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10 janvier 2014

Coïncidence, ou, Funem Shtetl Zu Amerike

Classé dans : Histoire, Judaïsme, Langue, Lieux, Livre, Photographie, Shoah — Miklos @ 2:01


Disciples du Baal Shem Tov, 1927.
Source: exposition A World Apart Next Door au musée d’Israël à Jérusalem en 2012.
Cliquer pour agrandir.

De curieuses, parfois réellement étranges, coïncidences émaillent mon quotidien ; elles surviennent sans prévenir, illuminent, telles des comètes, de leur longue traîne née parfois dans un lointain passé ma vie, puis disparaissent en laissant la trace d’un certain merveilleux. En voici une.

Durant mes études à Cornell, j’étais souvent invité à la table de l’aumônier des étudiants juifs, le rabbin Goldfarb dont la femme était une excellente cuisinière, tous deux affables et chaleureusement accueillants. Sur l’un des murs de l’entrée de leur maison était encadré un arbre généalogique, celui des disciples du fondateur du HassidismeMouvement piétiste juif., surnommé le Baal Shem Tov (« porteur du bon nom »), qui avait vécu en Pologne au 18e siècle. Ce mouvement ayant essaimé très rapidement, il n’est pas étonnant de trouver dans cette gravure datant de 1927 plusieurs centaines de noms accompagnés de ceux des villes ou villages où ils étaient principalement actifs en tant que rebbeDirigeant spirituel souvent local d’un groupe hassidique..

Un jour que je contemplais cet arbre sans vraiment en lire le contenu microscopique, un nom me saute pourtant à l’œil, comme s’il sortait de la surface du papier : il s’agissait d’un personnage indiqué comme ayant vécu à Rozwadow : or c’était le petit village de quelques 3.000 âmes où était né mon père, en Galicie orientale.

Je ne peux me retenir de m’exclamer à haute voix « Rozwadow ! ». Le rabbin Goldfarb, qui se tenait dans une autre pièce et était pourtant dur d’oreille, vient alors vers moi et me demande pourquoi j’ai prononcé ce mot, à quoi je lui réponds que c’était le village de mon père. Il me dit alors que c’était aussi le village de son père à lui…

Il sort alors de sa bibliothèque un livre que je connais bien : c’est le Yizkor BukhLivre du souvenir des morts. « Yikzor » est le premier mot de la prière des morts dans la liturgie juive, et il signifie « Qu’Il (Dieu) se souvienne ». Après la Shoah, nombre de survivants de communautés décimées ou carrément disparues ont édité de tels ouvrages comprenant en général des textes en yiddish, anglais et hébreu décrivant la vie dans ces communautés avant et leurs tribulations pendant la guerre, y intégrant des listes de noms des disparus et des survivants dans le monde, et illustrées de photos d’époque. de Rozwadow. Il l’ouvre, puis m’indique, dans une photo de groupe prise (en 1952, me semble-t-il) son père : installé aux Etats-Unis bien avant la guerre, il était alors venu en Israël rendre visite à ceux des membres de son village d’origine qui s’y étaient établis. Je lui dis alors que la femme assise à sa droite est ma tante et que je détiens un tirage original de cette photo… Ma tante faisait partie du comité d’organisation des Rozwadowiens en Israël qui éditera cet ouvrage en 1968, et ce sont ses membres qui figurent sur la photo en question.

Je ne sais si la gravure dont on voit la reproduction ci-dessus est identique à celle que j’avais vue chez les Goldfarb : dans mon souvenir, cette dernière était en noir et blanc, les noms étaient écrits dans une police (manuscrite) différente et chacun était inscrit dans une petite feuille, ce qui n’est pas le cas ici. Il se peut donc qu’elle ait été une copie faite à la main de la gravure d’origine, comme on en voit une ici et sur laquelle on peut zoomer (je n’y ai pas retrouvé le nom que j’avais aperçu en son temps) ; on peut en voir un petit détail à droite, ce qui donne une idée de la quantité, la densité et la complexité de l’infor­mation.

Quant au mouvement piétiste dans ce village, mon père m’avait raconté que sa mère était adepte du rebbe local – qui sait si ce n’est pas celui dont j’avais aperçu le nom dans la gravure ? Quoi qu’il en soit, on trouve dans le Yizkor Bukh en question un texte écrit par mon oncle qui décrit entre autres la présence de ce mouvement à Rozwadow.

Quelques années plus tard, alors que j’étais installé en France, je pars en mission à Santa Cruz en Californie. J’en profite pour y rendre visite à Meg M. J’avais fait sa connaissance du temps de mes études à Cornell, l’ayant « croisée » en ligne dans un forum de discussion consacré au judaïsme. Nous avions engagé un échange épistolaire qui s’était développé et enrichi, et qui avait perduré après mon départ en France, mais nous ne nous étions jamais rencontrés : plusieurs milliers de kilomètres nous séparaient.

Certains des murs de l’appartement de Meg étaient entièrement recouverts d’étagères de livres que je parcours du regard. Là aussi le même phénomène : le dos de l’un d’eux, où s’affiche le titre en lettres d’or sur fond noir, me saute à l’œil : c’est celui d’un Yizkor Bukh, et pas n’importe lequel – il y en a eu des dizaines – : celui de Rozwadow.

