Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

20 juin 2010

Une Américaine pas si tranquille que ça / Catch-22 as can catch in Craigslist

Classé dans : Actualité, Société — Miklos @ 10:16

Une petite annonce dans la section parisienne de Craigslist, intitulée « American woman look for serious man – 22 » (le 22 est l’âge prétendu de la prétendante) ne manquera pas de conquérir le cœur de tout chasseur solitare, ou, comme elle le dit si poétiquement, « Faites-moi savoir si vous êtes prêt à plonger dans l’océan le plus passionné de la poussière de tournesol ».

« Franchement, écrit notre jeune auteure et nonobstant volleyballeuse tout de go au début de son annonce-fleuve aussi longue qu’un roman de Dosto­ïevski, je suis une personne très opti­miste dont le sourire peut vous ré­chauf­fer le cœur, même dans une journée d’hiver enneigée. » Cette phrase rappellera aux fans d’Einstein on the beach de Bob Wilson celle qui exprime l’opinion qu’ont les Russes des parisiennes : “A Russian man once said that the eyes of a Paris lady are as into­xicating as good wine, and that her burning kisses are capable of melting the gold in a man’s teeth.”

Pourquoi Dostoïevsky, pourquoi la Russie? Parce que tout homme curieux aura vite fait de rechercher dans Google la source de ce texte évocateur que nous reproduisons ci-dessous. Hor­resco referens, il s’agit d’une jeune fille esseulée à Tampa en Floride, ou d’une belle moscovite, voire de Juliya, Ukrainienne de 30 ans présente sur de nombreux sites de rencontres de jeunes filles de l’ex-URSS très légèrement vêtues malgré les journées d’hiver enneigées de leur pays (les âmes charitables sont priées de leur envoyer les habits dont elles n’ont plus besoin)…

Cette femme aux trois (ou plus) visages n’a aucun des charmes de l’Olympia-Antonia-Giulietta (malgré la proximité du dernier prénom) d’Offen­bach. Mais il est vrai qu’elle n’est sans doute pas à la recherche d’un poète fauché mais plutôt d’un, comment dit-on, richissime sponsor.

An ad in the Paris dating & romance sec­tion of Craigslist, purpor­tedly pos­ted by a pre­ten­dedly 22 year-old Ame­ri­can woman in search of a serious man, will strike a chord in the heart of lonely hunters who, as she poetically pens, “are ready to dive into the most passionate ocean of sunflower’s dust”.

“Frankly speaking, writes our young authoress and volley-ball player at the opening of her rambling prose as long as a Dostoyevsky novel (see below), I’m a very optimistic person whose smile can warm your heart even in a snowy winter day.” Doesn’t this remind you, o ye fans of Bob Wilson’s Einstein on the Beach, of the line in the Old Judge speech regarding the opinion of Russian men about the Parisiennes: “A Russian man once said that the eyes of a Paris lady are as intoxicating as good wine, and that her burning kisses are capable of melting the gold in a man’s teeth”?

Why do we mention Dostoyevsky and Russian men? Because any man whose curiosity has been piqued by the ad to the extent of googling her before ogling her, would have found that she is a young lonely woman in Tampa (FL), and at the same time a beautiful woman in Moscow as well as Juliya, a 30-year-old luscious Ukrai­nian woman in Odessa, whose presence on many dating sites dedi­cated to ex-USSR scantly dressed women despite the many snowy winter days they have to endure will certainly incite you to send her your old, unused, out-of-fashion, clothing.

This multifaceted woman doesn’t have any of the charms of Olympia-Antonia-Giulietta (despite the resemblance of Juliya/Giulietta) in Offenbach’s La Vie parisienne. But it is true that she’s probably not looking for a poor poet but rather for a, how shall we put it, rich sponsor.

19 juin 2010

(Dé)structures, ou, un geste architectural à la mode

Classé dans : Architecture, Nature, Photographie — Miklos @ 9:55


Raie manta.

