Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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14 juillet 2006

France-Italie : la débâcle

Classé dans : Lieux — Miklos @ 23:44


Gravure populaire représentant (de droite à gauche) les généraux Berthier, Masséna, Augereau et Buonaparte « le vainqueur de toute l’Italie »

Il n’y a pas qu’au foot que l’Italie démontre sa supériorité sur la France. Si la France est la mère des arts, l’Italie en est la supermamma : ils ont eu Dante, Donatello et Dallapiccola ; Machiavel, Michel-Ange et Monteverdi ; Pétrarque, Pisanello et Pergolèse ; Virgile, Vinci et Verdi… Pourtant, la première campagne d’Italie avait auguré un revirement – sur le plan militaire, au moins –, une série de victoires qu’on aurait pu croire durable, mais que nenni.

Le café, par exemple. Celui que j’ai bu ce printemps en Sicile ou l’été dernier dans les Dolomites était d’une saveur telle qu’au retour j’ai trouvé celui que servaient les bistrots locaux insipide, même serré. Mathé­ma­ti­quement, on peut affirmer que le café italien est au français ce que le café français est à l’américain. C’est pourquoi je me fis une joie lorsque j’aperçus, en déambulant dans la rue Montmartre, un « café italien » au nom vaticanesque d’urbietorbi. J’y entrai et demandai un café serré. Le premier qu’on me servit était à peine tiède, on m’en refit un autre. Il n’était pas beaucoup plus chaud, et n’avait quasiment aucun goût. Ni italien, ni français. Plutôt américain, en fait. Et le prix ? 1,90€. Je n’en croyais pas mes oreilles, je suis allé consulter l’affiche : elle indiquait bien ce prix. Si j’aurais su, j’aurais pas venu. Le caffé ristretto si merveilleux que j’avais bu en Italien avaient coûté parfois 0,60€, parfois 0,70€ et rarement plus d’un euro.

Déçu, dépité et dégoûté, j’entre dans la rue Montorgueil, et j’y découvre un magasin de glaces italiennes se dénommant « Gelati d’Alberto ». Lorsque j’en avais vu un rue de la Verrerie (je ne savais pas que c’était une chaîne), j’étais allé voir le choix qu’ils proposaient. Pas de liquirizia et couleurs trop vives, je n’avais rien pris. Mais là, je me suis dit que j’allais me consoler du café lavasse (n’y voyez aucune allusion à Lavazza) ; las ! la file d’attente longue comme un jour sans pain (italien, il est aussi très bon) m’en a ôté l’envie. Je me suis dit alors qu’il valait mieux rester avec le souvenir émerveillé des glaces italiennes plutôt que de subir une autre désillusion.

Finalement, c’est bien ainsi. Chaque pays, chaque région, a des spécialités – qui ne sont pas que culinaires. Elles ne se laissent pas toutes déraciner sans s’altérer, et s’apprécient souvent au mieux dans le cadre qui les a vu se développer. Il est vrai que tout le monde ne peut pas se payer un voyage en Italie. Mais je n’irai pas à Disney World.

À lire ou à écouter :

• Relations de voyages en Italie dans Gallica
• Marie-Madeleine Martinet : Le Voyage d’Italie dans les littératures européennes, PUF, 1996.
• Goethe : Le Voyage en Italie, Bartillat, 2003.
• Peter Galassi : Corot en Italie, Gallimard, 1999.
• Michel Austin et Monir Tayeb : Berlioz en Italie
• « Bella Ciao », chansons du peuple en Italie », Harmonia Mundi, 2000.

10 juillet 2006

Libraries and noise

Classé dans : Livre, Société — Miklos @ 14:59

In a recent article, Suzanne Bohan raises the issue of noise in the new libraries and of its effect on concentration. Actually, the trend in the increase of noise (which, in thermodynamics and information systems is denoted by entropy) is also noticeable in the schoolroom: on top of the “natural” tendency of children and students – and of any crowd, actually – to rowdiness if left to their own devices, the use of laptops for note-taking (or for playing games, emailing or chatting) contributes a wealth of noises, from clicks to rings. Add to this cell phones, and the acoustical ambience has indeed become much noisier in these sheltered places than it used to be.

But there is another kind of noise which libraries and information systems in general have to face: informational noise. It measures the degree of irrelevance of results to a query. Library catalogues strive to zero-noise level, while search engines don’t care too much about noise, as long as there are results: the worst thing for them is silence (no relevant results, regardless of the number of irrelevant ones).

