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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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30 juin 2013

La condition humaine

Classé dans : Littérature, Philosophie, Photographie, Société — Miklos @ 16:28


Street art.
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«Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consom­mateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpé­tuel­lement instable et perpé­tuel­lement rompu, qu’il rétablit perpé­tuel­lement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des méca­nismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit fixer (le regard “fixé à dix pas”). Voilà bien des précautions pour empri­sonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immé­dia­tement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre. »

Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. 1943.

27 juin 2013

Holy cow! Did you know that the real author of Roget’s Thesaurus was…

Classé dans : Langue, Sciences, techniques — Miklos @ 14:49

Upon searching for the earliest occur­rences of the interjection Holy cow! (not to be confused with the sacred Indian mammal), one might be amazed to discover, courtesy of Google Books, that it was already present in Devotions Upon Emergent Occasions, a 1623 work of prose by the great English poet John Donne (whose magnificent, elegiac, Go and catch a falling star we quoted in extenso a few years ago). Additional surprise, the parallel title of this collection of peculiar devotions is “Roget’s Thesaurus”, as exemplified below.

While Donne has also been known for his erotic poetry, it is quite surprising to see him use such foul (“vulg.”) language as Holy shit!

But poets will be poets, and Google metadata will be Google metadata…


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24 juin 2013

L’art pompier

Classé dans : Arts et beaux-arts, Photographie — Miklos @ 0:10


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23 juin 2013

Des diverses acceptions de Tête de Turc et de l’utilité particulière des dynamomètres

Classé dans : Langue, Littérature, Peinture, dessin, Sciences, techniques — Miklos @ 23:19


À gauche : tête-de-turc dans une foire. (
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À droite : caricature d’Albert Hahn, 1918. (
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Têtes de Turc

Le Trésor de la langue française donne comme sens premier de cette expression un objet de foire servant à mesurer sa force – Théophile Gautier s’y était essayé avec succès, comme on le verra – et qui, s’il existe toujours, a changé de forme (on ne tape plus sur les Turcs si ce n’est politiquement), tandis que le dictionnaire de Delvau en donne le sens figuré tout en mentionnant brièvement sa dérivation. Quant au dynamomètre, dont la tête de turc de foire en est une déclinaison, il a d’autres usages, comme on pourra le constater dans le fort délicieux conte (a)moral qui suit.

Tête de Turc, s.f. Homme connu par ses mœurs timides et par son courage de lièvre, sur lequel on s’exerce à l’épigramme, à l’ironie, à l’imper­ti­nence, — et même à l’injure, — assuré qu’on est qu’il ne protestera pas, ne réclamera pas, et ne vous cassera pas les reins d’un coup de canne ou la tête d’un coup de pistolet.

C’est une expression de l’argot des gens de lettres, qui l’ont empruntée aux saltimbanques.

Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte. Argots parisiens comparés. E. Dentu, éditeur. Paris, 1867.

Tête de Turc. Dynamomètre sur lequel on essaie sa force, dans les foires, en frappant sur une partie représentant une tête coiffée d’un turban ; p. anal., personne prise pour cible de critiques, de plaisanteries ou de railleries.

Trésor de la langue française informatisé, article « tête », 1994.

Un jour, dans je ne sais plus quel jardin public, il [Théophile Gautier] donna sur la « tête de Turc » un coup de poing qui marqua cinq cent vingt livres au dynamomètre. Bien souvent je l’ai entendu s’en vanter et dire : « C’est l’action de ma vie dont je suis le plus glorieux. »

Maxime Du Camp, Théophile Gautier, p. 20. Librairie Hachette, Paris, 1890.

Le Dynamomètre

I

– Et tu es convaincu que ta femme te trompe ? fit le substitut Vessaride à son ami Cuminet qui le venait consulter sur un fait douloureux.

– Certainement ! répondit Cuminet à son ami le substitut Vessaride.

– Quelles raisons as-tu de le penser ?