C’est à peine si elle dérange
De son vol gracieux et silencieux,
Les espèces d’écailleux, tous plus étranges
Les uns que les autres. Curieux,
Ils suivent la fantômatique sirène,
À la drole de dégaine.
 — Florent Lucéa, « La raie manta », in
Poèmes animalins,
Publibooks, Paris, 2009.


Centre Pompidou-Metz.

« …le visiteur découvrira un édifice aux tons clairs et lumineux, puissant et léger à la fois, invitant à s’abriter sous son toit protecteur. » — Site web du Centre Pompidou-Metz.


Centre Pompidou-Metz – structure intérieure.

« Trois galeries, en forme de tubes parallélépipédiques, se superposent et se croisent sous cette grande couverture. Leurs extrémités, semblables à de larges baies vitrées dépassant de la couverture, sont orientées sur différents points clés de la ville… » — Site web du Centre Pompidou-Metz.


VitraHaus, Weil am Rhein (Herzog & de Meuron).

« En clair, ils ont redessiné la maison de notre enfance avec pignon et toit à deux pentes en l’étirant comme une grange. Clou du spectacle, ils ont posé l’une sur l’autre ces maisons de Monopoly, dressant vers le ciel un mikado géant. Hissées, elles se chevauchent, se croisent, s’interpénètrent au niveau des planchers, des plafonds. Même avec la maquette devant les yeux, on s’y perd. » — Philippe Trétiak, « Un lieu, des architectes », in Air France Magazine n° 158, juin 2010.

18 juin 2010

Les dangers de l’alcool

Classé dans : Nature, Photographie — Miklos @ 20:54


Los Angeles, le 20/8/2004. — Un ours a été découvert ivre mort dans un camping de Baker Lake, à quelque 130 km au nord-ouest de Seattle (État de Washington). Des campeurs avaient oublié des glacières, que l’ours a réussi à ouvrir, puis il s’est mis à boire canette après canette en les ouvrant avec ses griffes. Ce qui est étrange, c’est qu’il a semblé apprécier seulement la bière locale. Il a goûté une canette d’une autre marque, sans la finir. (Source)

9 juin 2010

Life in Hell: To Russia with love

Classé dans : Cinéma, vidéo, Lieux, Littérature, Photographie — Miklos @ 23:39

« Pendant la guerre de 1939-1972, il y avait à Montmartre, à la porte d’une épicerie de la rue Caulaincourt, une queue de quatorze personnes. » — Marcel Aymé, « En attendant », in Le Passe-muraille.

Akbar se prépare à partir à Moscou. Ce n’est pas la première fois : Jeff et lui avaient rendu visite (malgré eux) aux cendres de Lénine, mais cette fois-ci il y va pour parler musique devant un parterre international. Il ne suffit pas de se préparer la gorge (un bon Гоголь-могольlait de poule alcoolisé, pour ceux qui n’auraient lu Guerre et Paix dans le texte – au lever ou au coucher, voire aux deux, dans le mois qui précède le voyage, peut y contribuer), il lui faut amasser une quantité imposante de documents afin de se faire délivrer un visa :

le formulaire de demande, qu’il télécharge du site du consulat en question, et qu’il doit remplir sans coup férir et au bic noir (avant, c’était le rouge) ;

une photo récente, où il est impératif de ne pas sourire (difficile : c’est contraire à la nature d’Akbar) ni d’ouvrir la bouche, de regarder le photographe droit dans les yeux après avoir ôté ses lunettes de soleil (Jaruzelski faisait comment ?) et toute autre prothèse faciale (et, par prudence, ailleurs dans le corps), la photo devant être collée (et non agrafée ou scotchée) dans le cadre précis réservé à cette intention dans le formulaire de demande ;

une photocopie de son passeport, certifiée par un tribunal de grande instance ou, à défaut, par un notaire russe blanc, et accompagnée de l’original ;