Il y avait de quoi être stupéfait : non seulement Meg n’avait rien à voir avec ledit village, mais elle n’était pas d’origine juive (elle l’est devenue plus tard) et ne savait pas lire l’hébreu (ni a fortiori le yiddish). Devant mon étonnement, elle me raconte alors qu’entrant un jour dans une librairie de livres d’occasion, elle aperçoit ce livre dont elle reconnaît les caractères hébraïques sans pour autant les comprendre. C’était le seul de son genre, elle s’est dit qu’il devait souffrir de solitude et elle décide de l’acheter pour lui donner une maison…

Après que je lui ai expliqué la nature de ce livre, elle conclut qu’il serait bien mieux chez moi et me le confie. C’est celui qui est ouvert devant mes yeux alors que j’écris ce texte. Une traduction en anglais d’une partie de l’ouvrage est disponible ici.

L’arbre généalogique que l’on voit au début de ce billet a fait partie d’une exposition qui s’était tenue en 2012 au musée d’Israël à Jérusalem. Je leur ai écrit pour savoir s’ils en vendaient des reproductions et en expliquant le contexte de ma demande.

La personne qui m’a répondu par l’affirmative en a profité pour me préciser que son arrière-arrière-grand-oncle avait été le rabbin de Rozwadow.

La belle et grande (67×57 cm) reproduction en couleur de la gravure commandée au Musée d’Israël vient d’arriver. Il ne m’a fallu que quelques instants pour localiser le nom en question, celui d’un certain « R. [pour Reb.] Moshe de Rozwadow » : la liste alphabétique de tous les personnages qui y sont cités affichée dans la partie inférieure de la gravure et triée par le nom de leur localité de résidence indique, près de chacun des noms, une clé numérique qui permet de le retrouver quasi instantanément dans l’arbre.


R. Moshe de Rozwadow dans l’arbre des disciples du Baal Shem Tov, 1927.
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Je ne suis jamais encore allé à Rozwadow. Enfin, ça dépend.

À la fin des années 1980, j’avais passé une semaine de vacances à Prague en compagnie de deux de mes cousines et deux de mes plus proches amis. Nous avions fait le voyage aller-retour en autocar.

À notre retour, en récupérant mon passeport qui venait d’être tamponné au poste-frontière, je constate qu’il indique dorénavant « Rozvadov » : c’était le nom du village du village frontalier sur la route qui va de Prague à Nuremberg.

Quant à Rozwadow, elle n’existe plus, du moins en tant que bourgade autonome : elle a été absorbée par sa voisine, Stalowa Wola.

La proximité des noms de Rozwadow la polonaise et de Rozvadov la Tchèque a été la cause d’une curieuse confusion chez une personne qui, pourtant, aurait dû savoir. En 1971 paraît Music, Prayer and Reli­gious Leadership – Temple Emanu-El, 1913-1969, livre d’entretiens avec Rose Rinder, veuve du cantor de la synagogue réformée Congregation Emanu-El de San Francisco. On y apprend que Rose est née en 1893 à « Rozwadow, en Autriche », tout en précisant sa proximité à Dzików où sa famille s’est installée plus tard, avant d’émigrer aux États-Unis.

Quant bien même il y a trois Dzików en Pologne, il n’y en a qu’une à proximité (quelque 20 kms) de la Rozwadow polonaise, située en Galicie orientale, région rattachée à l’Autriche depuis le partage de la Pologne en 1771 et jusqu’à la fin de la Première guerre mondiale.

Là où Rose Rinder fait erreur, c’est lorsqu’elle dit (l’entretien a lieu en 1968) : « Curieusement, j’ai vu l’autre jour à la télévision qu’après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les tanks russes, ces tanks se sont retirés à Rozvedov. C’est donc maintenant une partie de la Tchécoslovaquie. Or quand je suis née, il n’y avait pas de Tchécoslovaquie. C’est pourquoi je réponds toujours, quand on me le demande, que je suis née en Autriche, parce que c’était alors l’Autriche. »

Il s’agit bien ici de la Rozvadov tchèque, distincte de la Rozwadov polonaise. On pourrait s’étonner que les chars du pacte de Varsovie venus écraser le printemps de Prague s’y soient établis, à l’ouest du pays ; l’explication est donnée dans plusieurs quotidiens américains de l’époque, comme on le voit dans cet extrait du Sarasota Herald-Tribune daté du 11 septembre 1968 :


Rozwadow en Pologne et Rozvadov en Tchéquie.
Cliquer pour agrandir.

2 commentaires »

  1. Episode très intéressant et (normal chez toi, Michael) très bien raconté. Pour l‘arbre des descendants du Baal-Shem : si ma mémoire est bonne, on trouve la version « feuilles » dans le vol.1 du livre de N.Shemen « Dos gezang fun khsides ». A mon prochain passage par la bibliothèque Medem, si j’ai le temps, je vérifierai s’il est vraiment là et qui l’a dessiné.
    Merci d’avoir partagé cette belle histoire.

    Commentaire par yitskhok — 10 janvier 2014 @ 11:21

  2. Merci, R. Yitskhok. S’il est à la bibliothèque, je serai très intéressé à venir le consulter !
    D’après le site où l’on peut en voir une copie manuscrite en zoomant (et que j’avais indiqué dans le corps du texte), la carte originale a été publiée en 1927 par « S. Ch. Goldsztejn, Miedzyrzec ».

    Commentaire par Miklos — 10 janvier 2014 @ 11:46

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