– Toutes. Hortense n’est plus la même avec moi. Aucune impatience de mes caresses. Une joie mal dissimulée quand je la quitte. Affectation de petits soins ridicules. Elle parle toujours de sa fidélité, ce qui est un autre fâcheux présage. Je gagne maintenant au jeu, moi qui y perdais toujours. Il me semble entendre rire quand j’ai le dos tourné.

– Tout cela ne suffit pas, mon pauvre Cuminet, à prouver que tu es cocu, comme tu sembles le souhaiter.

– Aussi ai-je trouvé un moyen infaillible d’être sûr de mon affaire.

– C’est une supériorité que tu auras là sur beaucoup de maris que le doute torture.

– Et c’est très simple. Un ingénieur italien a imaginé un dynamomètre qu’on installe fort aisément dans le sommier du lit conjugal. Toute pesée exercée sur le lit le met en action et un curseur, comme celui des thermomètres à maxima et à minima, marque le poids maximum que le sommier ait supporté pendant un certain temps. J’installe cet appareil dans la chambre de ma femme. Je feins une absence de quelques jours et surtout de quelques nuits. Je sais à merveille, au retour, si elle a couché seule.

– Tu connais exactement le poids de ta femme ?

– Cent soixante. Je l’ai menée ce matin traîtreusement au Louvre, sous prétexte de lui faire un cadeau, mais, en réalité, pour me fixer sur ce point.

Le substitut Vessaride eut son mauvais sourire.

– Il ne doit pas s’ennuyer, fit-il. Et quand pars-tu ?

– Ce soir même.

– Et quand reviens-tu ?

– Dans trois jours. Je constate les indications du dynamomètre sans rien dire.

– Tu viens me retrouver. Je te choisis un avoué et nous introduisons une bonne petite instance en divorce basée sur un fait d’une certitude mathématique, ce qui est rare vraiment.

– Adieu. Je vais envoyer Hortense faire une commission pour moi, et, pendant ce temps-là, je dresserai la perfide machine. Je crois que je rirai dans trois jours.

– C’est tout ce que ça vaut, conclut le substitut Vessaride.

Et, après l’avoir quitté sur une chaleureuse poignée de main, son ami Cuminet fit exactement tout ce qu’il avait dit.

II

Ce Cuminet était-il vraiment cocu ? Ne l’outragez pas d’un doute à cet égard. En revenant de le conduire au chemin de fer, Hortense s’était arrêtée au premier bureau de télégraphe. Elle y avait adressé une dépêche au joli vicomte Pigelevent de Moncey, lui donnant un avis immédiat de son veuvage. Le soir même elle viendrait dîner avec lui. Je n’ai point à vanter les charmes d’une personne dont les bascules du Louvre se sont chargées de faire l’éloge, et un éloge éloquent. Les cent soixante livres que pesait, en effet, madame Cuminet, étaient réparties fort aimablement sur sa personne, accumulées aux bons endroits et bien en main pour qui en voulait éprouver la solide réalité. Ce n’était pas de méchantes livres fournies un peu partout et jusque dans les attaches. Une belle harmonie, une pondération radieuse donnait de ce bel ensemble une impression de souplesse et presque de légèreté. Un peu de l’âme de madame Cuminet, qui rayonnait sur son corps. Ce tout confortable était habillé d’une peau éblouissante de blancheur avec des coulées d’ambre sous la nuque et ailleurs encore, coiffé d’une admirable chevelure blonde descendant jusqu’aux jarrets quand on lui rendait sa liberté, éclairé par deux yeux bleus et un sourire d’une avenance parfaite avec une délicieuse pointe de moquerie. Le substitut Vessaride avait raison. Le joli vicomte Pigelevent de Moncey ne devait pas s’ennuyer.

– Trois nuits tout entières ! murmuraient gaiement les deux amants en croquant des écrevisses. Et le dîner ne fut qu’un long baiser avec quelques entr’actes de bonne chère.

– Non ! non ! pas ici ! disait Hortense, puisque nous pourrons nous coucher tout à l’heure.

