Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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23 juin 2013

Deux portraits d’Ingres par Nadar

Classé dans : Peinture, dessin, Photographie — Miklos @ 7:17

«Il y avait des peintres qui avaient nom Heim, Picot, Hesse, Couder, que sais—je encore ? tous de génie à peu près égal, comme il convenait à gens venus de l’école des David, des Gérard et des Girodet.

Pendant que ces bons peintres se bornaient naïvement à faire leur peinture, l’un d’eux tira ses grègues à l’écart de ces braves gens, et se mit à peindre ses toiles avec un sérieux tout particulier et véritablement supérieur. Rien de plus profondément glacial et antipathique que cette atroce peinture et que cette méthode plus répulsive encore qui calculait machiavéliquement ses lenteurs, patiente jusqu’à l’énervement, sobre jusqu’à l’abstinence, avare jusqu’à la prodigalité. Mais, en revanche, — impérissable secret pour tout homme médiocre qui veut atteindre à toute grande fortune, — l’homme ne riait jamais, et quand il avait terminé un de ses enluminages archaïques, ce « Chinois égaré dans les rues d’Athènes, » comme a dit mon Préault, écrivait magistralement au bas : INGRES PINGEBAT, ROMA, et le millésime en romains.

Et la foule d’accourir pour contempler ce que venait d’accomplir l’homme grave, et comme il demeurait plus sérieux que jamais, cela était l’envie de rire aux autres.

— PINGEBAT !… lisait l’un.

— ROMA !!… relisait l’autre.

— Bigre !!!… disaient les deux en s’en allant, — celui-là est un homme fort !

Et, en effet, — cet homme dont l’œuvre n’est autre chose qu’une glacière dans laquelle un ou deux rayons de chaude lumière semblent perdus à regret, devant chaque tableau duquel il me semble qu’on me coule une clef dans le dos, — cet homme qui a créé la plus détestable école, dont le caractère personnel et impérieux repoussait toute sympathie, mourra comblé d’ans, d’honneurs et de biens, et traînera toute une nation spirituelle derrière lui le jour de ses funérailles.

PINGEBAT !!!

(Combien de nouvelles pierres, ô Nadar ! viens-tu d’ajouter ici au tas qui t’est réservé !) »

Nadar : À Terre & en l’air… Mémoires du Géant. E. Dentu, libraire-éditeur. Paris, 1864.

22 juin 2013

Une excellente recette traditionnelle : la confiture de nouilles

Classé dans : Cuisine, Humour — Miklos @ 14:52

Cette recette, l’un des premiers sketches de Pierre Dac, que nous recommandons tout aussi vivement que le charmant hôtel si typiquement parisien Au sommeil tran­quille, provient de la même source intarissable. Il s’agit d’un enregistrement datant de 1933. La transcription qui suit est fidèle à cet enregistrement, et diffère quelque peu de celle que l’on trouvera .

Fabrication de la confiture de nouilles

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

La confiture de nouilles, qui est une des gloires de la confiserie française, remonte à une époque fort lointaine ; d’après les rensei­gnements qui nous ont été communiqués par le conservateur du Musée de la Tonnellerie, c’est le cuisinier de Vercingétorix qui, le premier, eut l’idée de composer ce chef-d’œuvre de gourmandise.

Il faut reconnaître d’ailleurs que la nouille n’existant pas à cette époque, ladite confiture de nouilles était faite du gui ; mais alors, me diront les ignorants : « Ce n’était pas de la confiture de nouilles, c’était de la confiture de gui ! » « Erreur », que je leur répondrai, « c’était de la confiture de nouilles fabriquée avec du gui. »

Avant d’utiliser la nouille pour la confection de la confiture, il faut évidemment la récolter ; avant de la récolter, il faut qu’elle pousse, et pour qu’elle pousse, il va de soi qu’il faut d’abord la semer. Les semailles de la graine de nouille, c’est-à-dire les senouilles, repré­sentent une opération extrêmement délicate.

Tout d’abord, le choix d’un terrain propice à la fécondation de la nouille demande une étude judicieusement approfondie. Le terrain nouillifère type doit être, autant que possible, situé en bord de route départementale et à proximité de la gendarmerie nationale.

Les senouilles sont effectuées à l’aide d’un poêle mobile dans lequel est versée la graine, laquelle est projetée dans la terre par un dispositif spécial dont il ne nous est pas permis de révéler le secret pour des raisons de défense nationale que l’on comprendra aisément. Après cela, on arrose entièrement le champ avec de l’eau de seltz dans la proportion d’un verre à bordeaux par hectare de superficie, on sèche avec du papier buvard, et on n’a plus qu’à s’en remettre au travail de la terre nourricière généreuse et démocratique.

