Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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17 novembre 2011

Life in Hell: il y a de quoi être étonné.

Classé dans : Langue, Lieux, Photographie — Miklos @ 19:59

“Vivos voco. Mortuos plango. Fulgura frango.” — Friedrich Schiller, Das Lied von der Glocke.

Jeff et Akbar sont étonnés comme des fondeurs de cloche. Ils en ont vu des vrais fondeurs à Villedieu-les-poêles (assez poilant comme nom de lieu, comme Trois-Pistoles ou Saint-Louis-du-Ha ! Ha !, qu’Akbar était allé visiter rien que pour ça, c’est d’ailleurs ce qu’ils ont de plus intéressant). La taille des cloches qu’ils produisent, vues de près, a effectivement de quoi les surprendre, mais ce sont surtout ces artisans qui doivent être sonnés quand la fonte de tels mastodontes échoue et qu’il en sort un objet qui cloche, ils doivent en entendre alors, des cloches ! D’où l’expression, qui remonte au moins au XVIe siècle :

Estonné. (…) On dit prov. qu’Un homme est estonné comme un Fondeur de cloches, qu’il est estonné comme s’il tomboit des nuës, comme si les cornes luy venoient à la teste, pour dire, qu’Il est surpris, estonné jusqu’au dernier point. (Dict. de l’Acad. franc., 1694)

Fondeur. (…) On dit prov. d’Un homme estonné de quelque chose de fascheux, qui luy arrive contre son attente, qu’Il est estonné comme un Fondeur de cloches. (ibid.)

Akbar a retrouvé cette expression dans le (très) Facétieux réveille-matin des esprits mélancholiques, ou le Remède préservatif (c’est le cas de le dire, murmure-t-il) contre les tristes, publié en 1565, et qui relate entre autre la mésaventure d’un Anglais qui « estoit incommodé de quelque mal qu’il avoit receu des faveurs d’Amour d’une certaine Normande » (je vous l’avais bien dit, susurre Akbar) et cherchait en conséquence un chirurgien.

L’Anglais en question tombe sur Pierre Loricard à qui il demande s’il ne connaît pas « un bon Surgen (surgeon, chirurgien, en anglais, précise Akbar) pour accommoder mon pice ». Loricard, croyant comprendre que l’individu cherche un bon Sergent (petit officier de justice, à l’époque, explique Akbar) pour s’occuper des pièces d’un procès qu’il a en cours, lui fait rencontrer incontinent (l’adverbe, précise Akbar, à ne pas confondre avec l’adjectif qui est pourtant aussi de circonstance mais autrement) un homme du métier de ses amis.

La rencontre a lieu dans la rue, le Sergent demande d’abord une avance sur frais, puis que l’Anglais lui montre les pièces en question. Ce dernier rétorque que « moy ne veux pas montrer mon pice devant les gens », ils se mettent donc à l’abri d’un portail. Le Sergent met ses lunettes pour lire, tandis que l’Anglais se dépêche de lui montrer la pièce « maléficiée dans le combat de Venus ». Et inévitablement :

Le Sergent, extrêmement surpris, crût que cet Anglois se mocquoit de luy (ou alors étant de ces 25% d’Anglois, selon les statistiques sociologiques d’Edith Cresson, ricane Jeff), & tout confus commence à luy dire.

— Comment, mon amy, est-ce ainsi que l’on se mocque des Ministres de Justice ! Je vous montrerai bien à qui vous vous jouez.

Le saisissant au colet, il commença à crier :

— Je fais haro sur cet insolent.

À ces cris, tout le monde y accourut, Pierre Loricard se trouva surpris aussi bien que luy, à qui ce pauvre Anglais estonné comme un fondeur de cloches, dit :

— Pierre Loricard, quel Surgent m’avez-vous mené ?

Le malheureux ne put s’en débarrasser (du Sergent, pas du mal en question) qu’en le payant encore une fois, et « fut contraint de chercher un autre Chirurgien ». Akbar se dit qu’un vrai sergent aurait dû faire sonner les cloches de CornevilleFaire la tournée des constats d’adultère., ce qui aurait peut-être évité que la dite Normande ne parte courir le guilledou avec comme conséquence la mésaventure de notre Anglais qui s’en est sorti bien sonné.

Akbar décide de faire un bref inventaire de quelques autres expressions qui mentionnent les cloches. Voici ce qu’il trouve :

- À cloche-pied.

- À la cloche (intelligent).

- Avoir des cloches aux pieds, sous les pieds (des ampoules).

- Avoir toujours quelque fer qui cloche.