Et ils supputaient avec une joie féroce le nombre d’accrocs qu’ils pourraient faire à l’honneur du malheureux Cuminet.

Hortense voulait emmener tout simplement son amant au domicile conjugal. Car les femmes ont un tel amour du bien-être qu’on ne trouve que chez soi qu’elles en oublient la plus vulgaire prudence. Mais le joli vicomte n’avait aucun goût pour les retours imprévus des maris qui pardonnent à leurs femmes à la condition qu’elles lui laissent massacrer leurs complices. Il entendait que l’adultère eût lieu chez lui. Hortense, qu’amusait cet intérieur de garçon, finit par y consentir. Elle rentra défaire son lit seulement pour ne pas mettre sa bonne Octavie dans la confidence. Un instant après, elle avait rejoint Pigelevent en voiture, et tous les deux eussent volontiers donné leur adresse au bout du monde, comme ce fou charmant de des Grieux. Comme ils se l’étaient promis, ils taillèrent copieusement dans l’honneur de Cuminet. Au bout de trois nuits, il n’en restait pas de quoi faire une veste à un Ménélas lilliputien. Ils avaient agrémenté ces déchirures d’un tas de petits découpages raffinés. Ils en avaient effiloqué l’étoffe avec le doigt et avec les dents. On eût dit le manteau invisible et sous lequel on apparaissait tout nu du joli conte d’Andersen.

Ils étaient vraiment ravis de leur ouvrage quand ils durent s’avouer, le troisième matin, qu’ils ne pouvaient se retrouver le soir, ce qui les jeta dans une indicible mélancolie.

III

À peine délie des embrassements éperdus du retour, M. Cuminet envoya sa femme lui faire une nouvelle commission. Fiévreusement il se mit a genoux le long du lit pour interroger le dynamomètre. Il fit un oh ! formidable, en lisant, au bout de la course de l’indicateur : Trois cent soixante livres ! Eh bien ! le résultat dépassait ses espérances. Il était jaune de fureur quand sa femme rentra, et, malgré qu’il eût nourri le dessein d’agir sans vacarme, il ne put se contenir.

– Malheureuse ! s’écria-t-il, il a couché quelqu’un ici.

– Je vous jure que non, mon ami ! riposta Hortense avec une sincérité parfaite et sans réfléchir au sens dangereux de sa réponse.

– Je sais ce que je dis, femme coupable ! hurla Cuminet décidément hors de lui, et vous aurez tout à l’heure de mes nouvelles.

Et, comme un fou, il se précipita chez le substitut Vessaride : Trois cent soixante livres ! s’écria-t-il, en entrant, sur un ton de triomphe douloureux.

Le magistrat eut encore son mauvais sourire.

– Elle n’a pas dû s’ennuyer, fit-il. Allons chez l’avoué commencer la procédure.

Et ils partirent bras dessus bras dessous. Cuminet répétait avec rage : Trois cent soixante livres ! quinze de plus qu’avec moi !

Durant ce temps, madame Cuminet, affreusement inquiète et bouleversée, avec les paroles obscures de son mari lui sonnant dans les oreilles, eut enfin une idée soudaine, comme une révélation. Elle sonna sa bonne.

– Octavie, lui fit-elle à brûle-pourpoint, vous avez couché dans mon lit cette nuit.

Octavie devint toute rouge. Le fait est que s’étant aperçue que Madame découchait, elle avait reçu son galant dans le lit des Cuminet, infiniment plus spacieux que le sien.

– Ah ! parlez ! parlez ! Il s’agit de mon honneur, de mon salut.

Octavie, qui était au fond bonne fille, avoua. C’est-à-dire qu’elle avoua à moitié. Elle avait entendu gratter des souris dans sa mansarde. Elle avait eu peur et était venue se coucher dans les draps de Madame, qui était absente.

Le réquisitoire s’achevait, quand M. Cuminet rentra, son assignation lancée, le chapeau sur l’oreille et se frottant les mains.

– Avouez à Monsieur, Octavie ! fit Hortense avec autorité.

