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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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4 juin 2010

Dominique de Villepin, l’autre tragédienne

Classé dans : Actualité, Lieux, Littérature, Médias, Théâtre — Miklos @ 16:50

La rubrique « Immobilier » du Point rapporte que :

l’hôtel particulier qu’est en train d’acquérir Dominique de Villepin, rue Fortuny, dans le 17e arrondissement de Paris, a appartenu à Sarah Bernhardt, une autre tragédienne. Et dans la maison d’en face est né et a vécu jusqu’à 18 ans un certain… Nicolas Sarkozy.

Ce dernier doit savourer l’opinion que ce quotidien exprime ainsi subtilement de son ennemi, à propos duquel Le Figaro écrit qu’il « fustige le “tout sécuritaire” de Sarkozy », tandis que Le Monde affirme que « Dans l’entourage du président de la République, nombreux sont ceux qui plaident encore pour une réconciliation entre M. Sarkozy et M. de Villepin ».

Dans ses mémoires, l’autre tragédienne – qui, hors de scène, ne manquait pas ni d’énergie ni d’humour, comme on pourra le constater – raconte les circonstances de son installation dans cette rue :

J’avais été nommée sociétaire [à la Comédie-Française] au mois de janvier et, depuis ce temps, il me semblait que j’étais en prison, car je m’étais engagée à ne pas quitter la Maison de Molière, d’ici beaucoup d’années. Cette idée me rendait triste. C’est Perrin qui m’avait poussée à demander le sociétariat. Et je le regrettais maintenant.

Je restai presque toute la fin de l’année, ne jouant que de temps à autre. J’occupais alors tout mon temps à surveiller la construction d’un joli hôtel que je me faisais bâtir au coin de l’avenue de Villiers et de la rue Fortuny.

Une sœur de ma grand’mère m’avait laissé par testament une assez jolie somme que j’employai à acheter un terrain. Mon rêve était d’avoir mon chez moi bien à moi; je le réalisai donc. Le gendre de M. Régnier, Félix Escalier, architecte très à la mode, me construisit un ravissant hôtel.

Rien ne m’amusait plus que d’aller dès le matin avec lui sur les chantiers. Puis, après, je montais sur les échafaudages mouvants. Après, je montais sur les toits. J’oubliais mes chagrins du théâtre dans cette nouvelle occupation. Oh ! mon Dieu ! je ne rêvais rien moins que de me faire architecte.

Puis, la construction terminée, il fallait penser à l’intérieur. Et je dépensais mes forces à aider mes amis peintres qui faisaient des plafonds dans ma chambre, dans ma salle à manger, dans mon hall : Georges Clairin, l’architecte Escalier qui était en même temps peintre de talent, Duez, Picard, Butin, Jadin et Parrot. Je m’amusais follement. Et je me souviens d’une farce que je jouai à une de mes parentes.

Ma tante Betsy était venue de Hollande, son pays natal, pour passer quelques jours à Paris. Elle était descendue chez ma mère. Je l’invitai à déjeuner dans mon nouveau local non terminé. Cinq de mes amis peintres travaillaient, qui dans une pièce, qui dans une autre; partout do hauts échafaudages étaient installés.

Moi, pour être plus à mon aise pour grimper les échelles, je m’étais mise en costume de sculpteur. Ma tante, en ma voyant ainsi, se trouva horriblement choquée et m’en fit la remarque. Je lui préparais une autre surprise : elle avait pris tous ces jeunes gens pour des peintres en bâtiment, et me trouvait trop familière avec eux. Mais elle faillit s’évanouir quand, midi sonnant, je me précipitai sur le piano pour accompagner la complainte des estomacs affamés. Cette complainte folle avait été improvisée par le groupe des peintres, mais revue et corrigée par les amis poètes. La voici :

Oh ! peintres de la Dam’ jolie,
De vos pinceaux arrêtez la folie !
Il faut descendr’ des escabeaux,
Vous nettoyer et vous faire très beaux !

Digue, dingue, donne,
L’heure sonne !
Digue, dingue, di…
C’est midi !

Sur les grils et dans les cass’roles
Sautent le veau, et les œufs et les soles.
Le bon vin rouge et l’Saint-Marceaux
Feront gaiment galoper nos pinceaux !

Digue, dingue, donne,
L’heure sonne !
Digue, dingue, di…
C’est midi !

Voici vos peintres, Dam’ jolie,
Qui vont pour vous débiter leur folie.
Ils ont tous lâché l’escabeau,
Sont frais, sont fiers, sont propres et très beaux.

