Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

30 avril 2023

Charles Cros, L’Homme aux pieds retournés

Classé dans : Humour, Littérature — Miklos @ 16:06

Ulyssis Aldrovandi, « Homo pedibus aversis »,
Monstrorum Historia, p. 15.

C’est bien ! je vais attendre. – Oh ! ces garçons de bureau ! – Je viens ici pour faire rectifier mon nom, car on m’a décoré… – Tiens ! je n’ai pas ma décoration !… Je l’ai oubliée. – Ça ne fait rien, dans la boutique, en face, je vais en acheter une. – Oui, on m’a décoré, sous un nom qui n’est pas le mien ; on peut le lire dans l’Officiel : « Le capitaine Poyé, services exceptionnels », etc. – Oh ! c’est toute une histoire.

J’avais une petite chambre, rue Beaubourg, au septième – une très jolie petite chambre, mais un peu petite. – J’étais employé dans une compagnie d’assurances contre les pompes funèbres. Appoin­tements : 1 100 francs par an. – J’ai l’habitude de poser mes bottes le talon sous le lit et la pointe vers la fenêtre, parce que j’ai de l’ordre, beaucoup d’ordre. – Je me lève à cinq heures du matin. Dans la compagnie, on veut des employés sérieux ; il faut être là à sept heures sonnant, et il faut bien une heure un quart pour aller de chez moi au bureau. C’est tout en haut de la Chapelle. – Ce soir-là (je vous parle d’il y a un an), je ne sais pas ce que j’avais. J’étais gai : j’avais rencontré une petite femme en rentrant du bureau. Oh ! je ne l’avais pas suivie : Vous savez, 1 100 francs d’appoin­tements ! Mais en rentrant, je me suis cogné à la soupente. La tête m’a tourné ; j’ai ôté mes bottes je ne sais comment. et j’ai mis, sans y penser, la pointe sous le lit et les talons vers la fenêtre ! Si bien que le lendemain (il faisait un froid !), cinq heures sonnant, je bondis non, je ne bondis pas, le plafond était trop bas). je sors de mon lit, j’ouvre ma tabatière (ma fenêtre ! je ne prise pas, j’éternue, mais c’est le courant d’air). – J’ouvre donc pour me mettre debout (il faisait un froid !). Je prends mes bottes (il faisait tout noir !). Je mets mes bottes. C’était dur ! Je me dis : ce sont mes cors, il fait si froid. Je tire : ça me faisait un mal ! (je couperal mes cors demain) mais un mal horrible ! Mais le bureau n’attend pas. Je force encore, enfin j’entre mes bottes (mais quel mal !). Six heures ! J’étais un peu en retard. Je prends mon chapeau, je ne le mets pas, parce que ça casserait mes carreaux. J’ouvre ma porte. Bing ! Je tombe dans l’escalier ; oh ! J’ai bien roulé dix marches.

Non ! c’est impossible. Mes cors me font trop mal. Je veux remonter dans ma chambre, et, au lieu de remonter, je descends. C’est bizarre, me voilà dans la rue. Tiens ! en me cognant hier soir, je me serai tordu le cou, et même ça me fait un mal sous les épaules, je tiens difficilement mes bras. C’est très gênant. Enfin, après quelques efforts, je me retourne à peu près la tête. J’étais en retard ; j’avais marché tout le temps. Où suis-je donc ? J’étais allé à l’opposé de mon bureau ! C’est bizarre.

Une gare. Chemin de fer de ceinture ; j’avais douze sous sur moi. Sacrifions-les, ça me ramènera à la Chapelle. Je prends un billet ; il y avait deux trains ; je cours vers le train de la Chapelle et je tombe dans l’autre train. L’inverse !

À la gare Saint-Lazare, je veux sortir. On crie : « Les voyageurs pour l’express, en voiture ! » L’express, ce n’est pas mon affaire ; je vais à la Chapelle. Je cours au train de la Chapelle et je tombe dans l’express, qui siffle et qui part.

Je n’étais pas seul dans le compartiment. Il y avait une dame. C’est facheux, sans ça j’aurais retiré mes bottes qui me faisaient un mal ! Enfin, on peut bien supporter ça ; je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour les dames.

Un torticolis et des cors, c’est gênant, et, on ne le croirait pas, ça gêne même pour s’asseoir. Impossible de me plier sur la banquette. Enfin, je me cale à peu près, et je regarde la dame. Elle était très gentille, la dame. Elle a mis sa figure dans son mouchoir, et j’ai entendu qu’elle faisait hi ! hi ! hi ! J’ai cru qu’elle pleurait. Je suis très discret ; j’ai voulu m’éloigner d’elle, et, je ne sais pas comment, je me suis trouvé tout près. Elle recommençait plus fort : hi ! hi ! hi ! Mais elle ne pleurait pas du tout, elle riait ; mais, elle s’en donnait de rire ! J’ai pris ça pour moi ; j’aime bien amuser les dames, et celle-là était gentille à rire comme ça ! … Je lui ai dit : « Vous êtes gaie, madame. c’est le beau temps. » Elle ne me répond pas, mais toujours hi ! hi ! hi ! Moi, je serais bien content aussi, mais je suis en retard pour mon bureau et j’ai mes… J’allais dire mes cors mais ce n’est pas une galanterie de parler de ses cors.

Pendant ce temps, le train filait, et d’une vitesse… Enfin, elle s’est calmée, j’ai causé (je cause bien avec les dames), mais mon torticolis me gênait. Ça ne fait rien, je suis devenu amoureux fou ; je lui ai pris les mains, j’ai voulu les lui baiser. Impossible, mon torticolis !