– C’est moi qui ai couché ici, fit celle-ci pareille à un bouton de pivoine qui va éclater.

Cuminet eut d’abord un sourire d’incrédulité.

– À d’autres ! fit-il.

Mais, avec un élan de sincérité, un accent de vérité qui se fût imposé aux plus sceptiques : – Sur le salut de mon âme, s’écria-t-elle, sur la tête de mes parents vénérés, je jure devant Dieu que c’est moi.

Cuminet se frappa le front, vaincu par cette irrésistible impression d’honnêteté.

– Imbécile que je suis, pensa-t-il. Cette fille dit certainement vrai. J’avais oublié que ma femme est horriblement peureuse. Elle aura fait coucher Octavie avec elle pour ne pas rester seule la nuit.

Et, prenant brusquement son chapeau, il retourna en courant chez le substitut Vessaride.

– Arrêtons l’instance ! fit-il, tout est explique !

– Comment ?

– C’est avec une femme que madame Cuminet était couchée.

Le substitut Vessaride eut un sourire encore plus mauvais pour dire

– Et tu aimes mieux ça ?

– Certainement, fit l’innocent Cuminet. Vite ! vite ! retournons chez l’avoué.

Celui-ci reçut fort mal la communication. Il n’entendait pas qu’on l’eût dérangé pour rien. Il avait griffonné déjà deux aunes de papier timbré.

– Tu sais, c’est bon pour une fois, fit sévèrement Vessaride. Mais je te préviens que nous ne nous dérangerons plus pour toi, imbécile.

Ah ! dame ! c’est que, quand une affaire leur échappe, les gens de procédure ne sont pas contents !

En rentrant, pour demander pardon à sa femme de ses injustes soupçons, M. Cuminet répétait machinalement, comme un refrain : Trois cent soixante livres ! Trois cent soixante livres !

Il s’arrêta tout à coup pour penser : Je n’aurais jamais cru qu’Octavie, qui est bien râblée, mais petite, pesât deux cents.

IV

Très interloqué, un peu excité même par cette découverte, il s’en fut, droit en rentrant chez lui, à la chambre où Octavie faisait ses paquets, ayant déclare qu’elle ne demeurerait pas une minute de plus dans la maison, après cette humiliation.

– Mais je ne vous chasse pas, ma fille, lui dit avec une bienveillance extrême son patron. Je vous remercie, au contraire, de la sollicitude que vous avez eue et de la franchise que vous avez témoignée.

En même temps il se rapprochait d’elle avec une envie furieuse de la tâter aux bonnes places, lesquelles devaient être mieux rembourrées que les fauteuils de la Porte-Saint-Martin.

– Ah ! ah ! sournoise ! faisait-il en lui souriant.

Ma foi, il risqua une main en plein pétard, comme pour jouer au ballon.

– À bas les pattes ! hurla une grosse voix, et, d’un placard où il s’était fourré, un superbe cuirassier en petite tenue sortit, roulant des yeux furibonds.

Octavie voulut le calmer.

– Je me fiche pas mal de ton bourgeois ! poursuivit le cuirassier Latrouille. Du moment que tu t’en vas, je n’ai plus besoin de me cacher. Oui, mon bonhomme, c’est moi qui ai couché avec Octavie, dans ton lit, pendant que ta femme et toi étiez en voyage et, si tu n’es pas content !…

Cuminet, qui n’était pas brave, recula. L’horrible vérité lui était, du coup, révélée. Madame Cuminet était allée le tromper à domicile ! voilà tout.

Reprenant son chapeau avec fureur, il se précipita chez le substitut Vessaride.

– Je le suis ! cria-t-il, je le suis ! en entrant comme la foudre. Retournons chez l’avoué.

Mais le substitut Vessaride, très froid :

– Monsieur Cuminet, si vous ne me fichez pas la paix, comme je vous y ai déjà invité, je vous préviens que je vous fais arrêter comme fou.

Et Cuminet, qui n’était pas brave, rentra en maudissant le dynamomètre qui l’avait mis dans ce… fâcheux état. Il ferait beau voir que la science se mît à la traverse de l’amour !

