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21 octobre 2007

Cadavres exquis

Classé dans : Musique, Sciences, techniques — Miklos @ 21:37

Mais cependant le temps, le temps irréparable
S’enfuit.

— Virgile, Georgiques III 284, trad. Victor Hugo

Cependant, il a existé bien des automates, et des plus surprenants (…). Parmi ceux-là, on peut citer d’abord, comme ayant positivement existé, le carrosse inventé par M. Camus pour l’amusement de Louis XIV, alors enfant.
— Edgar Allan Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel, trad. Baudelaire

Et expecto resurrectionem mortuorum et vitam venture saeculi.

« [Charles Cros] avait fait plusieurs trouvailles, assez importantes : le Typh­lographe, la Quadrature de l’azimut et de l’almi­can­tarat, la Direction des mont­gol­fières par un boulet de canon pro­jeté de la nacelle, le Phono­graphe, la Galacto­thérapie, la Corres­pon­dance inter­pla­nétaire au moyen d’immenses miroirs d’acier, la Photo­graphie des couleurs, la Transfusion de l’âme, cinq ou six variétés de Sidé­riscopes et le Mono­logue. » — Catulle MendèsQui n’a rêvé d’entendre Bach jouer de ses œuvres à l’orgue ou improviser au fortepiano des fugues, comme il le fit devant Frédéric le Grand de Prusse ? Qui n’aurait voulu assister à un récital de piano de Chopin ? Si le 18e s. a vu apparaître les automates et les boîtes à musique (bien qu’inventés sans doute par Ctesebius en 265 av. J.-C. et perfectionnés par les arabes), c’est au 19e s. que l’homme a commencé à fixer les traces du temps qui passe : Nicéphore Niepce invente la photographie monochrome en 1816 (après avoir inventé le tout premier moteur à combustion interne), tandis que Charles Cros développe (si l’on peut dire) la photographie en couleur en 1869, puis en 1877 son « procédé d’enregistrement et de repro­duction des phéno­mènes perçus par l’ouie »1. L’année suivante, Edison dépose un brevet pour son phono­graphe (développé indépendamment), qui lui permettra d’enregistrer la voix et le jeu de Johannes Brahms au piano en 1889. C’est en 1842 que Claude Seytre dépose un brevet pour un piano activé par des bandes de papier perforé mais il fallut attendre 1863 pour qu’un autre français, Henri Forneaux, réalise le tout premier piano mécanique, le pianista – probablement inspiré par le métier à tisser à cartes perforées inventé en 1804 par Joseph Marie Jacquard.

C’est au tournant du siècle qu’un autre pas décisif est franchi dans la domestication du temps : en 1904, l’allemand Edwin Welte invente le Welte-Mignon, dispositif capable d’enregistrer sur un rouleau perforé le toucher d’un pianiste dynamique y compris (les nuances d’intensité) – et non plus uniquement le son produit par son instrument comme le fait le phonographe et ses successeurs – et de le rejouer fidèlement sur un vrai piano : c’est ce qui permettra de fixer le jeu de Carl Reinecke, le tout premier pianiste (et compositeur) ainsi enregistré. Né en 1824 (trois ans avant la mort de Beethoven), ami de Schumann, il a bénéficié de l’aide de Mendelssohn et a donné des cours de musique à Isaac Albeniz, Max Bruch, Edvard Grieg ou Cosima Wagner, entre autres. Le rouleau perforé a été « rejoué » en 2006 sur un piano Steinway Welte. Si cette exécution a permis d’effectuer un enregistrement de qualité de cette performance d’un contemporain de Chopin, elle passe une nouvelle étape dans les possibilités de recréer le passé : on peut dorénavant programmer des récitals publics de grands pianistes disparus sur des pianos de concert dans des salles de spectacle avec une acoustique de qualité. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un spectacle vivant, mais d’une interprétation figée, comme celle d’un automate ou d’un disque.

Mais c’est le disque phonographique, inventé à la fin du 19e s., qui s’est finalement imposé pendant la majeure partie du 20e s. comme moyen d’enregistrement acoustique. La réédition d’enregistrements effectués sur ce type de support passe par des traitements de plus en plus sophistiqués, destinés à pallier les défauts de la prise du son et de sa restitution : craquements, manque de dynamique, ambiance acoustique inexistante ou bruyante, son monophonique…