- Boire comme un sonneur de cloches.

- Chapeau-cloche.

- Cloche à fromage (chaussette).

- Clocher devant les boiteux (tenter d’être fin devant des gens plus fins que soi).

- Clocher que dalle (être sourd).

- Clochettes (poches).

- Déménager à la cloche de bois (faire sortir ses meubles de son logement sans avoir payé le propriétaire et sans être vu du concierge).

- Entendre des cloches (être assommé, sonné).

- Entendre les deux cloches (les deux parties, le pour et le contre).

- Être à la cloche, filer la cloche (être clochard, sans domicile fixe).

- Être à la cloche (écouter).

- Faire sonner la grosse cloche (faire parler celui qui a le plus d’autorité).

- Fileur de cloches (misérable).

- Fondre la cloche (se déterminer à approfondir une affaire, prendre une dernière résolution pour une affaire).

- Gentilhommes de la cloche (ceux annoblis par les charges municipales, à cause de la cloche qu’on sonnait dans les élections).

- Il est comme les deux cloches (celui qui varie dans ses discours).

- Indiscret comme une cloche.

- N’être pas sujet à un coup de cloche (à l’heure, comme les moines, les chanoines).

- Pauvre cloche ! (expression favorite de Jeff)

- Penaud (ou piteux, ou triste) comme un fondeur de cloches (confus et muet, voyant qu’une affaire qui pouvait être bonne nous a mal réussi par notre faute).

- Ronfler comme un sonneur de cloches.

- Se taper la cloche (s’en envoyer plein la lampe, faire bombance).

- Sonner les cloches à quelqu’un (le gronder).

- Sous cloche (en préparation).

Si vous en connaissez d’autres, signalez-les moi, demande Akbar à ses fidèles lecteurs.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

11 novembre 2011

Guy Kahan, 27/10/1951-11/11/2011

Classé dans : Actualité — Miklos @ 16:22

Il est de ces êtres exceptionnels qui, lorsqu’on a la chance et le bonheur de les fréquenter, suscitent ce qu’il y a de meilleur en nous, nous font nous dépasser d’une façon ou d’une autre, nous montrent que même si la vie est souvent un combat perpétuel, ce combat, aussi désespéré soit-il, peut s’accompagner de joie, de générosité, de grâce. Tel était Guy.

Nous nous connaissions avant d’être nés.

Sa mère et mon père – tous deux veufs « de guerre » (le mari d’Annie, un des quatre rescapés du massacre d’une troupe de 2500 volontaires étrangers dans l’armée française envoyée comme chair à canon contre l’ennemi, et livré deux semaines plus tard à la Gestapo ; la femme de Meyer disparue en fumée dans les brumes de la Pologne occupée) – avaient travaillé ensemble au bureau de l’Agence juive à Paris en 1948. Après leurs remariages respectifs, elle avec Sydney et lui avec Rita, nous sommes nés à deux ans d’intervalle.

Il se souvenait de notre première rencontre, disait-il ; il avait trois ans et moi cinq, il se souvenait du déguisement de marin que je portais ce jour-là – impossible, avais-je répondu, tu dois confondre avec l’uniforme que j’ai porté des années plus tard (autre forme de déguisement, il est vrai), c’était peut-être celui de cuisinier, une grande louche à la main ?

Né paralysé des membres inférieurs, il pouvait, enfant et adolescent, écrire et dessiner, ce qu’il faisait avec un don exacerbé par le savoir intime qu’il devait l’utiliser autant que faire se peut, sans relâche, tant qu’il le pouvait encore. Car la maladie progressait, et il n’aurait dû dépasser l’adolescence. Il avait fêté ses 60 ans il y a deux semaines, j’étais à ses côtés.

Au fil des années, il avait perdu toute capacité de mouvement, à part celle du bout d’un doigt avec lequel il pouvait appuyer sur la sonnette pour appeler Danny, son aide dévoué corps et âme, qui accomplissait pour lui tous les gestes du quotidien, depuis qu’Annie, la maman de Guy, avait perdu ses forces physiques, puis sa mémoire. Guy pouvait heureusement parler, et nous nous parlions au moins une fois par semaine, malgré les milliers de kilomètres qui nous séparaient depuis de nombreuses années.