Noise has never been absent, neither from human culture nor from the universe for that matter (the so-called cosmic microwave background). It is an indication of disorder in a system, which may or may not be useful. Architect Mark Schatz, quoted by Suzanne Bohan, obviously thinks the best of it, equating it with openness and energy. Search engines attribute to it the quality of serendipity.

Yet this kind of environmental noise in a library defeats its main purpose, the appropriation of contents by the patrons. Yet the kind of serendipity generated by the proximity of books on a library shelf has nothing to do with that of the answers provided by search engines, as in the former case these books are topically related to their neighbors (as they are arranged by criteria other than purely lexicographic or syntactic, which is what most search engines do as of now).

With the growth in the quantity of physical and informational stimuli reaching us due to the unprecedented developments of communication media, devices and networks, the noise level inevitably increases. Our technical and perceptual filters aren’t adapted to deal with this amount, and this may cause a saturation effect: noise, from very loud music on earphones or in parties, is sometimes used as a means of isolation (from oneself, from the other as an individual). As a consequence, in order to be perceived in the fray, people speak louder in a crowd, and publicity is more pervasive than ever1, thereby retroactively increasing the noise level.

Noise may be useful, however. In certain conditions: when the disorder it denotes is transient, or when the transgression of the rules it signifies does not bring the system too far away from its existing stasis or its stated purposes. In music, dissonance has a function, that of denoting transitions and tensions; when they resolve, a new harmonic state is reached. In organizational and economic systems, innovation creates noise by disorganizing the existing order2. It is adopted when it is integrated “in the system”, which has to adapt.

Libraries have a stated purpose, that of preserving heritage and providing experienced and adequate mediation (tools, people) to allow for the appropriation by their patrons of the common goods that are knowledge and information. The classroom likewise. Turning them into “open and energized” malls won’t achieve this purpose: on the contrary, it may actually defeat this purpose by going too far away. If general organizational trends have heretofore been to grow and expand ad inf. – from local store to mall to chain to multinational and sometimes until implosion – some companies have already started thinking about the virtues of downsizing3. Libraries had better focus on their business while adapting to the changing world. Keep the noise level reasonable, please4.


1  This was superbly described over 50 years ago – much before the Internet – by Ann Warren Griffith in “Captive Audience”, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, vol. 5 n° 2, 1953, and ten years later by J. G. Ballard in “The Subliminal Man”, New Worlds, 1963.

2  The visionary economist Joseph Schumpeter called this cycle creative destruction.

3  This is precisely what Texas Instruments has been doing by “focusing more closely on its core [business]”, as reported in the July 9th issue of the New York Times by Damon Darlin, in Cashing In Its Chips.

4  And have architects agree to work for at least two years in the environment they designed.

Mots d’amour

Classé dans : Langue — Miklos @ 14:49

On s’en lasse jamais.
On s’enlace toujours.

9 juillet 2006

Une folie d’Espagne

Classé dans : Cinéma, vidéo, Musique — Miklos @ 0:42


Carlos Gardel chante Volver
Le générique du début se déroule dans un cimetière où des femmes astiquent avec amour les pierres tombales qui d’un parent qui la sienne propre, tout en discutant de tout et de rien avec leurs voisines, le tout sur une petite musique de fond qui n’a rien de macabre. Après avoir traversé le bruit et la fureur qui ont émaillé la vie de trois générations de femmes, le film s’achève sur la fin de vie de l’un de ses personnages. C’est Volver de Pedro Almodóvar, dont le titre est celui d’un tango rendu célèbre par Carlos Gardel et qui y est interprétée par Estrella Morente.

S’il aborde le tragique, il le fait de façon affectueuse et déjantée qui permet de sourire même quand on verse une larme – car les fantômes ne pleurent pas, n’est-ce pas ? C’est un film sur le cycle de la vie : avant tout, la maternité et la centralité de la mère et de son amour inconditionnel et extrême, les pères y étant des quantités viles et dignes de mépris (le couple idéal étant finalement celui de mère-fille) ; le cycle des générations, et non pas uniquement du passé vers le futur, mais avec des retours de personnages et de situations du passé vers le présent – « volver » signifie « revenir » en espagnol –crochetant ainsi une dentelle complexe, riche et quelque peu surréaliste comme il se doit (qu’Almodóvar qualifie plutôt de « naturalisme surréel »). Si le réalisateur affirme que le film « est un croisement entre Le roman de Mildred Pierce (Michael Curtiz), Arsenic et vieilles dentelles (Frank Capra), allié au naturalisme surréaliste de mon quatrième film Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? », c’est aussi un film très personnel sur son rapport à la vie et à la mort, à sa mère, aux lieux où il a grandi et qu’il a aimés.