Digue, dingue, donne,
L’heure sonne !
Digue, dingue, di…
C’est midi !

Puis, le chant terminé, je grimpai dans ma chambre et me mis en « belle Madame » pour déjeuner.

Ma tante m’avait suivie : « Voyons, ma petite, me dit-elle, vous êtes folle, de penser que je vais déjeuner avec tous vos ouvriers. Il n’y a vraiment que dans Paris qu’une dame peut faire de pareilles choses. — Mais non, ma tante, tranquillisez-vous. » Et je l’entraînai, quand je fus vêtue, vers la salle à manger, laquelle était la pièce la plus habitable de l’hôtel.

Les cinq jeunes gens saluèrent gravement ma tante qui ne les reconnut pas tout d’abord, car ils avaient quitté leurs costumes de travail et semblaient cinq jeunes gens froids et snobs. Mme Guérard déjeunait avec nous. Tout à coup, au milieu du déjeuner, ma tante s’écria : « Mais ce sont vos ouvriers de tout à l’heure ! » Les cinq jeunes gens se levèrent en saluant très bas. Alors, ma pauvre tante comprit son erreur et s’en excusa dans toutes les langues, tant elle était intimidée et confuse.

On espère que M. de Villepin, qui manie bien la plume, nous laissera des mémoires tout aussi spirituelles de son installation dans cet hôtel particulier. Quant au nom de la rue, il s’agit de Mariano Fortuny :

Mariano Fortuny (1871-1949) est un couturier de la Belle Époque qui, après avoir ouvert un atelier à Venise en 1907, a fondé une succursale à Paris où il a joui d’une grande vogue, s’est vu adresser des commandes par des femmes de la haute société et par des actrices renommées comme Sarah Bernhardt. Fortuny étant le neveu de Raymond de Madrazo, avec qui s’était mariée Maria Hahn, la sœur de Reynaldo, Proust parle dès 1909, dans une lettre à celui-ci, des « étoffes Fortuny ».

Kazuyoshi Yoshikawa, « Proust et Carpaccio : un essai de synthèse », in Travaux de littérature, vol. XIII, publiés par l’ADIREL. Klincksieck, Paris, 2000.

Cette rue a connu encore un résident célèbre, comme nous le rappelle le site La Provence à Paris :

La rue Fortuny (17e) est un de ces bijoux parisiens où l’imagination des architectes et décorateurs s’est débridée. Au numéro 2 une plaque rappelle qu’Edmond Rostand a vécu là de 1891 à 1897 et qu’il y a écrit son chef-d’œuvre, Cyrano de Bergerac. Un autre chef d’œuvre va voir le jour à cette adresse, l’enfant qu’il a avec son épouse Rosemonde Gérard : Jean Rostand ! Le dramaturge a pour voisine (à l’angle de la rue Fortuny et de l’avenue de Villiers) Sarah Bernhardt avec qui il va se lier d’amitié (et sans doute plus car affinités…). Il écrira pour elle deux pièces : La Princesse lointaine (pas si éloignée de lui en tous les cas) et La Samaritaine où l’on trouve bien de tout et surtout en l’occurrence, du talent…

Enfin, en 1933, Marcel Pagnol installe ses bureaux au n° 13, et il y restera jusqu’en 1950. (Terres d’écrivains, « Des écrivains dans le 17e »)

3 juin 2010

Requiem pour une messe

Classé dans : Actualité, Musique — Miklos @ 1:16

Il faut au Requiem le sanctuaire voilé de noir, la lueur des cierges, les larmes argentées du catafalque, les tristes échos de la nef. Otez-lui tout cela, et sa grandeur sévère, son caractère auguste, ses qualités émou­vantes en seront néces­sairement alté­rées. — O. N., « La musique en Allemagne », in Revue britan­nique, 1845.

Luigi Cherubini a composé deux Requiems, l’un (en do mineur) retrospectivement, à la mémoire d’une personne morte 23 ans auparavant, et l’autre (en ré mineur) par anticipation, en l’honneur d’une autre personne qui décèdera 6 ans plus tard. La première était Louis XVI, et c’est Louis XVIII qui en avait passé commande au compositeur, bien que celui-ci ait composé des œuvres telles qu’un Hymne du Panthéon en l’honneur de Marat, un Hymne à la fraternité et un Chant républicain à la gloire de la Révolution française ; la seconde était sa propre personne, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. D’autant plus qu’il devait avoir la grosse tête (qu’il n’avait pas perdue, lui) : Beethoven « regardait Cherubini comme le plus grand des compositeurs dramatiques vivants »1.