Avant, nous nous voyions très régulièrement et avions de longues discussions. Son humour, son intelligence, sa sensibilité, rayonnaient. Il s’intéressait à tout, et son sens de l’observation était décuplé du fait de son handicap croissant. Il ne s’y attardait pas, et, soutenu par Moshé Feldenkrais lui-même puis après par ses élèves, ce qu’il perdait graduellement en motricité, il l’exerçait menta­lement : on n’était pas choqué de l’entendre dire qu’il était pressé et qu’il devait maintenant courir faire autre chose. Il m’en parlait de temps à autre, ce n’est qu’en lisant récemment Musicophilia d’Oliver Sacks que j’ai finalement compris, des décennies plus tard, ce qu’il réalisait ainsi.

L’art tenait une place importante dans sa vie. Ne pouvant plus dessiner, il contemplait longuement et attentivement des reproductions d’œuvres de genres et de périodes très différents. Adolescent, c’étaient Michelange, Le Titien, Rubens, Rembrandt, goûts que je partageais passionnément… Il avait une grande admiration pour les estampes japonaises, et en avait acquis une connaissance profonde. Récemment, il s’intéressait au rococo et notamment à François Boucher et surtout à ses paysages – je me demandais bien pourquoi tout en me disant qu’il devait y trouver des qualités que je n’étais pas à même de percevoir – et m’avait demandé de lui apporter des livres comprenant des reproductions de ses œuvres. J’y avais rajouté – comme cadeau d’anniversaire – un très bel ouvrage, Poussin, Watteau, Chardin, David… – Peintures françaises dans les collections allemandes XVIIe-XVIIIe siècles. Il m’a dit plus tard que c’était le plus beau livre d’art qu’il avait jamais eu (il lui arrivait d’exagérer gentiment).

Il écrivait. Il l’a fait toute sa vie, d’abord à la main, puis en dictant à l’un ou l’autre des amis qui, d’une fidélité à toute épreuve et d’une générosité sans calcul, l’entouraient de tout temps. Pas tellement par admiration – il était admirable – mais plus encore par amour : on ne pouvait ne pas l’aimer. Il écrivait des poèmes, des essais. Sur la perception du corps, qu’il avait bien plus fine et profonde que tous ceux d’entre nous qui prenons notre corps pour acquis, moteur qui fonctionne de lui-même sans qu’on y pense réellement ; mais aussi sur la philosophie, qu’il avait étudiée à l’université, et dont il aimait tant débattre avec moi, et sans doute avec ses autres amis.

Il écoutait beaucoup de musique avec une attention si concentrée qu’il pouvait y entendre ce qu’un auditeur non averti ne percevait pas ; c’était les sixties, et c’était ce qu’il connaissait et aimait (comme moi, d’ailleurs) : Simon et Garfunkel, Rita Pavone, le Festival de San Remo… Peu de classique, cela pouvait aller jusqu’à Tchaïkovski, et encore. Un jour, je me suis dit – je ne sais ce qui m’avait suscité cette idée – qu’avec cette capacité qu’il possédait il fallait que je lui fasse aimer celle que j’aimais le plus, celle de Bach. Je lui fis écouter la cantate BWV 106, Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit, plus connue aussi sous le nom d’Actus Tragicus, dans l’interprétation que je trouve encore aujourd’hui, plus de quarante ans plus tard, particulièrement belle, sobre et émouvante.

Je lui en fis ce qu’aujourd’hui je sais qu’on appelle une analyse – je n’avais jamais appris à le faire, je n’en avais jamais fait avant et je n’en ai jamais refait, c’est du genre de miracles que Guy suscitait –, lui expliquant, lui chantant ce qu’il allait entendre, en en décortiquant l’instrumentation (ah ! ce duo de flûtes dans l’ouverture !), les mélodies, leurs modes et leur tricotage polyphonique… Il y a à peine quelques mois, il me disait encore qu’il n’avait pu dormir la nuit suivante, et que sa vie en avait changé. Il a commencé alors à s’intéresser à la musique classique, j’ai continué à lui faire écouter des disques de ma collection, puis il s’est forgé son propre goût, est allé aux concerts, a fait connaissance de musiciens qui ont immédiatement sympathisé avec lui. Nous comparions nos découvertes, nous discutions de pied ferme de nos choix parfois incompatibles.

Mais c’est surtout ma vie qui a changé à son contact : j’ai appris à mieux écouter et voir, en moi et autour de moi. Même si nous ne pouvions nous rencontrer que plus rarement du fait de la distance qui nous séparait dorénavant, nous nous parlions au moins une fois par semaine, et il était si intensément présent qu’il me semblait qu’il n’était jamais vraiment loin de moi. Il le restera toujours, mais sa voix me manquera. Je l’ai entendue il y a deux jours sur mon répondeur téléphonique, à mon retour d’un voyage. À son habitude, avec ce ton détendu et encourageant, il me priait de le rappeler. Il était trop tard pour le faire ce soir-là, le lendemain j’ai appris son hospi­ta­li­sation puis son décès un jour plus tard.