C’est donc un film de femmes, toutes attachantes à leur façon. De mères, d’abord : la splendide Pénélope Cruz (Raimunda), qui n’est pas sans rappeler Sophia Loren, et qui, malgré son apparence élégante et délicate, sait mobiliser une énergie psychologique et physique sans limite ; la grande Carmen Maura (dans le rôle d’Irene) qui n’avait pas travaillé avec Almodóvar depuis 17 ans, dont le visage cadavérique à son apparition se transforme graduellement en celui d’une femme torturée puis d’une mère apaisée, et qui donnera amour, soutien et compassion non seulement à ses filles auxquelles elle avait manquée mais à d’autres protagonistes (féminins, évidemment) abandonnés de tous. À leurs côtés, Lola Dueñas, qui joue le rôle de Sole, sœur de Raimunda au visage ingrat à tel point que sa vieille tante gâteuse (Tia Paula, jouée par Chus Lampreave) ne la reconnaît pas et hésite à l’embrasser, et qui s’embellit avec la redécouverte de l’amour maternel ; Blanca Portillo (Agustina), au visage monacal et qui se sera consacrée aux autres, ce que lui rendra bien Irene ; et finalement la jeune Yohana Cobo (Paula, elle aussi), au parcours tout aussi tragique que ses comparses (mais qui en semble bien moins marquée). Il y aura bien deux honnêtes hommes en arrière-plan, les deux amoureux de Raimunda : Carlos Blanco (Emilio), qui s’efface assez rapidement, et le beau Carlos García Cambero (Carlos) qui a sans doute ses chances – une scène le laisse entrevoir et espérer – mais on n’en saura pas plus.

Le village où tout avait commencé, où vivait encore la tante Paula et sa voisine Agustina, se trouve dans la Manche, patrie de Don Quichotte. Un des personnages en dit que tous ses habitants sont fous. Il fallait s’y attendre : « L’Espagne a toujours été réaliste, tout en ayant l’intuition profonde et permanente que la folie est une chose distante, à laquelle accèdent avec une infinie lenteur ceux qui en ont la patience. En Espagne, où les hommes sont solitaires, où chacun porte un monde en soi, où rien n’est plus universel que l’individualisme, où tout être est plein d’ombre et de lumière à la fois, où il y eut – et il y a encore – des hommes très distants, pleins d’incertitudes et d’espoir, la folie prend racine avec une facilité toute particulière. » (Gregorio Paniagua, notes pour le magnifique disque La Folia de la Spagna, Harmonia Mundi 90.1059)

C’est cette folie qui habite Almodóvar et qu’il traduit à l’écran de façon magistrale, et qu’il faut voir.

8 juillet 2006

La bibliothèque et le bruit

Classé dans : Environnement, Livre, Progrès, Société — Miklos @ 19:09

Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est le silence. Écoute ce qu’on entend lorsque rien ne se fait entendre (Valéry).

La variété des bruits est infinie. Il est certain que nous pos­sé­dons aujour­d’hui plus d’un millier de ma­chi­nes dif­fé­rentes, dont nous pour­rions dis­tin­guer les mille bruits dif­fé­rents. Avec l’inces­sante mul­ti­pli­cation des nou­velles ma­chi­nes, nous pour­rons dis­tin­guer un jour, dix, vingt ou trente mille bruits dif­fé­rents. Ce seront là des bruits qu’il nous faudra non pas sim­ple­ment imi­ter, mais com­biner au gré de notre fan­tai­sie ar­tis­tique.
    Luigi Russolo,
    L’art des bruits (1913)
La deuxième partie du dicton « Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien » (Saint François de Sales) semble doré­navant mise en cause après que la première se soit diluée dans la sur­mé­dia­ti­sation de la charité. Si le cosmos est baigné d’un bruit de fond, si la musique a intégré le bruit dans son univers sonore, si les moteurs de recherche ont imposé la vertu du bruit1 dans la recherche documentaire – voire l’ont romantisée, en le qualifiant en anglais de « seren­dip­ity »2 (« heu­reux hasard ») – il sem­blerait que les concepteurs des nouvelles bibliothèques imposent main­te­nant la vertu du brouhaha dans leurs espaces tandis le livre continue à y perdre sa primauté.3