Armand Silvestre (1837-1901), Nouveaux contes incongrus. Librairie illustrée, Paris, 1892.


Arsène Rivey : Tête de turc (étude). (source)

Conseils à tout jeune écrivain qui a sa place à se faire

Classé dans : Littérature, Photographie, Progrès — Miklos @ 10:05


Gonflage du ballon Le Géant de Nadar, le 14 septembre 1865, à proximité de la Barrière Utrecht à Amsterdam. Photo Pieter Oosterhuis. Source :
Rijksmuseum Amsterdam.
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«On lira avec intérêt À propos du Géant, texte de Jules Verne concernant l’immense ballon que Nadar avait fait construire en 1863.Indépendamment de l’infaillible procédé Pingebat que j’ai dit plus haut, en n’oubliant pas, dans les moyens de parvenir, la néces­sité de la cravate blanche et les avan­tages de la contemplation dévote et soutenue envers son propre nombril, — il est un autre excellent système, d’ailleurs complé­men­taire, à recommander à tout jeune écrivain qui a sa place à se faire.

Ce système est de commencer par se choisir, si notre écrivain se destine à la critique, une bonne Tête de Turc, —j’entends une Bête noire, à tort ou à raison, devant l’opinion publique, soit qu’il s’agisse simplement d’un homme ridicule, soit qu’il s’agisse d’un homme taré.

Il n’est pas du tout mauvais que ladite Tête de Turc soit triée dans les eaux gouvernementales , où généralement notre éternelle Fronde française n’a que l’embarras du choix.

Il y aurait une curieuse histoire de toutes les Têtes de Turc qui se sont succédé sous la pugilation publique depuis ces vingt dernières années seulement. Je n’aurai garde de tenter cette histoire, et je me préserve même de l’énumération martyrologique, n’ayant pas loisir ni volonté de me créer d’autres méchantes affaires. J’ai mon content de ce côté. — Je ne frapperai donc pas une fois de plus sur ces boucs émissaires, choisis pour payer pour tous, et quelquefois plus cher qu’ils ne doivent, — bien convaincu que là, comme partout, l’opinion publique a dû plus d’une fois taper à côté du vrai, et me consolant d’ailleurs des innocents immolés, par cette considération que le massacre ne les empêche guère, en somme, d’émerger leurs gras traitements.

Pour revenir à nos principes de tout à l’heure, le choix de sa Tête de Turc une fois fait, le débutant littéraire ou scientifique n’a plus qu’à prendre mesure et élan, et à commencer un roulement de ses meilleurs coups de poing sur la tète choisie.

En ces temps déjà anciens auxquels je remonte, c’était, —- à tort ou à raison, je le répète encore, — le pisciculteur M. Coste qui se trouvait être la Bête noire en question. Je ne me permettrai assurément pas de dire que rien ne lui manquait pour tenir au complet cedit emploi de Bête noire ; mais je trouve tout au moins qu’il remplissait les deux premières conditions : — il essayait une chose à peu près nouvelle, — il tenait au gouvernement.

M. Victor Meunier débuta par un coup de maître en tombant juste sur cette Tête de Turc : —abîmer M. Coste, c’était, dans ces temps—là, faire acte éclatant d’indépendance, de libéralisme avancé, de désintéressement. Tomber M. Coste, c’était proclamer les immortels principes de 89 ! .

J’y fus si bien mordu, moi jeune homme avec tous les autres, que ne sachant comment manifester ma fervente sympathie à cet homme d’avant-garde, je lui écrivis quelque temps après pour lui offrir la seule couronne de lauriers que j’eusse sous ma main : une place dans cette grande pancarte caricaturale des écrivains contemporains qui s’appela le Panthéon Nadar.