On m’a rapporté qu’autour de la tombe de Guy s’est retrouvé un nombre considérable de ses amis qui, pour la plupart, ne se connaissaient pas, n’avaient pas vent de leur existence respective, à l’exception du noyau dur d’une demi-douzaine de ses amis de lycée. Ils pouvaient ignorer jusqu’à des détails tels que son âge ou ses publications, tout en en connaissant d’autres pas forcément moins intimes.

Chacun d’eux jouait un rôle précis dans la vie de Guy, était chargé d’une tâche bien définie. Guy ordonnait tout, contrôlait tout, organisait tout, sans un geste. Tout était parfaitement planifié dans sa tête, et il demandait gentiment à l’un ou à l’autre, en s’excusant souvent avec profusion, ce qu’il souhaitait qu’il fasse.

Étais-je surpris de ce strict cloisonnement ? Pas vraiment : je connaissais quelques-uns de ses amis d’enfance, que j’avais rencontrés épisodiquement avant que la distance nous sépare. Mais depuis, personne. Quand je venais le voir, nous étions en général en tête-à-tête, et il veillait même à ce que je ne croise personne d’autre par hasard. Ce n’est qu’à l’occasion de son dernier anniversaire que j’ai finalement rencontré Kermit, une de ses plus vieilles amies qu’il connaissait depuis plus de trente ans et dont il m’avait parlé de temps à autre.

Étais-je surpris de cet ordonnancement si précis ? Pas vraiment : lorsqu’au téléphone il me demandait par exemple d’effectuer une recherche d’un ouvrage qui l’intéressait, il me dictait la démarche à suivre, pas à pas. Ou tentait de le faire, car je résistais gentiment pour le faire à ma façon. Parfois je le lui faisais comprendre parfois non, mais le livre désiré finissait presque toujours par être rapidement localisé. À mon voyage suivant, je le lui apportais, ou c’était un ami qui, partant d’un pays à l’autre, faisait la commission.

J’ai finalement réalisé que nous étions ses membres, ses mains, ses doigts et ses phalanges, ses jambes et ses pieds. Il les articulait tous indépendamment (car il est plus facile de contrôler un paramètre indépendant que deux qui interagissent), mais en harmonie et avec efficacité pour une finalité suprême : la vie. Sa tête était une machine à penser, quasi infaillible.

Mais nous étions aussi ses amis, et c’est son cœur qui nous maintenait tous liés à lui. Maintenant, à tâtons, nous apprendrons peut-être à nous connaître et à établir entre nous ces réseaux qui passaient jusqu’ici tous par lui.

Il y a deux jours, une trentaine de ses amis s’est réunie pour évoquer leurs souvenirs et parler du futur. J’en étais. Tous m’étaient inconnus sans l’être vraiment – Guy mentionnait parfois l’un ou l’autre – à l’exception de deux ou trois d’entre eux que j’avais vus pour la dernière fois il y a plus de quarante ans. Lior, je l’ai finalement reconnu à la posture de son corps et à sa façon de se déplacer, sorte de signature que je n’aurais jamais remarquée si je n’avais connu Guy.

Tous avaient entouré Guy et fait corps avec lui comme les abeilles auprès de leur reine. Le noyau dur était composé de huit ou neuf élèves du lycée où il était entré adolescent : l’apercevant porté dans les marches du bâtiment par son beau-père Arieh (qu’Annie avait épousé après son divorce de Sydney), lui-même handicapé, certains s’étaient empressé de vouloir l’aider et depuis ne l’avaient plus quitté tout au long de sa vie. « Les vendredis soirs, les autres élèves sortaient faire la fête, nous allions rendre visite à Guy dans sa chambre », raconte Lior. Au fil du temps, ils lui ont fait connaître leurs conjoints et leurs enfants. Et même après son décès : Lior était venu à cette réunion accompagné de son neveu, qui avait entendu souvent parler de Guy mais ne l’avait jamais rencontré en personne.

L’autre groupe, plus disparate en âge, était composé des élèves de Feldenkrais – depuis la toute première, Mia, que j’avais rencontrée à plusieurs reprises à l’époque – et d’autres praticiens de cette méthode. Ils s’étaient succédés auprès de Guy et avaient contribué à sa santé physique et psychique. Ce jour-là, ils témoignaient de ce que lui leur avait apporté : devant ce corps déformé et inerte qui défiait toutes leurs connaissances, devant cet esprit qui allait à l’essentiel, ils devaient apprendre eux-mêmes à l’approcher, à s’adapter. Cette intimité physique ne pouvait se faire sans intimité psychique : ils sont tous devenus ses amis.