Mark Schatz, un architecte qui a participé à la conception d’une bibliothèque à Belmont en Californie, affirme que celle-ci « est un espace ouvert, énergisé, et l’on ne devrait pas s’attendre à ce qu’il soit silen­cieux ». Ce que confirme Leslie Burger4, présidente de l’ALA (association des bibliothèques américaines) de Chicago : pour elle, c’est une « évolution naturelle » du rôle des bibliothèques qui doivent dorénavant offrir des environnements plus parti­ci­patifs : groupes de discussion, confé­rences, espaces de jeux pour enfants, cafés… qui rajoutent au niveau sonore des conversations (qui devra augmenter pour couvrir ce bruit additionnel), aux cliquetis de claviers, aux sons de musique issue des casques individuels, ou aux sonneries de téléphones portables. Ainsi, 95% de l’espace d’une bibliothèque qui vient de rouvrir à Princeton est « actif » (ce qui sous-entendrait que la lecture est passive ?) ; un lieu calme est réservé pour ceux qui ont désespéremment besoin de silence. Selon Burger, ces nouveaux lieux sont une vraie réussite, le nombre des visiteurs à Princeton est passé de 1.000 à 2.500 par jour avec sa réouverture, reléguant aux oubliettes la notion « romantique et nostalgique » de la bibliothèque comme refuge.

Cette tendance ne fait pas le bonheur de tous. Gina Pera, spécialiste du trouble déficitaire de l’attention, remarque que le niveau de bruit augmente en général dans la société, ce qui nécessite un niveau de stimulation de plus en plus élevé pour capter l’attention. Cette évolution ne manquera pas d’accroître les difficultés d’apprentissage, et de par là, celles de développement de capacités mentales solides. C’est aussi le cas dans les classes d’école et d’université : l’utilisation d’ordinateurs portables pour la prise de notes génère des bruits divers (clics des touches, mais aussi bips et musiques de messageries ou de jeux) qui se rajoutent au traditionnel brouhaha des élèves tendant à chahuter, à tel point que certains enseignants américains en interdisent l’utilisation dans leur classe et que des organismes se sont mis en place pour promouvoir un environnement moins bruyant dans les écoles.

« Le regard de Maigret rencontra celui du gamin. Ce fut l’affaire de quelques secondes. N’empêche qu’ils comprirent l’un et l’autre qu’ils étaient amis. » (L’Affaire Saint-Fiacre). Tandis que l’enfant de chœur se faisait traiter par sa mère de gibier de potence pour avoir dérobé le livre de messe de la comtesse de Saint-Fiacre, Maigret se souvenait qu’à cet âge il aurait aimé, lui aussi, posséder un beau missel doré, avec des lettrines rouges au début de chaque verset. Et ce souvenir a mis dans le regard du com­mis­saire une expres­sion de douceur et de complicité qui n’a pas échappé à l’enfant : derrière le policier, il a trouvé un ami. Situation révé­latrice de toute la person­nalité de Maigret : son aptitude à com­prendre l’autre jusqu’à assumer son compor­tement et commu­niquer en silence avec lui, au-delà du langage, des gestes et des mots. Francis Lacassin : « Maigret ou la clé des cœurs », Magazine littéraire n° 107, décembre 1975.Si le silence est nécessaire à l’intro­spection et est l’un des vecteurs de la commu­ni­cation intime avec l’autre (ce qui est impossible à distance), le bruit cherche à l’annihiler : l’écoute de musique à des volumes élevés et à des rythmes obses­sionnels, que ce soit sur casque ou dans des rave parties, noie les voix parvenant du for intérieur et de l’extérieur, et induit un état de transe, probable contrecoup à l’indi­vi­dualisme de masse exacerbé par les complexités et la rapidité croissante du monde contem­porain : on n’est plus face à soi ni face à l’autre, on est tous les autres dans l’expression la plus simple de cette communion gommant l’inquiétude de la « dissolution des repères iden­titaires, d’une perte des pôles du Même et de l’Autre » (A. Parrau). Cette tribalisation ne peut amener l’individu à un niveau plus élevé de connaissance et de liberté, ni à celui de recon­nais­sance de l’autre ; bien au contraire, pour mieux fonctionner en tant qu’élément hyper­con­necté dans ce réseau (social, technique), il devra s’adapter, se simplifier. Certains y voient une évolution positive vers la symbiose collective, selon laquelle nous devenons les neurones d’un cerveau global. Mais il n’aura pas fallu attendre l’émergence des réseaux informatiques pour que d’autres (Aldous Huxley ou George Orwell, par exemple, mais aussi Primo Levi ou Robert Antelme) aient perçu une dystopie dans les tendances au collectivisme idéalisé, antithétique au visage de l’autre et à l’humanisme de l’autre homme lévinassiens.

Mais il n’y a pas que le bruit acoustique qui nécessite une attention accrue : l’homme moderne est exposé – qu’il le veuille ou non – à une quantité incalculable et toujours croissante de messages qui ne peut que saturer ses filtres perceptifs ; du fait même de cette abondance, les émetteurs tentent d’attirer l’attention des destinataires en en accroissant le volume (sonore, visuel, temporel…) ; publicité toujours plus flashy, courriels de spam répétés à l’infini, développement de méthodes sophistiquées pour bien se positionner dans les moteurs de recherche5 (pour eux, ce n’est pas le silence qui est d’or !), traitement des messages publicitaires à la télévision qui, sans pourtant dépasser un niveau autorisé, semblent être émis à un volume sonore bien plus élevé que les émissions dans lesquelles ils s’insèrent. Ce degré d’incertitude croissant dans lequel on est plongé ainsi est dénoté, dans les sciences de l’information par l’entropie du système, par analogie avec le deuxième principe de la thermodynamique. Si ce principe n’est pas réfuté et si l’analogie tient, nous somme condamné à la mort par noyade sous le trop-plein de messages et dans la croissance inéluctable des organisations6 jusqu’à l’hypertrophie voire à l’implosion, peut-être avant même que l’univers n’atteigne son état d’entropie maximale.

Organiser signifie standar­diser, planifier, pro­gram­mer, coor­donner. Orga­niser consiste, de manière synthé­tique, à réduire l’incer­ti­tude. Innover signifie exac­te­ment le contraire (…). À l’évi­dence, ces deux actions sont donc tout à fait anta­go­niques, mais tout autant elles sont complé­men­taires : une même entre­prise ne peut pas se défi­nir par ses seules capa­cités d’orga­nisation ou ses seules capa­cités d’inno­vation. (Norbert Alter : L’innovation ordinaire. 2e édition mise à jour. Quadrige / PUF, 2005)Toutefois, le bruit n’est pas que pollution, même s’il indique un désordre, un état d’incertitude : il peut signaler la transition d’un ordre à un autre, voire servir à l’annoncer et à le mettre en valeur, comme la dissonance en musique. Il accom­pagne l’innovation, qui transgresse l’ordre établi et qui repré­sente « le passage, le processus, la durée qui permet à une nouveauté de devenir une pratique sociale courante » (Norbert Alter, cf. encadré). L’état d’incer­titude qu’elle instaure produit du bruit dans le système qui visera à se réor­ganiser (ce que l’univers ne peut pas faire d’où sa mort programmée) en se l’appropriant. C’est le cycle de « destruction créatrice », moteur de l’économie capi­taliste, tel que l’a identifié l’économiste Joseph Schumpeter.

Ainsi, c’est le bruit en tant que désordre établi qui dérange. La bibliothèque est-elle destinée à subir sa présence définitive et croissante, signe avant-coureur de sa désagrégation en un lieu aussi banal qu’un centre commercial, refuge d’individus en errance ? Ou, au contraire, saura-t-elle canaliser cette transformation pour mieux articuler son identité entre conservation sérieuse, médiation efficace et appropriation joyeuse des biens communs que sont le savoir et l’information, et participer ainsi au renforcement du tissu social ?


Notes :

1 Dans la recherche documentaire, le bruit dénote les réponses fournies qui ne correspondent pas à la question posée, tandis que le silence dénote l’absence de certaines réponses qui auraient été pertinentes. Un « bon » moteur est celui qui minimise bruit (en réduisant le nombre de réponses inutiles) et silence (en augmentant celui des réponses utiles).

2 Le mot « serendipity » a été inventé en 1754 par Horace Walpole pour qualifier la bonne chance des héros d’un conte persan qu’il avait récemment lu, Les Trois princes de Serendip (Serendip désignait alors le Sri Lanka).

3 Une partie des informations de ce texte provient d’un article du Inside Bay Area. Lire aussi à ce propos un article de la Oakland Tribune.

4 Et non pas Linda Berger, comme l’écrivait la journaliste.

5 En février de cette année, Google a exclu de ses réponses les pages Web de la firme BMW en Allemagne, qui auraient utilisé des méthodes informatiques (dites de pages satellites, ou doorway pages, invisibles aux usagers) pour améliorer leur positionnement dans ce moteur. Bien qu’elles n’aient rien d’illégal (sauf si c’est Google qui fait la loi), elles contournent le modèle utilisé dans les algorithmes de Google pour déterminer la « popularité » des sites (le fameux page ranking). Ce que Google qualifie d’« immoral » en annonçant son intention de « purifier » ses index.

6 De l’épicerie au supermarché, du supermarché au centre commercial, du centre commercial à la multinationale…

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