Lorsque les senouilles sont terminées, les nouilliculteurs, qui sont encore entachés de superstition, consultent les présages ; ils prennent une petite taupe et la font courir dans l’herbe. Si elle fait : « ouh ! », c’est que la récolte sera bonne ; si elle ne fait pas « ouh ! » c’est que la récolte sera bonne tout de même, mais comme cela les croyances sont respectées, et tout le monde sera content.

Au mois d’août vient alors le temps de la moisson. Celui qui n’a pas vu moissonner les nouilles n’a rien vu. Les paysans mettent les nouilles joyeusement en gerbes, les gerbes en bottes, et les bottes en meule.

La nouille, encore à l’état brut, est alors expédiée à l’usine et passée immé­dia­tement au laminouille qui lui donne l’aspect définitif que nous lui connaissons. Le laminouille est une machine extrê­mement perfec­tionnée, qui marche au guignolet-cassis et qui peut débiter jusqu’à 80 kilomètres de nouilles à l’heure.

À la sortie du laminouille, la nouille est automatiquement passée au vernis cellulosique qui la rend imperméable et souple ; elle est ensuite hachée menue à la hache d’abordage et râpée.

On verse alors la nouille dans un grand réci­pient placé sur un réchaud à alcool à haute tension. Puis on verse dans le fût du récipient : du sel, du thym, du sucre, de la magnésie bismurée, du riz, du vin blanc et des piments rouges. On mélange lentement ces ingré­dients avec la nouille à l’aide d’une cuiller à pot et on laisse mitonner à petit feu pendant 21 jours.

La confiture de nouilles est alors virtuellement terminée. Lorsque les 21 jours sont écoulés, on saisit le récipient très délicatement, avec d’infinies précautions et le maximum de prudence, et on balance le tout par la fenêtre parce que c’est pas bon !

Voilà, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, en résumé l’histoire de la confiture de nouilles, c’est une industrie dont la prospérité s’accroît d’année en année, elle fait vivre des milliers d’artisans, des ingé­nieurs, des chimistes, des huissiers et des fabricants de lunettes. Sa réputation est universelle et en bonne ambassadrice, elle va porter dans les plus lointaines contrées de l’univers, et par-delà les mers océanes, la bonne parole et le renom de notre industrie républicaine, une, indé­fec­tible et démocratique.

Si vous cherchez un hôtel tranquille à Paris…

Classé dans : Musique — Miklos @ 8:51

Cette « chanson réaliste » fort amusante dont on a retranscrit les paroles ci-dessous a été mise en ligne dans YouTube par une personne apparemment passionnée par ce répertoire, et qui en a publié plus d’un millier dans son très remarquable « canal ». Il y est indiqué que l’interprète de la chanson est Marthe Ferrare (accompagnée de l’orchestre Yves Alix en 1936).

Les quelques informations qu’on trouve à son sujet – les traces vont du début des années 1916 jusqu’à 1936 – laisseraient entendre qu’elle a mené une carrière assez courte. Un article publié en 1922 dans la revue Le Théâtre écrit à son propos :

Marthe Ferrare, de l’Opéra-Comique, est une artiste dans toute l’accep­tion du terme. Après avoir étudié le dessin, se sentant la vocation musicale, elle travailla le chant et entra au conservatoire en 1916. Elle en sortit en 1919, avec un premier prix de chant et un premier prix de déclamation lyrique.

Engagée aussitôt à l’Opéra-Comique, elle fit des débuts remarqués dans Werther. Elle interpréta successivement sur notre grande scène lyrique, de nombreux rôles qui la classèrent parmi les meilleures cantatrices contemporaines. Marthe Ferrare reprit à la Gaîte-Lyrique Boccace aux côtés de Marthe Chenal.

Entre temps, elle donne des concerts et des représentations en province. à Londres et à Paris. Pour les fêtes du tricentenaire de Molière, elle s’essaye, non sans succès, dans la comédie classique enjouant Angélique du Malade imaginaire. Marthe Ferrare est également une «star » de cinéma. Sa dernière apparition à l’écran, dans les Hommes Nouveaux de Claude Farrère, est sensationnelle.

Engagée par M. Alphonse Franck au Théâtre Edouard VII pour y créer un rôle dans L’Amour masqué de Sacha Guitry [aux côtés de l’auteur, d’Yvonne Printemps et de Marie Dubas], elle résilia ses contrats antérieurs.

On sait les applaudissements qu’elle y recueille chaque soir.

Réunissant tant de qualités si rares : voix, style, musicalité, fantaisie, gaîté et beauté éblouissante, cette artiste a vite acquis une grande notoriété. Nous la retrouverons cet hiver sur une de nos principales scènes d’opérette.

Quelques autres enregistrements de Marthe Ferrare sont disponibles sur le site de l’Encyclopédie multimédia de la comédie musicale 1918-1940  : l’accent et le timbre en sont fort différents de ceux dans l’enregistrement ci-dessus, bien plus lyriques que la gouaille de cette chanson, ce qui semble bien prouver sa versatilité. Enfin, on trouvera là quelques-uns des films dans lesquelles elle a joué, le cinéma ayant d’évidence été une autre corde à son arc.

L’Hôtel rue de Belleville

C’est un hôtel rue de Belleville
Juste avant la porte des Lilas.
Le patron c’est Meussieu Émile
Un homme qui a des gros bras.
C’est un hôtel rue de Belleville
Où j’ai pris pension pour un mois.
Ça s’appelle Au sommeil tranquille
On n’sait pas trop pourquoi.

« Au s’cours  ! on m’assassine  ! »
Je saute en bas d’mon lit,
Et c’d’la chambre voisine,
Que vient d’partir ce cri.
Je sens dans ma poitrine
Mon cœur qui bat très fort.
Pan  ! un coup d’revolver,
Un éclair, puis un silence de mort.

C’est un hôtel rue de Belleville
Juste avant la porte des Lilas.
Le patron c’est Meussieu Émile
Un homme qui a des gros bras.
C’est un hôtel rue de Belleville
Où j’ai pris pension pour un mois.
Ça s’appelle Au sommeil tranquille,
On n’sait pas trop pourquoi.

J’me méfie d’la justice,
Et j’aim’ pas habiter
Là où c’que la police
Va v’nir fourrer son nez.
Dans c’curieux édifice
Ça d’vait finir comme ça.
Et au lever du jour,
Sans tambour,
Moi j’ai mis les bouts d’bois.

C’est un hôtel rue de Belleville
Juste avant la porte des Lilas.
Le patron c’est Meussieu Émile
Un homme qui a des gros bras.
C’est un hôtel rue de Belleville
Que fréquentent un tas d’mauvais gars.
Et comme c’est Au sommeil tranquille,
Y’en a qui s’réveillent pas.

– Dis, d’où qu’tu viens  ?
– D’où que j’viens  ?
– Oui.
– Bah ça te r’garde pas.
– Comment ça me regarde pas  ?
– J’t’ai dit que ça te r’garde pas.
– Tais-toi, t’as compris  ?
– Oh pis ça va  !
Silence… Aaaaaah  ! Eh ben…

Ça s’appelle Au sommeil tranquille,
Ah ah  ! On n’sait pas trop pourquoi.

17 juin 2013

Sic transit gloria librorum, ou, Le Monde, lui, aurait besoin d’un bon éditeur relecteur

Classé dans : Actualité, Littérature, Médias — Miklos @ 22:44

11 juin 2013

De la courbure du temps, de chaises longues et de Google Books

Classé dans : Langue, Littérature, Progrès, Sciences, techniques — Miklos @ 17:12


Quelques résultats de la recherche du terme « chaise longue » dans Google Books.
Cliquer pour agrandir.

On était curieux de savoir quand le terme « chaise longue » avait commencé à être utilisé en français. Quoi de mieux comme outil pour ce faire que Google Books, qui permet d’effectuer des recherches ciblées dans le temps dans des millions d’ouvrages numérisés depuis belle lurette ?

Et voici ce que l’oracle – comment qualifier autrement l’auteur de ces résultats – nous répond. Ce terme se trouve dans :

1. un livre publié en 1658 consacré à Madame la marquise de Pompadour, née en 1721 ;

2. un roman de Paul Bourget publié 241 ans avant la naissance de l’auteur ;

3. un autre roman, de Ponson du Terrail, publié seulement 143 ans avant sa naissance ;

4. enfin, un ouvrage de 1717 consacré à un aspect primordial de la vie de Napoléon, lui-même né en 1769.

Rocambolesque.

Comme outil scientifique, il pourrait y avoir plus fiable. En fait, statistiquement, on peut constater l’apparition, dans ce fonds, du terme dans un nombre croissant de réponses datées à partir de 1741, réponses qui ne semblent pas toutes anachroniques, sans qu’il ait été possible de les vérifier une à une. Toutefois, il est difficile de savoir si ce fonds est suffisamment représentatif pour en conclure que l’expression date réellement de cette année-là, peu ou prou.

C’est finalement dans le Trésor de la langue française informatisé, à l’article chaise, que l’on apprend que le terme est apparu dans les Mémoires de Saint-Simon en 1710. Petite erreur de date : c’est dans le t. 7, ch. III de ces mémoires, rédigé en 1709, que Saint-Simon écrit, à propos des accès de ce qu’on appellerait aujourd’hui crises para­noïaques de Louis Charles Edme de La Châtre : « Un de ses premiers accès lui arriva chez M. le prince de Conti, qui avait la goutte, à Paris, et qui était auprès de son feu sur une chaise longue, mais assez reculée de la cheminée, et sans pouvoir mettre les pieds à terre. »

Et dire que Google Books n’existait pas quand ce réel Trésor a été rédigé (la publication du volume Cageot-Constat dans lequel se trouve cet article date de 1977, quelque 17 ans avant la naissance du Web)…

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