Miklos
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26 février 2007

De musique, de numérique, de blogs, de Wikipedia et d’Amazon, de célébrité et d’authenticité

Classé dans : Musique, Sciences, techniques — Miklos @ 22:52

Ce n’est pas parce que le nom d’un auteur soi-disant reel figure sur la couverture d’un livre pour qu’il soit le véritable auteur des œuvres parues précédemment sous le nom d’un auteur prétendu imaginaire. Ce dernier n’a en effet rien d’imaginaire puisque c’est moi, signataire de la présente préface, et toute prétention à une plus grande réalité est ainsi réfutée a priori, sine die, ipso facto et manu militari.

Raymond Queneau

Edouard Debat-Ponsan : La Vérité sortant du puitsUne récente affaire secoue le monde de l’édition musicale : il s’agit de l’œuvre enregistrée de la pianiste britannique Joyce Hatto, décédée en 2006. Le critique Richard Dyer du Boston Globe l’avait qualifiée de « la plus grande pianiste vivante dont presque personne n’avait entendu parler ». D’où lui venait cette curieuse célébrité ? Nous allons le voir tout à l’heure.

Née en 1928, Hatto a d’abord mené une honnête carrière de concertiste. Selon la presse, cette ancienne élève d’Alfred Cortot et de Clara Haskil était l’interprète favorite de Sir Arnold Bax, elle avait effectué quelques enre­gis­trements d’œuvres pour piano de Mozart et de Rachmaninov, et elle semblait préférer surtout des œuvres plus légères, telles le sympathique Concerto de Varsovie de Richard Addinsell. En 1972, elle doit quitter la scène pour raisons de santé, et se retire à la campagne avec son mari, ingénieur du son de son métier. À partir de 1989, le petit label de disques qu’il dirige commence à enregistrer la pianiste dans un répertoire faramineux par son étendue et par la variété des styles : Bach, Mozart et Beethoven (l’intégrale de leurs sonates), Schubert, Schumann, Chopin, Tchaïkovski, Liszt, Prokofiev, Ravel, Messiaen, et j’en passe ; on y trouve les pages parmi les plus difficiles de la littérature pianistique. Plus d’une centaine de CDs, ce qui n’est pas rien. Les critiques sont dithyrambiques : les interprétations sont extraordinaires, comparables à celles des meilleurs pianistes du siècle.

On vient d’apprendre que le mari de Joyce Hatto, William Bar­ring­ton-Coupe, a avoué avoir effectué ces faux. Il raconte qu’après qu’elle fut tombée malade, elle continua à bien jouer et à enregistrer, mais ne pouvait étouffer par moment des gé­mis­se­ments de douleur. Il se mit alors à chercher des enre­gis­tre­ments res­sem­blants dispo­nibles dans le commerce, dont il apprit à extraire et à adapter (en tempo, en timbre) des petits bouts pour recouvrir les passages problé­matiques. Au fil du temps et au fur et à mesure que la santé de Joyce Hatto se dégradait, ces petits bouts se sont rallongés. Il affirme que sa femme n’était pas au courant de la super­che­rie. Quant au jour­na­liste, il met en doute la véracité de cette confession pathé­tique et fait allusion à un passé pas très clair du mari.

Ce n’est que récemment que l’on vient d’identifier les sources de ces enregistrements : selon le très sérieux magazine musical Gramo­phone, il s’agirait en fait de ceux d’excellents pianistes, pour certains très connus, ou pour d’autres qui n’ont pas atteint une célébrité pourtant méritée : les célèbres Vladimir Ashkenazy et Yefim Bronfman, Eugen Indjic (qu’Arthur Rubinstein qualifait de « pianiste de rang mondial, d’une rare perfection musicale et artistique »), Yuki Matsuzawa (qui a enregistré Chopin et Scriabine), Roger Muraro (considéré comme l’un des plus grands interprètes de Messiaen), Chen Pi-Hsien (qui enregistre chez Naxos)… La liste est probablement loin d’être com­plète. Selon le célèbre musi­co­logue Nicholas Cook et Craig Sapp, tous deux du centre de recherche sur l’histoire et l’analyse de la musique enregistrée (CHARM), certains des enre­gis­trements auraient été traficotés (ralentis ou rallongés, timbre altéré, changement de l’ordre des pistes), d’autres non. Si la technologie a facilité le piratage, c’est la technologie qui a (aussi) permis de le détecter : les méthodes d’extraction et de comparaison de caractéristiques particulières (ou signatures) de l’enregistrement (depuis la structure du CD jusqu’aux caractéristiques sonores des contenus enregistrés), qui servent à identifier automatiquement des disques à l’aide de bases de données tels que iTunes.

Une autre « affaire » musicale – bien moins spectaculaire – soulève des questions semblables. Une brève d’Abeille Musique, parue mi-décembre dans le blog de veille de la Médiathèque de l’Ircam indiquait que le pianiste Stéphane Blet avait été l’un des deux lauréats en 2006 du Prix des Pianos à queux1. Depuis, trois commentaires rhapsodiques (« Bravissimo au maestro Blet, pianiste et compositeur que j’admire infiniment », etc.) de lecteurs distincts s’y sont rajoutés au fil du temps et pourtant ayant un curieux air de famille. L’arrivée du quatrième qui leur ressemblait comme deux gouttes d’eau fut, si l’on peut dire, la goutte d’eau qui fit déborder le vase : il s’averra qu’ils avaient tous été émis à partir du même ordinateur et ils furent éliminés.

