’emprise aveu­glante que cet objet peut encore exercer, pose la question essen­tielle de la connais­sance. La connaissance de qui et de quoi ? Comment l’acquiert-on et comment se transmet-elle ? Le livre l’incarne-t-elle ? Ou peut-on s’en passer ? Et si oui, l’illet­trisme est–il vraiment une tare ?

Ce qui nous amène à un autre débat, soulevé par une question récemment posée par Olivier Le Deuff : « Faut-il traduire “information literacy” ? » Je suis pour la traduction lorsqu’elle est possible – et elle l’est plus souvent qu’on ne le pense. Je ne vois pas la nécessité absolue d’adopter une termi­nologie étrangère lorsqu’on parle (ou écrit) en français à l’intention de franco­phones, même si l’anglais est la lingua franca actuelle. Des pays bien plus poly­glottes que la France (tels l’Islande) ne le font pas, ce qui ne les empêche pas de bien s’exprimer dans d’autres langues.

Si la peur du Tradutore traditore (le traducteur traître) nous obnubilait tant, nous n’aurions pas les traduc­tions de Poe par Baudelaire, par exemple – et ne pourrions lire ce qui s’est écrit dans les langues du monde, de l’albanais au zande. Il y a d’ailleurs des ouvrages qui sont traduits en français mais pas en anglais (et inversement), et nous ne sommes malheu­reusement pas tous des Claude Hagège. Cette peur de la traduction est aussi celle de la trans­cription musicale – mais sans elle, Haydn n’aurait pas transcrit ses propres Sept Dernières Paroles ni Liszt la Neuvième symphonie de Beethoven pour le piano…

Pourquoi tenter de traduire ? Plusieurs raisons à cela. Un exemple à méditer est celui de Sébastien Castellion qui, en 1555, a traduit la Bible en français en s’abstenant d’utiliser tout mot latin ou grec, afin que le public non lettré comprenne, même s’il lui fallait pour ce faire inventer un mot : on pourrait plus facilement en deviner le sens de par sa proximité à d’autres mots connus, que celui de son équivalent grec ou latin (c’est ce que j’avais d’ailleurs fait en utilisant, pour la première fois me semble-t-il, le terme « numérithèque »). La traduction nous fait aussi confronter parfois des univers radi­ca­lement différents et des langues qui ont chacune leur génie – telles celles où il y a des dizaines de mots décri­vant les variantes de la neige, qu’en fait-on ? on fait au mieux – et cette tentative de compré­hension du sens profond et de sa trans­mission est aussi un acte d’ensei­gnement : les grands traducteurs sont des maîtres tant pour le respect de l’œuvre qu’ils passent que pour leur capacité à la faire comprendre à leurs lecteurs. Car finalement, le plus important n’est-il pas de comprendre ? C’est pourquoi il me paraît tout aussi utile de sous-titrer les films pour préserver la musique de la langue et l’authenticité de la voix des acteurs (comme on le voit à l’extrême dans les animations de La Linea, où tout n’est que dans l’intonation et les gestes, la langue ne voulant rien dire), deux facteurs aussi essentiels à la compréhension que le texte lui-même, que de les doubler pour ceux qui ne savent pas lire. Le cinéma (ou l’opéra) ne devrait pas être réservé qu’aux lettrés…

Enfin, une raison plus prosaïque pour traduire me semble aussi à l’œuvre : la grammaire. Quel serait le genre de “literacy”, quel serait son pluriel ? On voit d’ailleurs la différence de genre accordée au mot anglais “job” lors de son entrée en français, devenu masculin à Paris et féminin à Montréal.