une attestation d’une compagnie d’assurance ayant un contrat de réassurance avec un partenaire russe, qui mentionne un numéro de contrat (au minimum de dix-huit chiffres et lettres, comme chez Julien Lepers) et qui certifie qu’elle rapatriera à ses propres frais le corps du détenteur de la police, au cas où il tomberait dans une embuscade tchétchène ou bas-karabaghoise ;

une lettre d’invitation en bonne et due forme d’un Ministère ou d’un orrrrrrganisme rrrrrrusse, qui indique, entre autres, le nom d’Akbar (Akbar), sa date de naissance (il ne fait pas son âge), son sexe (avec un tel nom, la question ne devrait pas se poser), sa nationalité (il ne s’en cache pas), son poids (pour l’avion), la liste de ses diplômes depuis l’école maternelle (les bons points ne comptent pas), son salaire (pour être sûr qu’il pourra se débrouiller seul), le nom et l’adresse de sa salle de sport (il ne pourra pas y aller pendant son voyage, alors pourquoi ?), et d’autres petits détails destinés à permettre aux autorités de le profiler.

S’armant de courage, de patience et des papiers en question (à l’exception de la lettre d’invitation, envoyée directement au consulat), Akbar arrive à 8h15 devant l’officine de la Loubianka à Paris, et se place dans la file d’attente qui compte déjà 30 personnes. À 9h, les grilles s’entrouvrent et laissent entrer, au compte-gouttes, 60 personnes qui se trouvent maintenant devant Akbar : les 30 arrivées en ordre, et 30 autres munies d’un coupe-file vert. Maigre consolation : derrière lui, il y a bien 60 personnes aussi.

C’est vers 9h45 qu’il franchira le seuil, mais pas avant qu’un préposé, grand blond genre espion soviétique dans un film de 007 ne connaissant qu’un mot de français (« marge ») ait enjoint à tous ceux qui avait rempli le formulaire de demande de visa fourni par le site de le refaire, parce que la marge (c’est le mot en question) n’est pas bonne. Les habitués du fait sont équipés d’un stylo (noir) et d’un tube de colle (pour la photo).

À l’intérieur, ce n’est pas une seule file d’attente, mais trois, dont une se subdivise en trois sous-queues, qui se présentent au regard. Il faut choisir la bonne. À 10h15, Akbar atteint un guichet. Ludmila (appelons-la ainsi), une jeune et blonde préposée, suit les préconisations pour la prise de photos d’identité : elle ne sourit pas, fixe Akbar d’un regard perçant, et laisse filtrer d’entre ses lèvres le minimum de mots suffisant à rejeter sa demande : la photo d’Akbar ne lui plaît pas, bien qu’il ait veillé à garder ses lèvres scellées à l’horizontale et à fixer l’objectif sans ciller : la longueur actuelle de ses cheveux n’est pas identique à celle sur l’instantané. Il s’excuse de n’avoir pu synchroniser coiffeur, photographe et consulat, mais cela n’amadoue pas Ludmila ; pire, elle ne trouve pas l’invitation dans son ordinateur, ne voulant la chercher que par la date de naissance d’Akbar, et surtout pas par son nom. Rrrrrrrrevenez avec invitation, susurre-t-elle, puis fixe son regard froid sur la personne suivante.

Akbar s’en retourne chez lui. Il écrit à l’orrrrrrganisme qui lui envoie le lendemain une copie de l’invitation. Il la rajoute à la pile, met son réveil aux aurores, et se pointe à 7h15, le jour suivant, devant les grilles. Il n’y a que six personnes qui l’y ont précédé. Une pluie fine ne cesse de tomber et de s’infiltrer dans les os malgré les parapluies déployés. On se serre les coudes devant l’adversité et l’on partage son expérience, à l’instar des quatorze personnages de la belle et triste nouvelle de Marcel Aymé. Akbar n’est pas le seul à revenir : sa voisine, habituée du lieu – elle a son chéri à Moscou – doit, tous les deux mois, se soumettre à ce rituel sans être assurée d’un résultat positif du premier coup. Elle les hait et préconise la révolution.