Ceci me rappelant d’autres pratiques, je me suis empressé de consulter la rubrique consacrée à ce pianiste dans la Wikipédia : même style que les commentaires (termes rhapsodiques tels que « prestigieux »…), à peu près à la même date que l’apparition du premier commentaire dans le site de veille, et surtout affirmations volontairement vagues. Ainsi, on y lit qu’il « reçoit la Médaille d’Argent de la prestigieuse Société d’Encouragement au Progrès, suivant ainsi la trace de personnalités telles que Louis Lumière, Albert Schweitzer, Marcel Pagnol, Paul-Émile Victor, Jules Romains, le commandant Cousteau ou encore Abel Gance ». Or tous ces lauréats ont reçu la grande médaille d’or de cette société, qui décerne, chaque année, « une Grande médaille d’Or, une dizaine de médailles d’Or, des médailles de Vermeil, d’Argent et de Bronze ». Il suivrait donc la trace de ces personnalités d’assez loin. Ailleurs dans l’article, il est écrit : « La même année, on lui décerne le “Double Dièse d’Or” ». Ne connaissant pas ce prix, et le « on » m’ayant mis la puce à l’oreille, j’effectue une recherche, et ne trouve que peu de mentions de ce prix, et uniquement dans le contexte de ce pianiste et sans mention d’un organisme attribuant. Curieux, non ? Et finalement, on retrouve presque l’intégralité de ce texte dans un article d’Abeille Musique (marquée de copyright) – ce qui me semble contraire aux principes avérés de la Wikipédia exigeant l’originalité des textes. On en retrouve aussi des bribes ailleurs sur l’internet. L’étape suivante : Amazon. Tous les disques (et livres, dont un Sous le voile de l’occultisme) de Stéphane Blet sont accompagnés du même type de commentaires (même style, même façon d’écrire et de ponctuer de façon erronnée). À force, le commentateur s’est d’ailleurs mêlé les pinceaux entre ses différents pseudonymes et signatures.

Je ne connais pas Stéphane Blet et je ne l’ai jamais lu ou entendu jouer – je n’ai donc aucune opinion sur son art (de pianiste, de compositeur, d’écrivain). Si l’on prenait à la lettre ces commentaires panégyriques – dans Wikipédia, dans Amazon – on en conclurait qu’il est un des plus grands avant même que de l’avoir écouté. On aura du mal à trouver d’autres critiques quelles qu’elles soient (sauf sur le site sérieux ResMusica). C’est peut-être un grand pianiste, mais ce procédé cousu de fil blanc ne sert pas à le démontrer, et dessert les quelques médias (à l’instar de Marianne) qui ont repris ces informations sans les vérifier. Il soulève aussi des doutes sur le reste des affirmations publiées à son propos dans la Wikipédia et sur la validité statistique des opinions et des critiques émises dans Amazon.

Cette affaire, comme l’autre, démontre – s’il le fallait – que la prétendue vox populi n’est parfois qu’une vox singuli et que l’éditeur réputé – non pas par la rumeur mais par les traces de son travail, comme, d’ailleurs, le créateur – joue un rôle primordial dans la diffusion (qu’elle soit numérique ou non), celui de tiers de confiance2. Il est triste de constater que ce terme, dans le numérique, désigne surtout les services destinés à sécuriser les transactions financières… A quand la (re)sécurisation des transactions intellectuelles ?


Notes :

1 Décerné – depuis 1995, selon la brève – par l’Association des Auteurs Compositeurs et Éditeurs Gastronomes et par la Sacem. On n’a trouvé sur le Web que la mention du prix 2006.

2 Sans pour autant prétendre qu’il ne (se) trompe jamais ; mais la présomption de qualité et d’authencité lui est accordée à la hauteur de ce qu’il aura démontré par le passé.

7 février 2007

Cours et discours

Classé dans : Humanités — Miklos @ 17:40

« Les professeurs aux Écoles normales ont pris avec les Représentants du Peuple et entr’eux, l’engagement de ne point lire ou débiter de mémoire des discours écrits. Ils parleront : leurs idées sont préparées, leurs discours ne le seront point. Ni une science ni un art ne peuvent être improvisés ; mais la parole, pour en rendre compte, peut l’être : ils ont pensé qu’elle devrait l’être ; en ce sens, tous improviseront. C’est donc ce qu’ils auront dit en improvisant, qui sera recueilli par des sténographes, et publié par l’impression. On comprend que la justice la plus commune demande que des discours faits ainsi ne soient point jugés comme des discours écrits avec soin dans un cabinet. Un cours sera une série de conversations, et la meilleure conversation, lorsqu’on l’imprime, ne peut pas, pour le style, valoir un bon livre. La parole va et vient, pour ainsi dire, dans un sujet : elle se coupe au milieu d’une phrase, pour faire à cette phrase un commencement qui vaudra mieux et plus droit à la fin de l’idée. Après avoir essayé une expression, elle en essaie une autre ; elle ne peut pas effacer ce qu’elle vient de dire, mais elle le corrige en disant la même chose d’une autre manière. Tout cela ne peut pas faire de bons discours, mais tout cela est peut-être nécessaire pour faire de bonnes démonstrations et de bons cours. »

Avertissement placé au début du premier volume de l’édition de 1801 des cours données aux normaliens de l’an III (cité par Jean-Marc Lévy-Leblond, in De la matière. Relativiste, quantique, interactive. Éd. du Seuil, 2006)

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