Cherubini ne « regardait » pas les compositeurs contemporains avec l’estime que l’histoire leur accordera : ainsi, il refuse d’aller écouter le Requiem de Berlioz, afin, dit-il, de ne pas apprendre ce qui ne devrait pas être fait (en fait, c’était surtout par dépit que son propre Requiem n’ait pas été exécuté). Berlioz le lui rendait bien, il détestait l’académisme de Cherubini – surtout quand il se manifestait dans l’usage de formes archaïsantes, à l’instar de la double fugue du Quam olim Abrahae du Requiem en do mineur –, bien qu’il en ait apprécié dans sa jeunesse le « sens des résonances harmoniques » plutôt que contrapunctiques : « Je le demande à tous ceux qui connaissent la Marche de la Communion de Cherubini, l’émotion qu’on éprouve en entendant ce morceau sublime a-t-elle quelque chose de terrestre ? », écrit-il en 18292. Ce contemporain de Glück, de Mozart, de Beethoven, de Berlioz et de Wagner ne semble pas avoir réellement pris acte des métamorphoses qu’il a traversées au cours de sa longue vie.

Le Requiem en do mineur (à la mémoire de Louis XVI), fragilement situé entre pathos et tragique, se laisse écouter, malgré quelques longueurs et certaines banalités. Effets dramatiques – la fracassante attaque des cuivres suivie d’un coup de tambour du Dies irae, par exemple – alternant avec des moments de profond recueillement qui s’apaisent, s’éteignent graduellement et aboutissent comme inéluctablement en un silence total, celui de la mort, permettent de soutenir l’attention voire de susciter l’émotion.

Riccardo Muti n’est pas étranger à l’œuvre : on connaît le bel enregistrement qu’il en a fait chez EMI au début des années 1980 avec le Philharmonia Orchestra et les Ambrosian Singers. Ce soir, il l’a dirigée à la basilique Saint-Denis lors de la générale d’un concert qui comprenait aussi la Messe n° 2 de Schubert, avec l’orchestre national de France et les chœurs de Radio France.

Maintenant comme alors, sa direction se distingue par sa précision : il a fait retravailler les attaques parfois imprécises, veillé à l’équilibre entre le (grand) chœur et l’orchestre, et fait ressortir les principales caractéristiques spectaculaires de l’œuvre (à l’exception notable du Kyrie où on aurait apprécié un rendu beaucoup plus crépusculaire), soulignées par l’acoustique de la basilique et auxquelles ont contribué très efficacement les quelques longues pauses destinées à laisser « le triste écho de la nef » s’éteindre, bien mieux que dans l’enregistrement d’EMI effectué sans doute dans une salle ou un studio classique.

La Messe en sol, qui a précédé ce soir le Requiem de Cherubini, fait partie des trois messes « courtes » que Schubert a composées entre la première et la cinquième messes.

S’il y avait quelque chose de dramatique, c’était son interprétation. Les solistes, tout d’abord : la basse (Vincent Le Texier), la voix étouffée et caverneuse, aux intonations métal­liques ; le ténor (Topi Lehtipuu) rela­ti­vement inaudible ; la soprano (Elin Rombo), au vibrato parti­cu­lièrement dérangeant surtout au début de l’œuvre, et qui s’est calmé plus tard, permettant d’apprécier le beau timbre de sa voix. Ensuite et surtout, les partis pris de Riccardo Muti étaient pour le moins surprenants : chœur réduit, chantant la plupart du temps d’une voix blanche, l’orchestre en sourdine, créant un effet plat, inexpressif dans le phrasé. Cette dernière caractéristique de sa direction se retrouvait d’ailleurs aussi dans le Requiem (qui a heureusement suivi la Messe, question ennui), mais là, les amples masses sonores et le caractère dramatique de l’œuvre sur le plan macroscopique ont pallié le manque d’expressivité au niveau des détails (à l’intérieur des phrases) et finalement servi de bel enterrement à l’exécution non pas uniquement de Louis XVI mais de cette messe de Schubert.

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1 Louis-Gabriel Michaud (éd.), Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, 1854.

2 Cité par Alban Ramaut, « De quelques avatars de l’entrée royale dans l’imaginaire des musiciens », in Corinne et Éric Perrin-Saminadayar (éds.), Imaginaire et représentations des entrées royales au XIXe siècle : une sémiologie du pouvoir politique. Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006.

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