Est-ce cet arrosage qui fait croître rapidement la file d’attente ? quoi qu’il en soit, elle ne cesse de doubler de longueur et compte bien plus d’une centaine de personnes à l’ouverture. Il n’y a que quatorze coupes-file qui se présentent avant Akbar, et il arrive à franchir le rideau de fer à 9h15, et à atteindre un guichet – il évite celui de Ludmila – à 9h30. Le préposé, un jeune homme blond (ils le sont tous) et souriant (il n’a pas dû lire les instructions) l’accueille poliment, et examine la pile. Il scrute longuement l’invitation, puis lance : « c’est lettrrrre de grrrrand-mère de la campagne ». Interloqué, Akbar dit « Pardon ? » et Ivan (appelons-le Ivan) lui explique en souriant que lettrrrre pas d’entête, pas d’adrrrresse, pas numérrrro fax, pas de tampon, pas date naissance Akbarrrr. Ivan va devoir demander à son supérieur. Il pose le dossier de côté et Akbar attend.

À 10h, Ivan lui fait signe en souriant. Akbar revient, et s’entend expliquer que lettrrrre pas valable, et que, d’ailleurs, dans le formulaire de demande de visa, l’objet du voyage qu’il faut préciser n’est pas « conférence » mais « liens culturels », et qu’en conséquence le motif de demande de visa qui doit être mentionné est « humanitaire » (allo ? Kouchner ?), parce que c’est de la musique (si Ivan savait de laquelle il s’agit, il réviserait peut-être son opinion…) ; qu’il ne faut pas mettre le nom de l’organisme qui invite, parce qu’on ne sait pas qui sera le signataire de l’invitation. Et qu’en clair, conclut-il en souriant – Akbar comprend maintenant ce que « sourire maléfique » veut dire, et que sa regrettée mère avait raison quand elle lui disait, enfant, qu’il ne faut pas faire confiance à un monsieur qui sourit – il lui faudra rrrrevenir.

Akbar décide sur le champ qu’il ne reviendrrrra pas. Heaven can wait.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

La vérité est ailleurs, ou, de quelques célèbres gogos de Wikipedia et de l’internet

« Ma première visite devait être naturellement pour ce jeune homme de tant d’avenir, qui porte un des beaux noms de France, avec deux cent mille livres de rente et beaucoup de cravates blanches.

Ce jeune phénomène se nomme le comte Max de Canulard ; il est âge de vingt-cinq ans à peine et connaît toutes les langues possibles : le sanscrit, le javanais, le chinois, le thibétain, etc. Il est plus fort en droit français que Pothier, plus fort en droit allemand que Savigny, plus fort en droit anglais que Blakstone, plus fort en droit public que feu Vortel. Il est à la fois jurisconsulte, géomètre, mécanicien, astronome, idéologue. Il a une femme charmante qu’il néglige et des lunettes bleues.

Canulard veut être tout simplement chef d’un cabinet quelconque l’année prochaine. Peut-être accepterait-il en attendant une ambassade, Londres, Vienne ou Berlin; je ne dis pas qu’il n’irait pas jusqu’à la haute magistrature et à la cour de cassation. Qu’on ne lui parle pas de la cour des comptes ou du conseil d’État, il en ferait une question personnelle. »

— Mémoires de Bilboquet recueillis par un bourgeois de Paris. Librairie nouvelle, Paris, 1854.