L’homme d’avant-garde accourut à toutes jambes, mais il eut le temps de se remettre en grimpant mes nombreux étages, et il se présenta devant moi froid, digne, noble, sententieux, imposant, solennel. — Il m’était donc enfin donné de le contempler, cet homme supérieur et pur ! — Il s’avançait comme sur son nuage avec une majestueuse lenteur. Jamais haute cuistrerie ne se drapa devant un profane dans une attitude plus imposante : c’était comme une évocation de Saint-Just, moins la beauté, croisé de Franklin et même un peu mâtiné de Carnot et d’une façon de Hoche plumitif. — J’adore les républicains qui sont républicains parce qu’ils aiment et qu’ils admirent ; il est vrai que —-j’en sais d’autres qui ne sont républicains que parce qu’ils haïssent et envient ; mais il ne s’agit pas de politique, et, transporté d’admiration devant ce type rêvé, je lui décernai du coup le brin d’immortalité grotesque et un peu grossière dont je disposais en campant incontinent ce cynocéphale dans le défilé de mes deux cent cinquante fantoches, sous le n° …, faute de mieux.

« —Si, au lieu de vous laisser aller à votre bête de camaraderie, et de couvrir votre deux fois trop grande feuille de deux cents infirmes inconnus, — me disait quelques mois après un éditeur peu poli, mais plein de bon sens, — vous m’aviez lithographié là, comme Benjamin dans son Chemin de fer de la Postérité, cinquante bonshommes pour de vrai, vous auriez gagné le double des quelques vingt mille francs que vous avez perdus à faire de la notoriété inutile à un tas de médiocres et de nuls — dont le dernier vous gardera rancune éternelle de ne pas se voir défiler avant George Sand ! »

Je ne regrettai rien pourtant, et quant à M. Victor Meunier, — mon homme d’avant-garde ! — en particulier, tout au contraire je m’applaudissais. En souffrant par lui, il me semblait doux de souffrir — et de payer — pour la Bonne Cause !

À quelque temps de là, des réclames de journaux m’annoncèrent que mon homme d’avant-garde venait de fonder un journal scientifiqueL’ami des Sciences.. — Toujours lui sur la brèche ! —- Quelle nouvelle pour la jeune France libérale, quels horizons pour la science de l’avenir !

Je courus discrètement apporter mon obole au travailleur honnête et désintéressé, et prendre un abonnement à son Évangile mensuel.

Je n’avais jamais revu M. Victor Meunier depuis notre séance caricaturale, mais mon âme était toujours avec lui !

Aussi, lorsque j’avais créé l’AéronauteBulletin mensuel illustré de la navigation aérienne.
Fondé en avril 1868.
,—organe futur de notre future société de la Navigation aérienne au moyen d’appareils plus lourds que l’air, —j’aurais cru faillir à tous mes devoirs en oubliant le nom de M. Victor Meunier parmi ceux des quelques hommes de courageuse initiative qui n’hésitaient pas à se mettre en avant pour proclamer et défendre une vérité de demain. — C’était encore un acte de foi, de sympathie et d’hommage vis-à-vis de ce grand caractère. ‘

Il manquait quelque chose encore à ma colonne de bons points dans la balance de mon compte avec M. Victor Meunier ; mais il était dit qu’il n’y manquerait rien.

Un soir, — c’était quelques jours avant ma seconde ascension, — j’avais chez moi trois amis, MM. D…, de C… et P… Je suis autorisé à dire les trois noms à M. Victor Meunier s’il vient, par hasard, me les demander.

On causait de choses et d’autres. Un de ces messieurs, —celui-là surtout n’attend qu’un signe de M. V. Meunier pour se nommer, — vint à accuser M. V. Meunier d’un acte que je veux croire peu habituel dans la profession d’écrivain scientifique.