C’est alors qu’intervient une nouvelle approche du traitement de ces documents historiques : Zenph Studios, une entreprise américaine créée en 2002, s’est attelée à extraire d’enregistrements historiques de piano non pas le son, mais des informations aussi précises que faire se peut sur le jeu du pianiste qui a servi à produire ce son : l’attaque, la dynamique, le rythme… Celles-ci peuvent alors être utilisées pour « piloter » un piano moderne à l’instar du Welte-Mignon, non plus à l’aide d’un rouleau perforé mais de codes numériques (une variante haute résolution du standard Midi). L’effet est assuré : il suffit d’écouter le résultat de leur traitement de l’interprétation du Troisième prélude de Chopin par Alfred Cortot, dont l’enregistrement original sur un 78T (mono bien évidemment) date de 1926. La « réinterprétation » a été effectuée sur un grand piano de concert dans une petite salle de concert réverbérante et enregistrée sur six canaux, avec des micros éloignés contribuant à l’effet de salle. Si le résultat disponible sur leur site n’est qu’en stéréo, ce nouvel enregistrement permet de produire des versions « immersives » (sur disques hybrides multicanaux SACD, nécessitant un système adapté pour bénéficier de la spatialisation du son) ou « binaurales » (donnant une sensation d’espace bien plus réaliste que la stéréo, mais en n’utilisant que deux canaux sonores).

La première production discographique de Zenph a concerné l’interprétation de Glenn Gould des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, enregistrée en 1955. Leur procédé a abouti à la « réexecution » publique de l’œuvre en 2006, dans le Studio Glenn Gould de Radio-Canada sur un Yamaha Disklavier Pro, harmonisé de façon à correspondre au piano utilisé en 1955. L’enregistrement multicanal est disponible sur un disque SACD de Sony.

On connaît le dédain de Glenn Gould pour les enregistrements live : la plupart de ceux qu’il a laissés a été faite en studio, fruit d’un long travail s’apparentant à la micro-chirurgie esthétique, destiné à produire la performance idéale sur un instrument idéal et dans un lieu idéal (le studio Glenn Gould est excellent, mais il faut savoir qu’il a été inauguré dix ans après la mort du pianiste). De ce point de vue, il serait sans doute intéressé par ce développement : l’enregistrement numérique du jeu permet de corriger le jeu sans même passer par un réenregistrement – il suffit de remplacer le code d’une fausse note par le code de la note correcte, la déplacer dans le temps pour peu qu’elle ait été jouée trop vite ou trop lentement, en changer l’intensité…

Ces traficotages n’auront toutefois pas été le choix artistique de l’artiste, mais uniquement celui des producteurs discographiques bien intentionnés ; c’était déjà le cas pour les rééditions historiques, mais elles ne pouvaient modifier les interprétations de cette façon, qui peut parfois toucher à leur essence même. Ce qui soulève la problématique de la recréation « authentique » du passé, utopie d’un idéal finalement inexistant et qui n’a rien d’absolu : les connaissances historiques sont forcément lacunaires et varient avec le temps et les modes (comme celle des interprétations sur instruments d’époque), mais c’est surtout la société qui a changé – nos oreilles, nos paysages sonores et nos références culturelles ne sont pas celles des auditeurs des œuvres à leur création, nous ne pouvons donc entendre comme eux. C’est aussi le cas pour d’autres genres de spectacles : l’interprétation d’une pièce de Racine avec la prononciation et le jeu « d’époque » serait incompréhensible, voire insupportable, pour la majorité des spectateurs.

Mais rien n’arrête la technique. Il est plausible que les techniques d’animation et d’infographie tri-dimensionnelles mèneront à une « re-création » d’un réalisme criant de l’image du pianiste décédé ainsi revenu des morts pour réinterpréter sur un vrai piano, en concert devant un vrai public dans une salle, l’enregistrement sauvé (et dont les droits de copyright seront ainsi relancés pour 70 ans, pour la plus grande joie des éditeurs phonographiques). L’illusion sera complète pour nos sens : l’œil et l’oreille nous convaincront de sa présence réelle dans ce Jurassic Parc musical. Il n’y aura que le bon sens qui nous dira que ce n’est qu’un simulacre figé dans le temps, comme la momie d’un pharaon. On ne peut réparer des ans l’irréparable outrage.

À lire :
• L’histoire du piano mécanique (en anglais)
• L’histoire du Welte-Mignon (en anglais)
• Caractéristiques matérielles des disques phonographiques (en français)
• The Masters Come Alive: New recordings from some very old Musicians (un article expliquant le procédé de restauration de Zenph, en anglais)
• Glenn Gould Studio (caractéristiques du studio, en anglais).


1 Édouard-Léon Scott de Martinville avait inventé en 1857 un procédé d’enregistrement sonore, mais celui-ci était incapable de le restituer à l’écoute.

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