L’avantage de Wikipedia sur ses pauvres consœurs, les encyclopédies imprimées, n’aura pas échappé aux fonctionnaires du Miniver (ni à ceux de Parthenay) : elle fait l’objet, et sans frais, du « processus de continuelles retouches (…). L’Histoire toute entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. »

Justement, à propos d’histoire : on vient d’apprendre que Ségolène Royal avait récemment rendu hommage, dans son blog, à un admirable personnage du XVIIIe siècle et de sa région, « Léon-Robert de L’Astran, humaniste et savant naturaliste mais également fils d’un armateur rochelais qui s’adonnait à la traite, [qui] refusa que les bateaux qu’il héritait de son père continuent de servir un trafic qu’il réprouvait. » Le problème est que ce personnage exemplaire aurait été inventé de toutes pièces, ce qui n’a pas empêché son entrée en 2007 dans le Panthéon du savoir sur l’internet, j’ai nommé la Wikipedia, d’où il vient d’être excommunié, maintenant que la vérité a changé et qu’il a donc fallu modifier le « contenu neutre et vérifiable » de l’« encyclopédie collective [et] universelle ».

N’accusons pas la candidate malheureuse aux plus hautes fonctions (à l’instar du Comte de Canulard, dont nous parlons en exergue) : elle n’est pas responsable de ce qu’elle a écrit, c’est, nous dit 20 minutes, sa collaboratrice, Sophie Bouchet-Petersen, qui en assume la négritude. Quoi qu’il en soit, l’auteure de cette bloguerie n’a pas fait preuve d’esprit critique en pompant ce qu’elle avait trouvé en ligne : c’est rapide, c’est facile, et donne ainsi l’impression d’en savoir plus que le lecteur ébahi et admiratif devant ces références historiques.

C’est aussi le cas de Jean-Louis Servan-Schreiber dans son récent ouvrage, Trop vite ! Pourquoi nous sommes prisonniers du court terme1. Paradoxalement – vu le titre et la thèse – il semble avoir été écrit très vite, trop vite. Publié en mai, il fait référence à des événements très récents (par exemple, le lancement de l’iPad, qui date de janvier 2010). Critique de la vitesse et de ses effets pernicieux sur l’individu et sur la société, il survole tel le Concorde un champ si vaste qu’il ne peut en parler que superficiellement (même s’il prend le temps de « placer » les noms de plusieurs membres de sa grande famille), voire de façon imprécise, victime de la hâte qu’il dénonce.

Ainsi, les abondantes citations qui émaillent son texte, et dont il ne signale pas la source, ne sont pas forcément entièrement fidèles à l’original (quand on a pu l’identifier), malgré les guillemets : la recopie intégrale (p. 49) d’un article du Monde daté du 27/1/2010, Le Parlement, surmené, dénonce la frénésie de lois, en omet entièrement le second paragraphe sans signaler cette suppression ; la longue citation de Bernard Stiegler (p. 73), dont on a trouvé la source plausible dans un entretien avec Marianne le 6/10/2008, en diffère pourtant sur plus d’un détail.

Ainsi, il qualifie Nick Carr (dont nous parlons ici depuis 2005), d’« écrivain » et d’« intellectuel patenté », tandis qu’il serait bien plus correct de le qualifier d’observateur et d’essayiste de l’impact des nouvelles technologies sur la société, l’économie et l’individu (ce que d’ailleurs Carr dit de lui-même, peu ou prou) ; Carr le fait avec intelligence et recul critique, mais ce n’est ni un « écrivain » ni un « intellectuel », à l’instar d’un Jacques Ellul, d’un Günther Anders ou d’un Paul Virilio.

Je doute que « personne jusqu’ici n’avait traité ce sujet en tant que tel », comme l’affirme son auteur. Depuis des dizaines d’années, cette accélération, non pas du temps mais de la cadence de nos activités est observée et critiquée. Dans The Subliminal Man (1963, traduit en français L’Homme subliminal), J.G. Ballard décrit une société prise dans une frénésie d’hyperconsommation dans laquelle on remplace à une fréquence incroyablement rapprochée des objets devenus obsolètes, conséquence directe de la « destruction créatrice » de Schumpeter. Ainsi, les routes sont pavées de façon à ce que les voitures de plus de six mois se déglinguent, ce qui accélère le passage vers de nouveaux modèles :

When the studs wore out they were replaced by slightly different patterns, matching those on the latest tyres, so that regular tyre changes were necessary, increasing the safety and efficiency of the expressway. It also increased the revenues of the car and tyre manufacturers, for most cars over six months old soon fell to pieces under the steady battering, but this was regarded as a desirable end, the greater turnover reducing the unit price and making more frequent model changes, as well as ridding the roads of dangerous vehicles.