Ces amis veulent maintenant s’atteler à faire fructifier ce qu’il a laissé : les écrits qu’il leur avait dictés tout au fil de sa vie, les rushes d’un film documentaire, mais aussi l’expérience probablement unique de la pertinence de la méthode Feldenkrais pour le soutien à des handicapés si profonds.

Lui qui m’avait souvent parlé de Gurdjieff – maître pour certains, charlatan sectaire pour d’autres – qu’il avait lu et étudié attentivement en faisant la part des choses (et par qui, semble-t-il, Feldenkrais aurait été inspiré notamment en ce qui concerne la connaissance de soi), n’était-il pas finalement un de ces hommes les plus remarquables qu’il nous a été donné de rencontrer, un maître pour nous tous ?

Guy avait de qui tenir : Annie a été présente à ses côtés sans faillir, s’est occupé de lui tant qu’elle le pouvait encore, sans jamais s’apitoyer sur leurs sorts respectifs. Elle lui a redonné courage quand, adolescent, il commençait à lâcher prise devant la tâche qui aurait semblé impossible à tout être quelque peu lucide : celle de continuer à vivre tout en perdant inéluctablement ses capacités physiques. Elle lui a transmis sa détermination dans la durée, son humour, incisif sans être méchant. Cette très belle femme, souvent souriante, était lucide et perceptive, mais jamais résignée. Ce n’était pas du côté de la médecine qu’il fallait se tourner – certains médecins ne pouvaient concevoir que Guy puisse même être vivant avec cette pathologie –, mais en soi, pour tenter de faire face aux problèmes petits et grands, en vivant normalement. Et c’est ainsi que Guy avait rejoint ce lycée municipal après quelques années dans une école spécialisée, puis fait des études universitaires, sans aucune concession sur la qualité de ce qu’il devait produire.

Depuis quelques années, sa mémoire s’est altérée. Elle qui m’avait tutoyé depuis ma naissance, me vouvoie maintenant et me demande à tout bout de champ où j’habite, si j’ai de la famille… Mais il suffit que je prononce le prénom de ma mère ou de mon père pour qu’elle s’écrie avec chaleur « Ah, Rita… ! nous étions de si bonnes amies ! J’ai été tellement triste d’apprendre son décès !… Meyer, je me souviens très bien de lui… ». Ce ne sont « que » les faits qu’elle a oubliés – ainsi, elle ne « sait » pas que Guy est mort (bien qu’une amie bien intentionnée mais pas très intelligente lui avait asséné la nouvelle sans relâche dans l’intention que l’information s’inscrive dans son cerveau, heureusement – vu son état – sans succès). Mais le souvenir des émotions et des sentiments est d’évidence intact.

Il en va de même avec son sens du raisonnement, et donc de sa capacité à participer activement à une discussion, telle celle que j’ai eue avec elle et à son initiative il y a deux jours sur les avantages et désavantages d’être célibataire ou marié. Elle a aussi conservé son humour, tant celui de comprendre et de rire à une incongruité intentionnelle qu’on raconte en sa présence que de faire un bon mot à brûle-pourpoint et à bon escient ou de lancer une petite pique bien placée mais jamais bien méchante à son interlocuteur.

Elle n’est pas consciente de ce malheur inqualifiable, celui d’avoir perdu son fils auquel elle avait consacré sa vie ; est-ce un signe de clémence de leur sort tragique qui lui a fait perdre la mémoire en même temps que la santé de son fils se dégradait ?

Elle n’est pas consciente non plus que Danny, l’aide dévoué qui s’est occupé avec tant d’attention de Guy pendant plus d’une quinzaine d’années, puis d’elle quand son état s’est altéré, devrait quitter le pays maintenant que Guy est décédé, à moins d’une décision improbable du ministère de l’intérieur lui permettant de rester pour elle.

Enfin, elle n’est heureusement pas consciente que sa belle-fille essaie, jusqu’ici sans succès, depuis quelques mois et donc avant la mort de Guy et en faisant pression sur lui, d’évincer Annie de la chambre qu’elle occupe depuis son mariage avec son père, Arieh, afin de la récupérer et la réunir à l’appartement voisin qu’elle occupe. Elle a récemment ajouté que maintenant Annie peut très bien s’installer dans la chambre et dans le lit de son fils, puisqu’elle n’est pas consciente de sa disparition.

Il y a des tragédies qui n’en finissent pas.


Guy Kahan: [à gauche] Du défaut à la perfection. La plénitude de la vie dans un corps défectueux. Introduction de Dr. Moshe Feldenkrais. 1979.
[à droite] Croquis dans la conscience : images du monde intérieur. Illustrations de Nachum Miller. 1985.

27/10/1951-11/11/2011 ,יונתן כהן

Classé dans : Actualité — Miklos @ 16:22

ישנם בני-אדם יוצאי-דפן, שכאשר מתמזל לנו להכירם ולבלות במחיצתם, מביאים אותנו להתעלות מעל עצמנו, ומראים לנו שאפילו אם החיים הם מאבק מתמיד, אפילו אם המאבק הוא נואש, הוא יכול להתלוות בשמחה, ברחב-לב, בחסד. כזה היה יונתן.

משותק מלידה במחצית גופו התחתונה, הוא כתב וציר בנערותו ובצעירותו. הוא עשה זאת בכשרון ובאינטנסיביות המחוזקים בידיעה האינטימית שעליו לנצלם בכל רגע, ללא הרף, כל עוד היה מסוגל לכך. כי המחלה התפשטה, ולא היה צפוי שיחיה מעבר לילדות או לגיל ההתבגרות. לפני שבועיים, הוא חגג את גיל ה60 והייתי לצידו.

במהלך השנים, איבד יונתן כל כשר תנועה מלבד בקצה אצבע ידו הימנית, בו השתמש כדי ללחץ על פעמון כדי לקרא לדני, עוזרו המסור בגוף ונפש, אשר בצע עבורו את כל תנועות היום-יום, מאז שאזלו כוחותיה וזכרונה של Annie, אימו של יונתן. למזלו, יכולת הדבור של יונתן לא נפגעה, ונהגנו לשוחח לפחות פעם בשבוע למרות אלפי הקילומטרים שהפרידו בינינו מזה שנים רבות.

הוא נהג לומר שזכר את פגישתנו הראשונה, בעודו בן 3 ואני בן 5. לדבריו, הייתי מחופס באותו יום כמלח. לא יכול להיות, הייתי אז עונה, אתה כנראה מתבלבל עם המדים שלבשתי שנים לאחר מכן (סוג אחר של תחפסת, אם תרצה), הייתי אולי לבוש באותו יום כטבח? פגישתנו לא היתה אקראית, אמו ואבי עבדו ביחד עוד לפני שנולדנו.

נהגנו להפגש לעיתים רגילות, ונהלנו שיחות ארוכות. חוש ההומור שלו, שנינותו, רגישותו הקרינו מעין אור גנוז. הוא התענין בכל דבר, וחוש הבחנתו הפנימי והחיצוני התחזק ככל שגופו נחלש. הוא לא התמקד על כך, ובסיועו של משה פלדנקרייז ולאחר מכן של תלמידיו, את מה שאיבד פיזית בהדרגה, היה מתרגל נפשית: לא היה זה מפתיע למכריו לשמע מפיו שהוא צריך למהר ולרוץ לעסוק באיזה-שהוא דבר. מדי פעם, הוא היה מספר לי על כך, וזה רק לאחרונה, בקראי את Musicophilia של Oliver Sacks שסוף-סוף הבנתי, אחרי עשרות שנים, את מה שלמעשה ביצע באפן זה, בעבדו בצורה דינאמית על התמונה המנטלית של גופו על.רמ"ח אבריו ושס"ע גידיו.

האמנות טפסה מקום מרכזי בחייו. משנמנע ממנו הכשר לציר, היה מתבונן ארוכות וברכוז ברפרודוקציות של יצירות מתקופות וסגנונות שונים. בצעירותינו, היו אלה Michelangelo, Titian, Rubens, Rembrandt, וטעמינו התאימו במאד מאד… הוא העריך מאד את חתוכי-העץ היפנים, ופתח עם הזמן ידע עמוק בהם. לאחרונה, התענין ברוקוקו הצרפתי, ובמיוחד בציורי הנוף של François Boucher – קשה לי היה להבין את הסבה לכך, עם זאת תארתי לעצמי שמצא בהם תכונות מיוחדות מעבר לכשר הבחנתי – ובקש ממני להביא לו מצרפת שני ספרים עם רפרודוקציות של יצירותיו. כמתנת יום הולדת, הוספתי להם ספר גדול ונאה על אודות יצירות Poussin, Watteau, Chardin, David ואחרים, חלקם ידועים לו ואחרים לא. ימים ספורים לאחר מכן, כשהייתי בחזרה בפאריס, אמר לי בטלפון שזהו ספר האמנות היפה ביותר מאלה שברשותו (הוא נהג לפעמים להגזים בתודותיו).