Alors “literacy” ? Inventons un mot dérivé de son opposé, « illettrisme » : investissons « lettrisme » (mot inventé en 1947 pour dénoter une école littéraire d’avant-garde) du sens de « le fait d’être lettré » (ce dernier mot voulait d’ailleurs dire à l’origine « sachant lire »). De toute façon, on détourne parfois des mots de leur vieux sens pour leur en donner de nouveaux (tel « ordi­nateur », qui ne dénotait pas en 1491 un quel­conque PC) ? Les Québecois n’ont pas encore fait ce choix (eux qui pourtant n’ont pas froid aux yeux pour innover) : ils traduisent “literacy skills” par « capacités de lecture et d’écriture » (que c’est lourd…) et “literacy degree” par « taux d’alphabétisation » (que c’est long…). Au moins, « lettrisme » permet de faire plus léger et de garder cette proxi­mité de sens entre « savoir lire et écrire » et « être cultivé » que suggère “literacy”. Mais cela ne vaudra que tant qu’il y aura encore des livres et des gens pour les lire. Après il faudra trouver un autre mot… Entre temps, néologisme pour néologisme, adoptons la démarche de Castellion.

Mort et transfiguration

Classé dans : Cinéma, vidéo — Miklos @ 1:13

« Et si sera la clarté de la lune comme la clarté du soleil, et celle du soleil sera sept fois aussi claire qu’elle est » (Isaïe 30:26)


Hokusaï (1760-1849) : La grue

Il aura fallu une lumière sept fois plus éblouissante que celle du soleil pour éclipser celui du Japon. Le film Soleil du réalisateur russe Alexandr Sokourov qui vient d’être projeté à la Cinémathèque est une élégie poignante et toute retenue sur la chute du Pays du soleil levant après Hiroshima aux mains des Américains, tel que le vit celui qui le symbolise aux yeux de son peuple et du monde, l’Empereur.

Au cours du film, ce dieu vivant se fera homme pour sauver son peuple ; c’est lui qui décide d’éteindre ce soleil qui aura aveuglé son pays et qu’il incarne, et il le marque inconsciemment en mouchant une à une toutes les bougies des chandeliers de la pièce où il vient de signifier son acceptation au général McArthur. Émergeant des entrailles de la terre – les tréfonds du bunker où il était réfugié pour protéger son auguste personne – il renaîtra tel un enfant, à peine capable d’ouvrir une porte par lui-même ou d’enlever l’épingle qui maintient le chapeau de l’Impératrice en place, tentant avec timidité un geste d’affection malhabile à son égard – pour disparaître en courant avec elle, main dans la main, pour rejoindre leurs enfants.

Si son personnel est saisi d’effroi par la perte de son aura divine, le film ne manque pas d’en présenter une image hagiographique, celle d’un pacifiste opposé au nationalisme de son peuple et de son armée, passionné des sciences naturelles et poète. Le haïku qu’il récitera à la fin du film – sur la neige qui tombe tristement telle les pétales d’un cerisier – est un des seuls moments qui expriment discrètement la tragédie qui se dessine sous nos yeux et qui est d’une rare intensité. Mais tel Shakespeare qui maîtrisait l’art du comic relief, ces instants où soudain le rire libérateur fuse dans la salle, permettant de reprendre sa respiration – Sokourov invoque Charlot à deux reprises, acteur qui, parmi d’autres, semble fasciner l’Empereur que l’on voit feuilleter un album contenant leurs photos. Ainsi, après avoir éteint les bougies, seul dans la pièce de l’Ambassade américaine, il s’essaie à quelques pas de danse (curieusement, sur la musique d’une des Suites pour violoncelle seul de Bach), comme le fait Charlot dans Le Grand dictateur, mais la situation est inversée : il est vaincu et soulagé de l’être. Plus tard, il sortira de son modeste palais habillé en costume de ville pour une séance devant les paparazzi américains, et prendra des poses fort amusantes parmi les rosiers de son jardin, saluant la foule imaginaire – c’est à son peuple qu’il pense alors – ou humant une rose d’un air émerveillé.

La scène centrale – sa rencontre avec McArthur – est étonnante de bout en bout, depuis son départ du palais aux mains des Américains, tandis qu’une grue cendrée semble pleurer dans son jardin ; puis sa longue progression, de plus en plus seul, jusqu’au salon de l’Ambassade où l’accueille le vainqueur avec une attitude mêlant désinvolture, curiosité et respect, et enfin son départ, là où il doit, pour la première fois de sa vie d’homme, ouvrir une porte. La rencontre elle-même est curieuse : McArthur lui fera face, puis se lèvera, quittera même la pièce pour l’observer sans être vu (c’est alors que l’Empereur, se croyant seul, danse et éteint les chandelles), revient pour s’asseoir derrière lui pour l’interroger tel un psychanalyste, et finira assis à ses côtés sur le sofa, tandis que Hiro Hito s’essaie à fumer son premier Havane.

