Le propre de l’homme (et de la femme), hélas…
«On est des êtres tribaux, Septième, a-t-il dit. La division est le propre de l’homme. Et de la femme. On a ça dans le sang. As-tu déjà consulté une carte des courants migratoires ? On a commencé en Afrique, tous semblables, et on s’est tirés dès que possible, bravant tempêtes, océans, bêtes, famine. Pourquoi ? Par envie de voyager ? Pour voir Paris au printemps ? Non – parce qu’on ne se serait pas supportés une seconde de plus. L’enfer, c’est les autres, disait Sartre, mais Cro Man l’aurait dit bien plus tôt s’il avait maîtrisé le langage. Ou Cro Woman. Un jour, Septième Seltzer, écoute-moi bien, tout le monde aura sa propre nation. Pas chaque peuple mais chaque individu. C’est le seul moyen pour qu’il ou elle soit satisfait(e). Seltzerland. Village Rosen-bloom. Bourg Abdullah. Hernandezville. Des carrés d’un mètre de côté, divisés de façon uniforme sur toute la surface du globe, entourés de murs de trois mètres de haut hérissés de fil de fer barbelé et de drapeaux colorés, chacun dans son carré chantant des hymnes entraînants à la gloire de son carré, mon carré est le meilleur, Dieu l’a élu parmi tous les carrés, ce mètre carré est à moi et que Dieu vienne en aide à celui qui tentera de me le prendre. Et tu sais ce qu’on voudra après ?
— Des armes ?
— On en a déjà, a fait remarquer Rosenbloom. On voudra des histoires, des contes, des légendes. Sur les souffrances de notre carré, l’oppression qu’il a subie, sur nos périples de la dernière chance, sur la lutte courageuse de notre fondateur pour faire de notre carré le champion des carrés et sur les odieux ennemis qui n’ont eu de cesse jusqu’à ce jour de vouloir nous l’arracher. Au Seltzerland, des histoires circulent sur les immondes Rosenbloom; dans le village Rosenbloom, tout le monde rêve de rayer les Abdullah de la carte. Et Abdullah, penché par-dessus son mur pour voir les Hernandez emménager dans le carré d’à côté, se dit : Mon carré ne va plus valoir un clou. On est obnubilés par nos carrés, par notre peuple, par nos passés. Ce qui explique que l’homme n’a pas d’avenir. Ni la femme. Ça, c’est la mauvaise nouvelle.
»— Et la bonne ?
— C’est un marché en pleine expansion, a répondu Rosenbloom […]
Extrait de Maman pour le dîner de Shalom Auslander (trad. Catherine Gibert, 10/18, 2023)