הוא כתב. במשך כל חייו. מתחילה ביד, ואחר מכן בהכתבה לידידיו, ידידים נדיבי-הלב ונאמנים ללא פגם וסיג, אשר ליווהו מאז ומתמיד. לא כל-כך מתוך הערצה – על אף שהיה דמות נערצת מכל – אלא למעשה מתוך אהבה. אי-אפשר היה שלא לאהב אותו. הוא כתב שירה, מסות: על תודעת הגוף, שהייתה לו עמוקה וחדה ללא שעור בהשואה לאלה מאיתנו עבורם הגוף הוא נתון, מכונה הפועלת מעצמה ללא מתנת דעת; על פילוסופיה, אותה למד באוניברסיטה ואודותיה אהב כל-כל להתוכח איתי, וכנירא עם יתר ידידיו.

הוא נהג להקשיב הרבה למוזיקה, ברכוז כה רב שאפשר לו להבחין בה את שמאזין רגיל לא היה מסוגל לשמע; אלה היו שנות הששים, וזה מה שהכיר ואהב (כמוני, דרך אגב): Simon and Garfunkel, Rita Pavone, Festival di San Remo… מעט קלאסיקה, ולכל היותר Tchaikovsky. ביום בהיר אחד החלטתי – אין לי מושג איך עלה הרעיון לראשי – שבגלל אותו כשר או כשרון בו חונן, היה עלי לאהיבו בזו שהיתה אהובה עלי ביותר, זו של Bach. השמעתי לו את הקנטטה מס’ 106, Gottes Zeit, הידועה גם בכנוי Actus Tragicus, בבצוע אותו אני עדיין מחשיב, 40 שנה מאוחר יותר, כיפה ביותר, עצור ומרגש עמוקות בו בזמן.

עשיתי עבור יונתן מה שאני יודע כיום שקוראים אנליזה מוזיקלית – מעולם לא למדתי לעשות דבר כזה, לא עשיתיו לפני אותו יום ולא לאחריו, זהו מסוג ה"ניסים" שהתחוללו במחיצתו, הסברתי לו מה הוא ישמע, כל כלי וכלי ותפקידו המיוחד, השלוב ביניהם (וכבר בפתיחה, הדואט הפשוט והנפלא של שני החלילים), את הלחנים, המודוסים שלהם ושלובם הפוליפוני… לפני מספר חדשים, הוא שוב הזכיר את אותו מעמד, שלאחריו לא היה מסוגל לישון כל הלילה, ואיך הוא שינה את חייו. הוא אכן החל להתענין "ממש" במוזיקה קלאסית, תחילה ביצירות ובבצועים שהבאתי לו מתוך אוספי ואשר שיקפו את טעמי, ועם הזמן הוא פיתח את טעמו האישי (עוד נושא לווכוחים לוהטים בינינו), החל ללכת לקונצרטים באודיטוריום מאן, ולהכיר ולהתידד עם מוזיקאים מקצועיים.

אבל אלה בעיקר חיי אשר השתנו במחיצתו. למדתי להקשיב ולהסתכל יותר טוב בעצמי וסביבי. אף אם פגישותינו נעשו נדירות יותר בעקבות המרחק שהפריד בינינו, נהגנו לדבר בטלפון לפחות פעם בשבוע, והרגשת נוכחותו היתה כה עזה שנדמה היה לי שלא היה רחוק ממני. הוא ישאר לעולם קרוב, אך קולו יחסר לי לעולם. שמעתי אותו לפני יומיים על המשיבון, עם חזרי מנסיעה. כרגיל, באותו קול שקול ומעודד, בקש ממני להתקשר אליו בחזרה. השעה הייתה מאוחרת מדי באותו ערב, למחרת נודע לי על אשפוזו באותו לילה ועל פטירתו יום אחד לאחר מכן.

נמסר לי שבעת ההלויה נמצאה קבוצה גדולה מאד של אנשים, כולם חברים של יונתן, אך שלא רק שלא הכירו זה את זה, אלא שאף לא ידעו על קיומם ההדדי, מלבד חצי-תריסר ידידיו מהתיכון. הם אף לא ידעו אי אילו פרטים מחייו כגון גילו או פרסומיו, ובו בעת יכלו להוודע לעובדות אחרות לא פחות אינטימיות.

כל אחד מאלה שיחק תפקיד מדויק מאוד בחייו של יונתן, מילא משימה מוגדרת היטב. יונתן אירגן את הכל, שלט בכל וביקר את הכל מבלי להזיז אצבע. הכל היה מתוכנן בראשו, והוא אז ביקש באדיבות רבה ובהתנצלות מופלגת מזה או מזה לבצע עבורו דבר-מה.

האם הופתעתי ממידור זה? למעשה, לא: היכרתי לפחות חלק מידידי הנעורים שלו, אותם נהגתי לפגש מידי פעם לפני שהמרחק הפריד בין יונתן לביני. אבל מאז, אף אחד, אלא אם כן הזדמן לצרפת, ואז יונתן קישר בינינו. בביקורי לא נכח איש, ויונתן אף דאג שלא נזדמן להיפגש באקראי. וכך היה שרק ביום הולדתו האחרון הכרתי את קרמיט עליה שמעתי מפיו מדי פעם מזה למעלה משלושים שנה.

האם הופתעתי מהאירגון המדויק כל-כך? למעשה, לא: כשהיה מצלצל אלי כדי שאאתר ספר אותו רצה שארכוש עבורו, נהג להכתיב לי כל צעד ושעל, או לכל הפחות ניסה לעשות זאת, כי אני לאו דוקא צייטתי, על-מנת שאוכל לחפש בדרך הנוחה לי. לפעמים הודעתי לו על כך, לפעמים לא. וכך נהגתי למצא את הספר בו רצה ולהביאו בביקורי הבא, או להעבירו באמצעות ידיד שלו או שלי.

זה עתה היבנתי סוף-סוף שכולנו היינו ידיו, אצבעותיו, רגליו ופרקיו, רמ"ח איבריו וסש"ע גידיו. הוא הפעיל את כל אחד בנפרד (כי קל יותר לשלוט על פרמטר עצמאי מאשר על שני פרמטרים משולבים), אך בהרמוניה וביעילות הנחוצה לביצוע המשימה העליונה: החיים. ראשו פעל כמכונת חשיבה כמעט מושלמת.

אך כולנו היינו ידידיו, וזהו ליבו אשר קישר אותנו אליו. ועתה, יהיה עלינו לגשש ולמצא כיצד להכיר זה את זה, ולרקום את הקישורים שעברו עד עתה דרכו.


7 novembre 2011

Life in Hell : fet’ la fet’

Classé dans : Actualité, Langue, Publicité — Miklos @ 2:44

En moins d’un clin d’œil et de deux plans d’austérité, Akbar voit arriver la période des fêtes, les poches plus que vides mais le cœur plein (l’inverse, il le sait, ne fait pas le bonheur). Que va-t-il donc pouvoir offrir à Jeff (qui d’ailleurs la fera ailleurs, la fête) ?

Quelle chance ! il trouve dans sa boîte à lettres une publicité pour des cartes de vœux 2012 « prix direct fabricant », des « tarifs dégressifs les plus bas du marché », 0,39 € pour « + de 1 000 ex », ça ne fait pas cher la carte, je peux me permettre, se dit Akbar, mais je me demande bien comment ils font pour vendre des cartes à 0,00039 € pièce !

Un coup d’œil et il comprend : c’est sur les lettres qu’ils rognent, comme ils le font d’ailleurs dans leur Édito.

Akbar réfléchit au message qu’il pourrait composer avec le moins de lettres possible, pour baisser encore les prix : « Cher… », non c’est trop cher. « Jef (c’est clair que c’est encore cher mais pas trop, et avec un f en moins ça se prononce de toute façon à l’identique), je te présente mes meilleurs vœux pour 2012. Akbar. ». Enfin, si c’est sur la carte, c’est clair que je les lui présente, donc je peux faire sauter trois mots d’un coup. Et puisque je signe, c’est aussi clair que ce sont mes vœux. Voyons ce que ça donne : « Jef, meilleurs vœux pour 2012. Akbar ». La qualité du papier (« couché – moi je ne le suis pas encore, marmonne Akbar – mat 300 G – ce qui fait tout de même 300 kg, si l’on multiplie par 1 000, s’inquiète-t-il – vernis UV brillant sélectif sur l’image ») démontre bien que ce sont mes meilleurs vœux jusque là, donc je laisse : « Jef, 2012. Akbar ».

Il espère avoir réduit ainsi ses coûts de communcation à l’aide de cet éditeur vraiment spécialisé. Ou vraiment très spécial.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

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