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27 novembre 2005

Savoir raison garder

Classé dans : Progrès, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 12:58

Version revue et corrigée d’un texte publié le 2/6/2004 en réponse à l’interrogation d’une lectrice, qui écrivait : « Je suis assez ignorante des choses du net et de ce qui s’y « trame » et toujours très étonnée des possibilités des diffuseurs de virus, ver et spams. [...] En tout cas, personnellement, cela ravive bien ma méfiance vis-à-vis ce super outil de com­mu­ni­cation qu’est internet.L’évolution techno-scientifique met dans la main de plus en plus de gens des objets techniques, d’une complexité croissante et d’une facilité d’utilisation apparente1. Cette facilité est d’ailleurs destinée à donner à tous les con­som­mateurs (car c’est de cela qu’il s’agit : consommer) le sentiment que tout est à leur portée sans coûts (financiers ou autres) cachés – et donc leur donner ainsi l’envie d’acheter2. Cette « ignorance » du con­som­mateur entraîne souvent une mécon­nais­sance et donc une sous-utilisation des outils qui sont entre ses mains à tel point que, dès que l’on recherche des fonctionnalités supplémentaires, on est amené à acquérir un objet bien plus sophistiqué, tandis que souvent l’outil d’origine aurait suffi, pour peu qu’on en ait eu la connaissance. Or, le seul investissement que l’on soit souvent capable ou disposé à faire est de l’ordre de l’immédiat (télécharger, payer ou non, mais rarement apprendre et se former – pour des raisons souvent très justifiées, et encore plus rarement investir dans son maintien en vie). Cette ignorance est donc souvent encouragée par ceux qui en profitent, et elle est d’ailleurs « naturelle » : les utilisateurs de l’informatique ne sont pas informaticiens, et l’essentiel de leur énergie est investi ailleurs. Mais comme les outils propres à de nombreuses professions (et d’ailleurs à la vie courante) subissent ces évolutions techniques et des mutations permanentes sans toujours se simplifier, la nécessité de se former est un investissement quasi permanent.

Le corrélat souvent financier de cet investissement est masqué par un vocabulaire soigneusement choisi, issu d’une ambiguïté de l’anglais que ne manquent pas d’exploiter les industries et les commerçants de la nouvelle idéologie techno-scientifique : free signifie « gratuit » et « libre ». Comment ne pas adhérer à ces valeurs qui n’ont rien de marchand, comment ne pas être attiré vers des produits qui les représentent ? Mais ce n’est qu’une apparence : ce qui est libre n’est pas forcément gratuit : il suffit de voir l’investissement en temps et/ou en services payants que requiert l’implantation de « logiciels libres » dans des organismes (ou chez des particuliers) qui n’ont pas forcément les compétences techniques pour s’en occuper ; en d’autres termes, le coût de leur exploitation pendant leur durée de vie est ignoré (voire masqué) lors de leur acquisition, qu’elle soit gratuite ou non. À l’inverse, ce qui est gratuit est parfois un lourd esclavage qui peut revenir fort cher : il suffit pour cela de faire le compte des heures passées sur la hotline téléphonique d’un certain fournisseur d’accès qui s’est affublé de ce terme…

Les réseaux – et pas uniquement informatiques – sont de fait des vecteurs de circulation, de diffusion et de démultiplication de phénomènes, intentionnels ou non3, susceptibles de se propager de façon quasi exponentielle du fait de la capacité de réplication à l’identique ou à muter en fonction des « circonstances » et de la multiplicité des interconnexions (et en temps réel pour ce qui en est de l’informatique) vers une infinité de systèmes, pour certains vitaux, et donner ainsi lieu à des nuisances à large échelle (le premier virus informatique date de 1980), voire de catastrophes (comme l’ont analysé entre autres Paul Virilio et Joël de Rosnay4 ; cela a été le cas avec des réseaux financiers, par exemple :

« L’accroissement du flux financier circulant dans le monde relève plus de mouvements spéculatifs que de réels investissements dans la production. Le secteur financier se déconnecte de l’économie réelle et se présente de plus en plus comme une économie virtuelle. Un crash financier pourrait faire boule de neige et amener l’écroulement de tout le système. »5

Mais les réseaux ne se réduisent pas uniquement à leur dangers : ils sont aussi des vecteurs de circulation, de diffusion et de démultiplication de supports du savoir et de la culture. L’ouverture à ce mode de communication offre d’une part des richesses insoupçonnées – qui s’accompagnent, il est vrai, d’aléas souvent imprévisibles, de la récupération marchande à la nuisance pour le plaisir de nuire6. Il est un fait que la prolifération des spams (et des virus, des vers et des attaques de tout genre, s’il faut préciser) semble mener vers une fermeture – relative, on l’espère – de ce qui était une ouverture extraordinaire. Peut-être que le prix en aura été trop élevé, et que l’utopie d’un espace virtuel absolument « libre et responsable » ne tient pas la route face à ceux qui en abusent7 : un réseau réparti ne se maîtrise (de l’intérieur) ni ne se contrôle (de l’extérieur) facilement (ce qu’exploitent d’ailleurs les réseaux humains de tous ordres, pour contourner les contrôles des états et contrecarrer leurs armées).

En résumé, en ces temps hypermodernes8 il est préférable d’être informé et lucide plutôt qu’ignorant et méfiant ou idéaliste et aveugle, et malgré l’accélération du temps et de sa course parfois effrénée savoir raison garder.


1 Dues, entres autres mais pas uniquement, à la miniaturisation et à l’utilisation du numérique.
2 Et peut-être de l’utiliser, mais bonjour la surprise lorsque l’on se retrouve seul devant un objet muni d’un manuel en charabia pseudo-français parce que traduit automatiquement en Extrême Orient, ou farci de termes techniques.
3 Les erreurs de conception (bugs, en anglais) de systèmes simples ou complexes, peuvent contribuer autant à son arrêt, à son disfonctionnement qu’à son emballement. C’est ce qui était arrivé au Golem, dont le concepteur n’avait pas prévu un cas d’utilisation…
4 Ce dernier en revendique d’ailleurs l’antériorité pour en avoir parlé en 1975.
5 Document de l’organisation internationale du travail.
6 La liberté et la connaissance ont un prix, comme on le sait depuis l’affaire Adam-et-Eve, ou, comme on le dit efficacement en anglais, there is no free lunch.
7 Ce qui est aussi vrai de la cité en général, nonobstant Rousseau.
8 Gilles Lipovetsky, « Les temps hypermodernes ». Éditions Grasset & Fasquelle, 2004.

Un commentaire »

  1. [...] En novembre 2005 je citais un document de travail publié par l’Orga­ni­sation inter­na­tio­nale du travail : L’accroissement du flux financier circulant dans le monde relève plus de mouvements spéculatifs que de réels investissements dans la production. Le secteur financier se déconnecte de l’économie réelle et se présente de plus en plus comme une économie virtuelle. Un crash financier pourrait faire boule de neige et amener l’écroulement de tout le système. [...]

    Ping par Miklos » Une crise annoncée, prévisible, prévue — 20 avril 2009 @ 23:59

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