Quoiqu’en ce moment absorbé par d’autres pensers en dehors de la conversation commune, j’entendis, —et je me dressai comme un ressort de toute l’énergie que je possède quand j’ai à défendre un ami absent :

— Comment oses-tu parler ainsi ? lui dis-je. Le sais-tu par toi-même ? L’as-tu vu ? Et si tu l’as vu, es-tu dix fois sûr et certain que tes yeux n’ont pu se tromper ?… — Je ne sais, en vérité, rien au monde de plus coupable, de plus mauvais, de plus odieux, que ramasser une vilaine accusation, bavée au hasard par quelque bas coquin, et répétée indifféremment par le premier venu et le dernier après, contre un homme honorable qui est à cent lieues à ce moment de soupçonner qu’il soit même question de lui ! Quelle loyauté, quelle pureté peuvent échapper à ces attaques-là ? Et des honnêtes gens comme nous doivent-ils se prêter à servir ainsi de mur à la balle des sycophantes ?

J’étais indigné et vraiment fort en colère contre mon ami. — Je dirai plus tard comment il me répondit.

Le lendemain, — le lendemain juste de ce beau plaidoyer, —- je tombais à la renverse en recevant une lettre signée Victor Meunier, et adressée au directeur du journal l’Aéronaute.

M. Victor Meunier ne connaissant d’ailleurs, disait—il, M. Moigno que pour l’avoir combattu dans la presse, appréciait que mon sanglant article attaquait ledit sieur Moigno dans l’exercice de ses fonctions scientifiques, —fonctions que j’ai moi-même l’honneur de remplir, — disait, toujours solennel, mon homme d’avant-garde.

Et, — toujours ferré sur les principes ! —

« —- Trouvant que cet article est la négation absolue du droit de discussion, droit que j’estime sacré, continuait-il ( — les principes ! — ), je ne puis permettre que mon nom figure sur la liste de vos collaborateurs, où vous l’avez inscrit sans mon aveu et à mon insu.

Veuillez donc, monsieur, avoir l’obligeance de l’en faire disparaître et d’insérer cette lettre dans votre prochain numéro.

Agréez, etc. »

J’envoyai retirer bien vite à l’imprimerie le nom de M. V. Meunier de l’honorable compagnie de notre rédaction, puisqu’il s’y trouvait mal.

Mais, le nom ôté, je crus avoir assez fait en fournissant l’occasion d’un rapprochement entre MM. Meunier et Moigno : il avait été écrit que je serais le lien d’union entre ces deux âmes ! —- et décidé à ne plus fournir à M. V. Meunier, devant mon public, l’occasion de se gargariser avec — ses principes ! — j’eus la petite malice de me refuser à la réclame de la lettre à publier.

J’avais déjà donné à M. Meunier.

Ce n’était pas tout encore.

On m’apportait presque aussitôt un long article dans lequel, — sans nécessité d’aucune sorte, sans provocation, on l’a trop vu, -—-mais, au contraire, contre toute justice, contre toute vérité, je n’ai pas besoin d’ajouter contre les plus élémentaires convenances, M. Meunier vomissait contre moi douze colonnes, — tout ce dont il pouvait disposer, — d’injures les plus graves, d’imputations mensongères, de calomnieuses insinuations.

Le premier châtiment de cet inqualifiable article doit être la publicité que je vais lui donner.

Le lecteur va jauger ici la profondeur de certaines haines spontanées qui m’assaillirent, et il appréciera devant l’insolence, l’acidité, la perfidie , l’insistance de ces insultes publiées, si je me laisse trop aller à ma légitime indignation. Même en ce cas, il me semble que je serais peut-être excusable d’oublier un instant ce que, dans une conversation avec moi, quelques jours avant sa mort, reconnaissait mon cher et à jamais regretté Maître, Charles Philipon :

— Cette vérité que proclamait mon vieil ami, c’est que, pendant quelque vingt-cinq ans que j’ai travaillé, soit avec ma plume, soit avec mon crayon, dans les petits journaux, — terrain si glissant pour tant d’autres ! —, jamais, un seul jour, il ne m’arriva de manquer au respect de moi-même dans la personne des autres, — jamais je n’attaquai personne sur le terrain qui doit rester réservé, —jamais, au grand jamais, je ne m’oubliai à faire passer mon public parla vie privée de nos plus détestés adversaires. »

Nadar : À Terre & en l’air… Mémoires du Géant. E. Dentu, libraire-éditeur. Paris, 1864.

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