Alors je veux tomber à ses genoux ; je m’assieds dessus.

Elle ne disait que : « Oh ! ces pieds, ces pieds, hi ! hi ! hi ! » On arrive au Havre ; je salue la dame froidement ; je n’aime pas qu’on se moque de moi. Et puis j’étais ennuyé, je venais de Paris, j’étais au Havre, et je n’avais qu’un billet pour la Chapelle, près Pantin. Je descends du train, je vais m’expliquer au chef de gare ; son bureau était là-bas, j’y cours ; je me trouve sortir par un passage à niveau et je vois la mer. Oh ! je déteste la mer, j’ai horreur de l’eau, et il y a beaucoup d’eau dans la mer. Je me sauve vers la ville ; la mer s’approchait toujours. Horreur ! c’est donc une inondation ! Et la ville là-bas qui se sauvait. Je cours plus fort après la ville. Plouf ! je tombe dans la mer…

Heureusement que j’ai pris des leçons de natation dans le canal Saint-Martin, c’est pour ça que je n’aime pas l’eau… Je nage vigoureusement vers le rivage ; mes bottes et mes cors me faisaient un mal dans cette eau froide ! Eh bien le rivage s’éloignait toujours ; je nage plus fort, j’arrive en pleine mer ; je ne puis pas retirer mes bottes dans l’eau (il y a des gens qui savent). J’étais perdu. Tout à coup, je reçois une bouée, vous savez, une grosse couronne, sur la tête ; ce que j’ai bu un coup ! mais je me suis accroché, je me suis senti enlevé. j’étais sur le India-Pale-Ale, navire de fort tonnage, de la compa­gnie Johnson de Liverpohol (je ne prononce pas bien l’anglais), se rendant aux iles Fidji avec une cargaison de boules de gomme (il paraît qu’il y a beaucoup de rhumes dans ce pays-là).

On manœuvrait toujours sur ce bateau ; moi, je veux me ranger pour ne pas gêner la manœuvre, v’lan, j’arrive dans les jambes du second et j’aperçois le capitaine qui paraissait furieux. Il était à droite, ou à gauche, je ne sais plus ; je me sauve du côté opposé, je tombe dans ses bras. Je lui donne un coup de tête sur le nez. Il saigne ! Du sang ! mutinerie ! rébellion ! deux mois de fers ; c’était le temps de la traversée.

Avec ça qu’on me met les fers par-dessus les bottes, impossible de les retirer (les bottes), et mes cors me faisaient toujours un mal ! J’entends, enfin, des cris : « Aou ! aou ! aou ! » C’était la terre ; je n’ai pas appris l’anglais ; j’étais à fond de cale ; on m’extrait et on me dépose à terre, à Honoloulou, et le India-Pale-Ale refile sur les îles Fidji. Les autorités m’interrogent. Je dis que je suis employé, que je suis en retard pour arriver à mon bureau. Les autorités se mettent à rire, m’appelant « monsieur l’employé ». Pif ! paf ! des coups de fusil. Qu’est-ce que c’est que ça ? Une révolte de sauvages. Je pâlis ; je me sauve vers le port ; le port était ici ; les sauvages arrivaient par là. Je tombe au milieu des sauvages ; l’infanterie de marine me suit ; les sauvages se montraient mes pieds comme ça, en criant : « Poyé ! Poyé ! » C’est comme ça qu’ils prononcent employé. Ils jettent leurs arcs, leurs flèches, leurs couteaux à scalper, et se sauvent. Je me sauve aussi du côté opposé ; je me retrouve sur les sauvages (oh ! mes cors me faisaient un mal !). L’infanterie de marine était derrière moi ; pif ! paf ! on tue tous les sauvages, l’infanterie me proclame capitaine, on me porte en triomphe à Honoloulou, et le gouverneur prend sur lui de me décorer sous le nom de capitaine Poyé ; je veux réclamer, mais je n’ai pas eu la force, je suis tombé évanoui. Vous comprenez, mes cors…

Revenu à moi, j’étais à Paris, gare d’Orléans ; on me demande où je demeure ; je dis faiblement : « Rue Beaubourg, 29, septième étage… » La chambre était louée. On me transporte au Grand Hôtel ; le garçon me dit : « Que désire monsieur ? » Je montre mes pieds. Le garçon se frappe le front, part et revient avec mon sauveur. C’était le pédicure. Un homme de génie qui, le premier, a eu cette idée si simple, mais sublime, de me faire ôter mes bottes ! C’est lui qui a reconnu que ces bottes avaient été mises en sens inverse, la pointe par-derrière, les talons par-devant, ce qui expliquait que mes pieds retournés m’avaient porté partout où je ne voulais pas ! J’ai couru à mon bureau ; j’étais en retard d’un an et un jour ; j’étais remplacé. Heureusement, j’ai trouvé une place aux magasins du Lapin Blanc. On aime à avoir des messieurs décorés pour indiquer les rayons. – Je viens ici faire rectifier ma nomination, parce que je ne m’appelle pas Poyé, je m’appelle… Tiens, je ne sais plus ; vous savez.. avoir été si longtemps à l’envers, ça trouble. Alors, je garde Poyé… mais non, ça rappelle employé. Ah ! en ajoutant de, de Poyé, c’est très bien. (Cantonade.) Ah ! c’est mon tour ! J’y vais.

Pas de commentaire »

Pas encore de commentaire.

Flux RSS des commentaires de cet article. TrackBack URI

Laisser un commentaire

XHTML: Vous pouvez utiliser ces balises : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos