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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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28 juin 2008

L’envers du miroir

Classé dans : Lieux, Peinture, dessin, Sciences, techniques — Miklos @ 4:39

« Inutile de dire que la correspondance avec ce Batave en est restée là. » — Léon Bloy, Journal, 1898 (cité par le Trésor de la langue française).

« … les noms communs ne collent jamais avec les noms propres ; il n’y a pas de (…) chinois à l’eau-de-vie en Chine, de chapeaux bangkoks à Bangkok, ni de panamas à Panama, ni de salade dit batavia à Batavia. » — Paul Morand, Le Voyageur et l’amour, 1932 (cité par le TLF).

La haute gastronomie n’est pas le trait le plus caractéristique des Pays-Bas : sa cuisine comprend surtout pain, fromage, soupe, saucisses, croquettes… une abondance de laitages et de féculents qui n’est pas pour surprendre dans une région couvertes de vaches et de moulins (dont la fonction n’est pas uniquement de diffuser dans l’atmosphère le méthane produit par ces augustes dames qui contribuent de façon significative non seulement à la table hollandaise mais à l’effet de serre). On connaît en France surtout la sauce hollandaise, mais il y a tout de même deux spécialités que nous n’hésiterons pas à qualifier de particulièrement savoureuses et dont on a abusé avec délice lors de notre dernier passage à La Haye.

La première s’achète dans des kiosques que l’on trouve partout : il s’agit du matje, « hareng vierge (sans œufs ni laitance) ayant une teneur en graisse élevée (…), produit purement naturel auquel il n’est ajouté que du sel après la mise en caque »1. Il est vendu débarrassé de sa tête, de sa peau et de son arrête centrale, ses deux filets ne tenant plus qu’à la queue. Pour le déguster – car c’est une réelle dégustation – on s’en saisit par l’appendice caudal, on rejette la tête en arrière la bouche grande ouverte tel Caruso avant le lancement d’un contre-ut et on y fait glisser graduellement le poisson jusqu’à ingestion complète (hormis la queue)2. Sa chair est tendre sans être molle, grasse mais pas huileuse, et très légèrement salée – juste assez pour en relever la saveur. Le procédé de préparation du hareng date, selon la tradition, de 1380 : lorsqu’on le vide, on y laisse le pancréas, dont les enzymes participent au « mûrissement » de la chair tout en conservant ses vertus (vitamine D, calcium, sels minéraux) et le rendent particulièrement digeste. La saison de la pêche du hareng s’ouvre annuellement, fin mai, par un festival, Vlaggetjesdag, au cours duquel les bateaux quittant le port de Scheveningen – banlieue de La Haye – sont décorés de drapeaux (d’où le nom, jour du drapeau).

Ceux qui hésiteraient à gober des poissons et se priveraient ainsi à leur insu d’une délicatesse à l’égal du gravlax peuvent se rabattre sur les Hopjes : ce sont des petits caramels durs au café en forme de cube aux arrêtes arrondies. On peut les sucer pour en savourer lentement le goût ou les croquer vaillamment et rapidement. Ils ne collent pas aux dents et ne ramollissent pas. Leur invention est attribuée au baron Hendrik Hop qui était accro au café. La légende raconte qu’un soir il oublia sa tasse de café sucré à la crème sur le four. Le lendemain, il y trouva un caramel au café fort bon. Quand son médecin lui ordonna de ne plus boire du café, il demanda à son voisin confiseur de lui fournir ces nouveaux bonbons. C’était à La Haye dans les années 1800. Leur succès ne se fit pas attendre, et ils s’exportèrent dans les cours royales d’Europe et chez le Tsar. Pour éviter qu’ils ne s’altèrent en route vers les Indes néerlandaises (l’actuelle Indonésie), on inventa une boîte en métal caractéristique. À ceux qui insisteraient à s’en priver pour conserver la ligne, on conseillera Hopjes et Hopjes, ballet-pantomime de François Ambrosiny sur une musique de Georges Lauweryns (Bruxelles, 1910)

La Haye se distingue aussi par plus d’un musée remarquable. On avait récemment été saisie par la magie du Panorama Mesdag qui nous avait transporté sur la plage de Scheveningen il y a cent ans ; cette fois-ci, on a été ravi par les mondes impossibles et pourtant si logiques de M. C. Escher : si l’on en connaissait les œuvres les plus renommés depuis fort longtemps, le musée qui lui est consacré, situé dans un palais qui avait été habité par la famille royale, regroupe l’essentiel de son œuvre. On peut y admirer les lithographies et les esquisses, explorer des scènes où plusieurs points de vue simultanés s’enchevêtrent avec une habilité magique, admirer la complexité des formes géométriques abstraites qui s’imbriquent à l’infini, s’émerveiller devant des êtres étranges qui marchent puis s’enroulent sur eux-mêmes pour progresser tels une roue (les curl-up) ou ces reptiles qui montent paresseusement sur un livre, s’arrêtent pour souffler sur un dodécaèdre, puis en redescendent et se fondent dans le papier posé sur la table pour en émerger plus loin dans une sorte de cycle perpétuel…

Son univers de contrastes – blanc et noir, jour et nuit, ange et démon – n’est pas manichéiste, bien au contraire : c’est aussi celui des compléments et du continu qui réunit ces extrêmes, à tel point qu’on ne sait plus vraiment quand l’un devient l’autre et inversement. Villes, maisons, animaux, hommes, objets – tout devient, sous son crayon, sujet à transformation et à transmutation : un vol d’oiseaux noirs sur un ciel clair se transforme sous nos yeux en celui de colombes dans la nuit, le tableau accroché dans une galerie de peinture englobe la galerie et la ville qui l’entoure… Le regard est porté par ce mouvement et ne peut s’arrêter et l’esprit est confronté à la représentation de l’improbable : on sait que cela ne peut être, et pourtant on le voit et cela se tient.

Tout s’explique mathématiquement – pavage, géométrie hyperbolique, rubans de Moebius ou bouteilles de Klein… – mais voilà, Escher n’avait quasiment aucune connaissance en mathématiques, et ses réalisations n’en sont que plus merveilleuses. C’est ce qu’avait constaté Donald Coxeter, l’un des plus grands géomètres du xxe siècle. Ce don extraordinaire rappelle, à certains égards, celui de Râmânujan, autodidacte indien qui produisit dans les années 1900 une somme impressionnante de résultats en théorie des nombres sans démonstration et, probablement, par une intuition quasi inhumaine. Il attira l’attention du grand mathématicien Hardy qui collabora avec lui. Certaines de ses découvertes n’ont trouvé que récemment des applications dans des domaines tels que la cristallographie et la théorie des cordes, bien longtemps après la disparition de leur inventeur.

Mais Escher ne donne pas que dans le merveilleux. Le musée expose des portraits (et des auto-portraits) et des paysages – notamment ceux qu’il a réalisés lors de son voyage en Italie et en Corse. Ainsi, cette très belle vue de Calvi aperçue au loin au travers d’une dentelle de branches d’arbres, ou la Mosquée-cathédrale à Cordoue, dont la colonnade infinie n’a probablement pas manqué de le fasciner. C’est d’ailleurs lors d’un voyage en Espagne qu’il découvre les arabesques de l’Alhambra de Grenade, qui inspireront ses dessins abstraits. Et il y a sans doute aussi les primitifs flamands dont on retrouve l’esprit de détail et de l’incongru dans ses œuvres fantastiques : Jan Veermeer était de Delft, si proche de La Haye…

Le musée ne se contente pas d’exposer les œuvres d’Escher : certaines salles proposent des outils interactifs destinés à faciliter le regard analytique et synthétique, ou des animations multimédia qui illustrent le mouvement perpétuel qui anime certaines de ses gravures. C’est un lieu dont on ne peut que recommander la visite.


L’illustration a fait usage d’un dessin de Jan Van Goyen (1596-1656) et d’une vache suisse.
1 In Nouvelles des produits de la mer, novembre 2007. La caque est « un récipient ressemblant à une barrique où l’on empile les harengs salés » (TLF).
2 Ceux qui seraient gênés de saisir ainsi un poisson entre les doigts peuvent l’acheter dans une sorte de petit pain spongieux ressemblant à ceux que l’on trouve dans les fast foods. C’est une grave erreur, le goût du poisson s’en trouve altéré ; le matje n’est pas un hamburger, tout de même.



Un commentaire »

  1. [...] ne peut finalement s’échapper (ce monde-là, comme le nôtre, ne serait-il pas aussi celui d’Escher ?) – sont à couper le souffle et fascinent par leur beauté inhumaine. Mais qui aimerait y [...]

    Ping par Miklos » Mégapoles — 29 août 2008 @ 8:56

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