On ne peut s’empêcher de penser que le Christ n’est pas loin : l’adoration des hommes à son égard, Dieu se faisant homme pour sauver les hommes, son saisissement par les vainqueurs et sa longue marche douloureuse vers le vainqueur, les railleries des Américains dans le jardin (pourtant sans oliviers), évidemment ; mais aussi dans une scène dont le cocasse ne masque pas le fond mystique : les Américains ayant envoyé comme cadeau à l’Empereur quelques cartons de barres de chocolat Hershey (une humiliation de plus), celui-ci les distribue à son personnel qui n’ose d’abord les accepter, puis les prend avec révérence telles des hosties…

La photographie est tout simplement splendide, parfois complexe, parfois aussi simple qu’une estampe japonaise. Le jeu des acteurs japonais – l’Empereur mais aussi sa suite – est une petite merveille de minimalisme frappant où le moindre geste ou regard porte une intensité extrême, de la dévotion à l’effroi, du doute à la compassion. Ce film sort mercredi en salle (mais n’est pas encore annoncé). Il faut le voir.

24 février 2006

C’est pour après-demain matin

Classé dans : Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 19:32

Si l’avènement du papier électronique est, comme l’affirmait récemment Livres Hebdo, pour demain matin, amenant probablement dans sa foulée l’apparition d’un « vrai » livre électronique (cf. mon récent article), une autre invention est susceptible de s’y combiner et de produire un « vrai » livre interactif. Par « vrai » je veux dire un objet qui ressemble en tout au livre tel que nous le connaissons maintenant : un recueil relié de feuilles réfractives et souples.

Anoto, l’invention en question, consiste en un stylo-bille équipé d’un dispositif qui transmet à un ordinateur tout ce qui tracé par son intermédiaire sur le papier et son emplacement sur la page, ainsi que la pression exercée à chaque moment. Le papier n’a rien de particulier, si ce n’est qu’un réseau très dense (0,3mm d’espacement) de points presque invisibles à l’œil y est pré-imprimé, et qui sert au stylo à déterminer sa position sur la page. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans cette invention, c’est la façon dont les points sont disposés par rapport à une grille (imaginaire) : elle permet au stylo de fournir des informations de disposition uniques non seulement sur la page en question, mais sur toutes les pages possibles et imaginables sur une surface de 60 millions de km2… En d’autres termes, c’est comme si chaque point était une sorte de code barre unique. Un imprimeur peut ainsi produire des cahiers vierges identiques d’apparence mais tous différents dans les codes affectés aux points – non seulement d’une page à l’autre, mais d’un cahier à l’autre. Ces pages peuvent contenir des zones pré-imprimées – par exemple, des cases pour y saisir des informations particulières ou pour effectuer un clic et envoyer l’information écrite dans un formulaire réalisé sur un tel papier vers un ordinateur hôte, tout en gardant le manuscrit original.

On peut ainsi imaginer un papier futur qui combinerait la technique d’affichage électronique avec celle de l’écriture électronique : le stylo n’écrirait pas avec de l’encre « physique » (comme le fait le stylo d’Anoto), mais ne ferait qu’envoyer l’information sur l’écriture à l’ordinateur hôte (qui pourrait en fait être dans le livre lui-même), qui se chargerait d’afficher sur la page le tracé effectué. Ainsi, on pourrait annoter ses propres livres électroniques. Mais il serait aussi possible d’obtenir d’autres fonctions interactives : imaginez un texte qui comprend un lien hypertextuel – il suffirait de cliquer dessus avec ce stylo pour que la page soit remplacée par celle indiquée par le lien. Ou, comme on le voit déjà dans bien de textes en ligne, on pourrait cliquer sur un mot pour voir sa définition, extraite d’un dictionnaire en ligne, s’afficher temporairement… On peut décliner à l’infini les potentialités techniques d’un tel dispositif et à peine imaginer ses implications sur l’écriture.

Tout ceci existe déjà ? Oui, mais pas sur du papier – ou du moins pas sur un matériau qui a l’aspect du papier et ses propriétés optiques, ni qui bénéficie de son regroupement sous forme de journal, de magazine, de brochure ou de livre. C’est là tout le potentiel que l’on pressent pour ce type d’invention. Il n’y a plus qu’à l’attendre…

23 février 2006

Harvard perd la tête

Classé dans : Politique, Société — Miklos @ 9:31

Lawrence Summers, ex ministre des finances américain et président de Harvard, vient de démissionner, après cinq houleuses années à la tête de cette prestigieuse université, l’une des plus riches organisations du monde. Son départ ne manque de rappeler celui de Jeffrey S. Lehman, il y a moins d’un an, de la présidence de Cornell, une des sept autres grandes universités américaines connues sous le nom de Ivy League (et parmi lesquelles se trouve Princeton, aussi célèbre pour y avoir accueilli Albert Einstein que les deux étudiants fictifs du non moins fictif Da Vinci Code).

Connu pour son franc parler et sa détermination, Summers était arrivé à Harvard pour en secouer la vénérable poussière ; mais les valeurs plutôt conservatrices auxquels il tenait dur comme fer ne correspondaient pas à celles du corps professoral, plutôt majoritairement libéral (au sens américain du terme : ancré à gauche). Ses prises de position vigoureuses sur des sujets trop délicats (surtout dans une Amérique assez bien pensante à droite comme à gauche) ont souvent dépassé le débat légitime pour ne créer finalement que des conflits stériles : ses accusations de populisme à l’encontre de Cornel West, professeur au programme d’études afro-américaines à Harvard, ses déclarations sur la supériorité des sciences « dures » sur les « molles » (il aurait affirmé que les économistes sont plus intelligents que les sociologues), sur les différences innées entre hommes et femmes comme raison de la moindre réussite de ces dernières dans les sciences (qui fait elle-même écho à des débats houleux sur les racines génétiques ou non de l’homosexualité)…

Il y aurait probablement survécu, si une sordide affaire n’était pas venu donner des armes aux mains de ses adversaires au sein du corps professoral : le soutien indéfectible de Summers à son collègue et ami l’économiste Andrei Shleifer, condamné avec Harvard en 2004 pour fraudes fiscales au cours de la privatisation de l’économie russe dans les années 90. Un tout récent article de fond de la revue en ligne Institutional Investor jette la lumière sur ces événements et sur les liens de famille et d’amitié qui ont amené Summers à protéger Shleifer des conséquences de cette affaire, au-delà de sa nomination au poste de président de Harvard en 2001.

Quant au départ de Lehman de Cornell après à peine deux ans à la tête de cette belle institution, il s’est effectué bien plus discrètement et pour des raisons apparemment à l’opposé de celles qui ont secoué Harvard. Aimé de tous, Lehman souhaitait ouvrir Cornell sur le monde et sa diversité culturelle – est-ce ce qui a fait peur au conseil d’administration de l’université1 ? Difficile de savoir : les protagonistes sont restés discrets sur le différend qui les a opposés et causé ce départ.

Le temps des leaders est-il en train de passer, et se dirigerait-on vers une gouvernance de groupes, de corporations – comme l’indiqueraient par exemple les « rébellions » de parlements à l’encontre de gouvernements issus de leur propre majorité ?

À lire :
Stephen Metcalf: Harvard Inc. A new book on Lawrence Summers and the crisis of meritocracy.


1 Il est tout de même curieux que, quelques instants après avoir écrit ce texte, je trouve dans ma boîte à lettres (papier) le bulletin de vote pour le renouvellement de ce conseil d’administration, qui m’a été envoyé en ma qualité d’ancien élève. Coïncidence, quand tu nous tiens…

22 février 2006

Beauty is in the eye of the beholder

Classé dans : Arts et beaux-arts — Miklos @ 2:55

Ida Lowry (Katherine Helmond)
dans Brazil

Dans sa quête souvent insensée de l’idéal, l’homme cherche à corriger les effets d’accidents mineurs ou graves ou des défauts imaginés ou réels de la nature qui affectent sa personne, afin de mieux correspondre aux critères (pour certains relatifs et subjectifs) de beauté. Il en va de sa perception de l’image qu’il croit projeter – et qui n’est pas toujours celle qui est réellement perçue par autrui : d’aucuns se pensent bien plus beaux qu’ils ne le sont aux yeux des autres, tandis que certains souffrent du sentiment de ne pas l’être quand bien même ils dégagent un charme certain. À côté de réels miracles de la chirurgie esthétique réparatrice, on a vu les ravages qu’elle peut opérer sur ceux qui en abusent jusqu’à se transformer en poupées Barbie pathétiques et inhumaines auxquels semble réservé le sort d’Ida Lowry dans le film Brazil (quel chef-d’œuvre !).


L’Homme de Néandertal

Si chez le vivant il n’y a pas que la plastique qui compte – la dynamique d’un regard, d’une expression, d’un geste peut illuminer un visage ingrat – le domaine de la sculpture forensique n’est concerné que par la forme : il vise à réaliser une reconstruction tri­di­men­sionnelle aussi réaliste que possible d’un visage d’une personne morte, parfois depuis longtemps, à partir d’élé­ments pure­ment physiques et d’infor­mations de tous ordres (géné­tiques, histo­riques, cultu­relles, artis­tiques…). La fascinante émission À visage découvert diffusée récemment par Arte montrait le travail étrange d’Élisabeth Daynès, artiste experte de la recons­truction faciale en sculptures hyper­réalistes. Ses travaux, entre sciences et art, sont commandés aussi bien par les paléon­tologues, archéo­logues, anthro­pologues ou bio­lo­gistes que par les grands musées aux quatre coins du monde. Elle a en particulier travaillé sur les crânes de nos ancêtres – de l’homme de Néandertal à Lucy en passant par Ötzi – et aidé des experts en médecine légale. Lors de ce reportage, on l’a vu donner graduellement forme à la tête d’une Ostrogothe âgée de 1500 ans à partir du reste d’un crâne, en expliquant ses choix. Ce domaine, finalement, produit le même type de représentation que l’on peut trouver au Musée Grévin à Paris ou chez Madame Tussaud à Londres (née Marie Grosholz à Strasbourg en 1761) : une reproduction hyperréaliste grandeur nature d’un être humain, connu ou inconnu.

Tout autre est l’œuvre extraordinaire de Ron Mueck, qui vient d’être exposée à la Fondation Cartier à Paris. Cet artiste australien crée des statues d’êtres humains banals, absolument saisissantes autant par le réalisme extrême dans le plus infime des détails – cils, poils, taches de la peau, rides… – que par la taille hors du commun de ses sculptures : soit très petites, soit très grandes. Cette combinaison donne le sentiment irréel de se trouver pris dans un autre espace-temps : ces êtres paraissent si vivants, et pourtant ils sont immobiles, comme si le temps s’était arrêté ; ils sont si réels et si petits ou si grands, que c’est nous, le public, qui avons le sentiment d’être des ogres ou des nains, foule tournant silencieusement autour de ces être plus vivants que nous. À les voir ainsi d’un coup d’œil pour ceux qui ne font que quelques dizaines de centimètres, ou à pouvoir en voir des détails magnifiés de ceux qui font plusieurs mètres, on semble saisir certains aspects de la condition humaine qu’on perçoit rarement in real life : du haut d’un gratte ciel ou le nez contre la peau. On en ressort avec un curieux sentiment de vertige et de mélancolie : ces personnages, jeunes et vieux, solitaires même lorsqu’ils sont en couple, ont un regard perdu, parfois las ou désabusé. La chair est triste, hélas…

À voir :
Ron Mueck à la Galerie James Cohan

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