Quant aux fours électriques, c’est tous les deux mois, la publicité omniprésente, explicite ou subliminale, entretenant ce rythme effréné :

‘Look, I don’t want a new infrared barbecue spit, we’ve only had this one for two months. Damn it, it’s not even a different model.’

‘But, darling, don’t you see, it makes it cheaper if you keep buying new ones. We’ll have to trade ours in at the end of the year anyway, we signed the contract, and this way we save at least five pounds.’

Et aussi : l’emballement incontrôlé des ordinateurs d’aujourd’hui (qui a causé – ou largement contribué à – la crise d’octobre 1987, connue sous le nom de Lundi noir) n’est qu’un avatar de celui des machines dont Charlot est l’esclave, dans Les Temps modernes en 1936, film critique explicite du fordisme. Ou enfin, l’exposition au nom si bien choisi, Le Temps, vite !, au Centre Pompidou, en 2000.

L’ouvrage de JLSS actualise le contexte d’un phénomène qui est loin d’être nouveau , tels la récente crise financière (mais est-ce une crise, ou les prémices d’un nouvel état de l’économie ?) et la gabegie de ressources annonçant une catastrophe écologique (il mentionne James Lovelock, dont nous avions traduit un entretien en 2006 à ce propos, et James Hansen, dont nous avions aussi parlé cette année-là). En conclusion, il se garde bien de fournir des solutions à des problèmes d’une grande complexité ou de prédire l’avenir, et met en garde contre le « refuge dans la pensée magique », tout en recommandant à chacun de « remettre un peu plus de long terme dans la pratique de sa vie », avec, comme exemple « le plus simple, le moins coûteux : la vogue montante de la méditation : (…) s’asseoir et faire silence en soi », à l’instar des moines bouddhistes comme Matthieu Ricard… Un peu New Age, non ?

Le bouddhisme à la JLSS n’est pas une philosophie de la fusion – dans l’autre, dans la société ou dans le grand rien – mais une confusion : c’est avant tout une aspiration égotiste, voire égoïste – terme que revendiquait explicitement Ayn Rand – à l’inverse de cette fusion, c’est une revendication du « droit au bonheur individuel » (p. 160), celui de « s’occuper de son corps », bref, de privilégier « notre métier, notre équilibre affectif, nos choix, nos vrais désirs » (p. 161). Or, un chapitre plus tard, il prône de « reconstruire un intérêt général collectif » (p. 183). Justement, ce qui en empêche l’émergence, n’est-ce pas le désir irrépressible de l’individu, encouragé par la société d’hyperconsommation que JRSS décrie aussi ? La réflexion sur la difficile articulation entre le je et le nous n’est pas le fort de cet ouvrage.

Ce n’est d’ailleurs pas la seule confusion : l’une comme l’autre aspiration – personnelle, globale –, implique, selon l’auteur, la prise de responsabilité : cette « constatation forte que chacun est responsable de son destin » (p. 160) est, selon lui, le fruit de précurseurs à l’instar de Freud, qui « a débloqué nos portes intérieures, aura contribué à nous déresponsabiliser, en même temps qu’il nous déculpabilisait » (p. 162). Trop vite, Mr Jean-Louis Servan-Schreiber… !

________________
1 Albin Michel, 2010. Le titre, en deux couleurs que nous avons reproduites ici, rappelle ce que JLSS disait déjà en 1992 dans Le retour du courage : « Ce monde trop plein me gave et m’étourdit. Le trop, trop vite, m’empêche de m’y sentier chez moi. »

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos