Miklos
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16 août 2009

Petits meurtres entre amis, ou Craigslist comme épiphénomène de l’Internet

Classé dans : Actualité, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 21:36

Une annonce de recherche de stupéfiants dans la rubrique rencontres de Craigslist, restée en ligne malgré les filtrages et les signalements.

Craigslist est un site international de petites annonces. On y trouve de tout (slogan de la défunte et regrettée Samaritaine) : emploi, logement, rencontres, ventes, ser­vices… Vous avez besoin d’un lit évolutif pour votre bébé ? La rubrique À vendre : enfant+bébé à l’intitulé invo­lon­tairement cocasse vous en proposera peut-être. Vous n’avez pas de bébé et aimeriez acheter un chiot ou un chaton : consultez Commu­nauté : animaux. Vous partez en vacances à Londres ? Cherchez-y une location ou un b&b. Deux rubriques sont destinées à regrouper des annonces un peu plus sulfu­reuses : Services : éro­tiques (« massages non théra­peu­tiques », par euphé­misme) et Petits boulots : adultes (en général, tournages osés). Cherchez et vous trouverez. Mais ce service a aussi une autre face, et pas si cachée que cela.

Créée en 1995 par Craig Newmark, Craigslist était alors une liste de diffusion (d’où son nom) consacrée à l’évé­ne­mentiel à San Francisco : les petites annonces y étaient envoyées par courriel et reçues ainsi par ses abonnés. Son succès croissant, elle migre natu­rel­lement vers le Web (ce que n’a su encore faire la liste biblio-fr qui vient d’imploser), et s’organise par pays (une soixantaine à ce jour) puis par villes ou régions, pour tenter d’en préserver le carac­tère local et commu­nau­taire. Son inter­face sobre – rustique, diront certains – se décline dans plusieurs langues.

Pour y publier une petite annonce, il n’est même pas néces­saire d’y ouvrir un compte ; même quand on le fait, il suffit de fournir une adresse élec­tro­nique valable. On choisit d’abord la ville, puis la rubrique adéquate ; l’annonce publiée comprend une adresse élec­tro­nique fournie par le système, qui se chargera de trans­mettre auto­ma­tiquement les réponses éven­tuelles à l’annonceur sans révéler sa réelle adresse. Simple, efficace, anonyme.

Il est évident qu’avec plus de 120 millions d’annonces et 20 milliards de consul­tations par mois il est humai­nement impos­sible de contrôler le contenu des annonces et leur adé­quation avec les conditions d’usage du service (dispo­nibles uni­quement en anglais, et correspondant à la législation américaine…). Craigslist a donc mis en place un filtrage auto­ma­tique qui est censé détecter des annonces problé­matiques, et un système de signa­lement manuel, qui permet aux lecteurs de marquer une annonce comme mal classée ou interdite. Mais ces indicateurs ne semblent pas être lus par des humains, et ce ne serait qu’à la suite d’un certain nombre de signa­lements que le système suppri­merait automa­tiquement une telle annonce. C’est donc essen­tiel­lement un système autogéré par sa commu­nauté d’uti­li­sateurs et par sa program­mation informatique (ce qui n’est pas loin de rappeler la Wikipedia).

La popularité de Craigslist est élevée dans le monde anglo-saxon (à tel titre qu’une grande partie des annonces publiées dans les sites inter­na­tionaux, France y compris, le sont en anglais plutôt que dans la langue locale), et princi­pa­lement aux US. Mais il acquiert une noto­riété de plus en plus sulfu­reuse, du fait des abus croissants. Arnaques (à distance) et vols (lors de rencontres) s’y multiplient (bien que proba­blement mino­ri­taires) : une récente petite annonce qui vantait les mérites d’un b&b à Paris, photos à l’appui, a permis à son annonceur de rafler des milliers d’euros sous forme d’une avance non rembour­sable, pour lesquels il envoyait un coupon falsifié. Nous-même sommes récemment tombé ainsi sur un b&b problé­matique à New York, lors de notre recherche en vue d’un séjour : l’annonce et les infor­mations envoyées ulté­rieu­rement ne corres­pondaient pas du tout ; d’autres annonceurs ne répondaient pas, ou changeaient leurs conditions. Nous avons fina­lement utilisé à profit un site spécia­lisé et sécu­risé.

Les menaces de poursuites à l’encontre de Craigslist aux US pour faits de prosti­tution se précisent, et les auto­rités dans divers États amé­ricains piègent ceux qui uti­lisent ce site pour proposer de tels services ou pour trouver des « masseuses » (et masseurs), des « escorts » et autres profes­sionnels ou amateurs de cet ancien métier (mais aussi des pédophiles). Craigslist assure avoir pris des mesures – aux US, pas ailleurs, comme on le verra plus loin – mais cela ne semble pas satisfaire les autorités.

Le pire arrive aussi : un homme de 34 ans vient d’être arrêté pour avoir violé deux femmes qui propo­saient leurs services via Craigslist. Quelques mois plus tôt, un étudiant de l’école de médecine de l’Université de Boston, un jeune homme de bonne famille de 23 ans et présentant bien, a été arrêté pour l’assas­sinat d’une jeune femme et l’agression de deux autres, toutes trois contactées via Craigslist.

La version française de Craigslist – qui, comme le reste du service, n’est pas hébergée en France (ce qui ne devrait pas l’exonérer du respect des lois françaises) – reflète les travers les plus communs du service.

Des rubriques tout à fait sérieuses – telles Offres de services : auto (achat, vente, réparation de voitures) ou Offres de services : rédac­tion/édi­tion/tra­duc­tion – sont pério­di­quement litté­ra­lement inondées de publi­cité pour l’achat (par internet, évidemment et sans ordon­nance) de médi­caments de tous genres (sans aucune garantie qu’ils ne sont pas falsifiés), provenant princi­pa­lement d’un site hébergé au Royaume Uni (et inscrit au nom d’un individu – proba­blement un infor­ma­ticien – fournissant une adresse en Russie), ou en Argentine. Parfois, des dizaines de petites annonces proposant des vidéos aux titres porno­gra­phiques et parfois pédo­philes font une appa­rition simul­tanée dans ce type de rubriques.

Drogue et prosti­tution y ont aussi leur place. Bien évi­demment dans la rubrique Offres de services : services éro­tiques qui regorge d’annonces de massage suggérant avec des euphé­mismes à peine voilés ou parfois expli­ci­tement le caractère sexuel du service proposé pour finances (ce n’est pas illégal en France). Mais ces annonceurs débordent aussi sans vergogne et régu­liè­rement – et au mépris des règles d’usage écrites de Craigslist – dans la rubrique Offres de services : services théra­peu­tiques (destinée aux masseurs diplômés), et surtout dans les rubriques Rencontres (destinées aux annonces non « commerciales »), où elles sont sans ambiguïté : « Un peu en panne de thunes là, si quelqu’un se sent une âme altruiste et voulait m’offrir des ‘roses’ ». En argot de l’internet, les roses sont des espèces sonnantes et trébu­chantes. Un autre terme que l’on y trouve de façon accrue est 420 (« herbe »).

Dans la rubrique Coups de cœur/de gueule on peut trouver par exemple le témoignage d’un indi­vidu qui ne cherchait qu’un massage de rela­xation – ni éro­tique, ni théra­peu­tique. Il signale les possibles effets nocifs de leurs mani­pu­lations (des vertèbres, du système lympha­tique) par mécon­naissance patente du corps. Dans cette rubrique qui est un vrai fourre-tout on trouve aussi des textes qui sont des copiés-collés intégraux d’articles de journaux (français et autres) en violation des lois de propriété intellectuelle.

On est en droit de s’inter­roger sur les moyens que Craigslist met en œuvre pour tenter de limiter ces phéno­mènes : certains débor­dements pourraient être détectés auto­ma­tiquement – notamment le spam répété (vocabulaire, sites, numéros de téléphone, personnes…) – et donc effacés dès leur appa­rition puis leur source bloquée : c’est ce qui se fait dans nombre de sites et de blogs. Or ces annonces se retrouvent quoti­dien­nement dans Craigslist et y perdurent malgré les signalements manuels.

Tout système humain – qu’il soit technique, social, politique – peut être détourné de sa finalité aussi altruiste soit-elle par des humains et exploité par des indé­licats, des désé­qui­librés ou des criminels. Plus il est complexe, plus il se prête faci­lement à ce genre de débor­dements. Incon­trôlées, les dérives peuvent s’avérer parfois tragiques. C’est le délicat équi­libre entre la liberté des indi­vidus et la protection de tous qui est constamment remis en jeu.

23 février 2009

La femme invisible

Classé dans : Récits — Miklos @ 2:02

Si cette image ne s'affiche pas, en voici la raison. Depuis août, la mise en ligne de nouveaux documents numérisés a créé un dysfonctionnement dans Gallica et Gallica 2, rendant difficile et aléatoire l'accès à ces documents (de l'ordre de 3 000 ouvrages concernés). Le problème a été identifié : les équipes de la BnF travaillent à sa résolution et sa mise place devrait aboutir au premier trimestre 2009.
Affiche, 1910. Source : Gallica2, Bibliothèque nationale de France.

C’est en entrant dans la cuisine à 7h, comme à son habitude, que Julien s’aperçut que Sabine avait disparu : la table de formica n’était pas mise, le petit déjeuner n’était pas prêt. Perdu, il regarda autour de lui. L’évier en inox était vide et brillait comme neuf, la gazinière était propre et reluisait de tous ses feux, les carreaux astiqués reflétaient l’image déformée du frigo qui ronronnait doucement. De nombreuses boîtes de métal étaient soi­gneu­sement alignées sur une étagère, encadrant quelques livres de cuisine qui semblaient n’avoir jamais été ouverts. Pas un grain de poussière, pas une tache ni une épluchure. Les fenêtres aux vitres d’une trans­parence cristalline dessinaient sur le mur la silhouette des pots dans lesquels Sabine avait planté des herbes de cuisine. Les portes des placards blancs se ressemblaient toutes. Julien eut le sentiment d’avoir été transporté dans une cuisine-modèle comme on en voit dans des salons d’ameublement, lieu parfait et étrangement inhabité. Il la remarquait pour la première fois, et pourtant il s’y installait chaque matin depuis son mariage trente ans plus tôt.

La veille, il avait dîné avec des collègues. Rentré tard, il s’était silen­cieusement déshabillé, s’était lavé les dents en faisant attention à refermer avec précaution la porte du cabinet de toilette – Sabine, qui se couchait plus tôt, n’en supportait ni le bruit ni la lumière – et s’était glissé dans son côté du lit. Il ne lui serait pas venu à l’idée de vérifier si elle y était : elle l’avait toujours été, elle devait donc y être. Comme il avait passé la journée au bureau, il lui fallut remonter au matin précédent pour se souvenir d’une trace tangible de sa présence : le petit déjeuner l’avait attendu à son lever.

La vie avec Sabine avait été jusqu’à ce jour une plaisante routine. Julien la retrouvait le soir en rentrant du travail comme on retrouve un fauteuil confortable dans lequel on s’assied quotidiennement sans plus le remarquer – le corps sait où il est – et dont on ne pourrait dire la couleur ni la forme à force de familiarité. Ils dînaient, regardaient la télévision sans jamais changer de chaîne, se couchaient. Parfois, ils faisaient l’amour ; quelques enfants été nés, avaient grandis, étaient partis. Le matin, après avoir mangé sa tartine qu’il avait au préalable trempé dans son bol de café, il vissait son chapeau sur la tête, prenait sa serviette de cuir, lançait un « À ce soir ! » à la cantonade et partait prendre son bus.

Qu’était-il donc arrivé pour que cette vie qu’il trouvait parfaite se trouve ainsi bouleversée ? Il ne pouvait se l’imaginer, et ne savait que faire. Le frigo était étonnement vide : il n’y restait qu’un pot de cornichons. Il ouvrit quelques placards au hasard ; dans l’un, des piles d’assiettes de céramique blanche – plates, à soupe, à dessert –, dans un autre des plats et des saladiers du même service, puis ailleurs des tasses à thé et à café avec leurs soucoupes. Il finit par tomber sur les verres ; il y en avait plusieurs étagères, de toutes tailles, pour toutes les occasions Il en pris un et se versa un peu d’eau. Aurait-il trouvé une cafetière, il n’aurait su l’utiliser. D’ailleurs, il ne savait où se trouvait le café. Il sortit le ventre vide, lançant par habitude un « À ce soir ! ».

Sabine, elle, était toujours là. En quelque sorte. Avec le temps, l’absence du regard de Julien l’avait rendue invisible, ce qui ne l’empêchait pas de s’occuper de la maison : cuisine, ménage, lessive, repassage… Pour les courses, il y avait heureusement le téléphone, et maintenant l’Internet, qui lui servait aussi à meubler ses journées en chattant joyeusement avec d’autres femmes au foyer, à flirter avec des hommes qu’elle ne rencontrerait jamais ou à nourrir abondamment son journal de souvenirs inexistants. Ce soir-là, elle avait vu à la télévision Le Passe-muraille avec Bourvil dans le rôle de Dutilleul : elle en avait été émerveillée, et désira si fort posséder le même « don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé » – ce qui lui faciliterait d’autant plus ses taches ménagères, pensait-elle – qu’elle se dématérialisa en conséquence. Elle pouvait dorénavant passer à travers murs, portes et armoires, mais le résultat inattendu fut qu’elle ne pouvait plus rien saisir : ses mains passaient, elles aussi, à travers bols, tasses et assiettes, couverts et casseroles. Elle n’avait plus besoin d’ouvrir la porte du frigo pour y entrer les mains, mais ces dernières ne pouvaient plus prendre ce qui s’y trouvait. Plus de téléphone, plus d’ordinateur… Donc plus de provisions, plus de petit-déjeuner.

Ce soir-là, elle interpella Julien à son retour, ce qui ne manqua pas de le surprendre : c’était lui en général qui prenait la parole – pour commenter un film, annoncer qu’il ne dînerait pas le soir à la maison ou demander si le journal était arrivé – à quoi elle répondait laconiquement. Il se retourna pour lui répondre, mais ne la vit pas. Si, jusqu’ici, il ne s’en était pas aperçu, il fut surpris. Mais on s’habitue à tout. Après avoir fait le tour de la situation, ils prirent une décision pratique : il suffirait d’engager une femme de ménage pour exécuter les ordres de Sabine et agir à sa place. Ce qui fut fait le lendemain.

La vie de Sabine et de Julien reprit son cours, à la seule différence que le café, le matin, est froid : Julien le prend avant l’arrivée de la bonne.

26 décembre 2008

Molière ? Cherche et tu trouveras.

Classé dans : Histoire, Littérature, Sciences, techniques — Miklos @ 20:26

« L’Illusion habite dans ces lieux (l’Elysée). » — Noël et Carpentier, Dictionnaire…, 1831.

« L’impunité commence par rendre les lois inutiles, et finit par les rendre ridicules. » — Ibid.

« L’évêque de Bellay définit [la politique], ars non tam regendi, quam fallendi homines (l’art de tromper les hommes, plutôt que l’art de les gouverner). » — Ibid.

« L’inconsistance des idées, du caractère d’un ministre, d’un gouvernement, sont des expressions très-claires. » — La Harpe, cité par Noël et Carpentier, ibid.

C’est en cherchant des utilisations du mot « encyclopédie » au XVIIe siècle que Google Books a renvoyé l’ouvrage suivant, qui ne manquera pas d’étonner les bibliophiles :

Selon la notice, il s’agit du Théâtre complet illustré d’un certain Théodore Comte Molière, publié par la Bibliothèque Larousse en 1669… Si la vignette indique bien M.DC.LXIX comme date – mais cela peut être trompeur, comme on le verra tout à l’heure – on y distingue les noms de l’auteur, « I.B.P. de Moliere », et de l’éditeur, « Iean Ribov ».

Le terme « encyclopédie » existait déjà au moins depuis un siècle : le Trésor de la langue française en fournit une citation tirée de chez Rabelais en 1532, et une autre assez curieuse datant de 1680, « mot qui a vieilli, & qui ne se dit guere que dans le burlesque » (Richelet, Dictionnaire françois). Voltaire, qui n’avait pourtant pas lu la Wikipedia, dit de l’Encyclopédie que c’est un habit d’harlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe, et trop de haillons. Cette information nous provient d’un ouvrage de Noël et Carpentier dont le titre ne peut que susciter l’irrépressible envie de le lire ou de le feuilleter : Philologie française ou dictionnaire étymologique, critique, historique, anecdotique, littéraire, contenant un choix d’archaïsmes, de néologismes, d’euphémismes, d’expressions figurées ou poétiques, de tours hardis, d’heureuses alliances de mots, de solutions grammaticales, etc. pour servir à l’histoire de la langue française, publié à Paris en 1831. On y trouve aussi des définitions et des citations qui sont toujours d’actualité (cf. en exergue), même si certaines sont assez surprenantes (celle qui suit est reprise par les auteurs quasi textuellement de l’Encyclopédie de Diderot) :

Larron, s. m. On appelait originairement de ce nom des gens plein de bravoure qu’on engageait par argent, et qui se tenaient aux côtés de ceux qui les avaient engagés ; ce qui les fit appeler laterones, et par ellipse latrones. (…) Mais l’indiscipline s’étant glissée parmi eux, ils se mirent à piller, à voler, et latro se dit pour voleur de grand chemin.

Mais revenons à l’ouvrage en question. Pierre Larousse, fondateur de la maison qui porte encore son nom, étant né en 1817, on voit mal comment il aurait publié ce livre quelque deux cents ans avant son Grand dictionnaire universel…. En fait, il s’agit du cinquième tome du Théâtre complet de notre Molière national (comme l’affiche sa page de titre), publié en 1909 (comme l’indique une mention marginale microscopique en toute dernière page), avec des notices et annotations d’un Théodore Comte. La vignette est la page titre de l’édition originale de 1669. Les informations fournies au lecteur en ligne – par un catalogueur fatigué ou un moteur inculte – confondent ces deux éditions que 240 ans séparent.

Cette édition-ci ne manque d’ailleurs pas d’intérêt pour l’extrait du catalogue de la Bibliothèque Larousse disponible alors (1909, pas 1669) :

On ne saurait trop vivement leur recommander de rééditer sans attendre :

et, pour ceux qui auraient résisté aux miroirs aux alouettes, cet opuscule :

Enfin, dans la collection Livres d’intérêt pratique, on leur suggère une version actualisée et moins sexiste de :

l’homme devant être informé, tout autant que la femme, des principes de l’hygiène.

Google Books ne fournissant en accès intégral que ce cinquième volume (tout en mentionnant les autres), il est intéressant de se tourner vers Gallica2. Après tout, cette édition n’est plus sous droits. Mais lorsque l’on y recherche le théâtre complet illustré de Molière, on en trouve les tomes 4, 5, 7, 8 et 11 (un prix sera décerné à la personne qui trouvera la formule mathématique ayant généré ces nombres entiers) d’une édition de la fin du XIXe siècle. Impossible de savoir ce qu’ils contiennent sans les consulter – en mode image uniquement, d’ailleurs. Quant à la recherche avancée où l’on indique « Molière » comme auteur et « théâtre complet » (même pas illustré) comme titre, elle répond : « Aucun document ne correspond aux termes de recherche spécifiés. » Quant à Europeana – qui est en version de test – elle ne propose encore aucun de ces volumes.

D’autres recherches fournissent des résultats parfois surprenants. Ainsi, si l’on souhaite trouver les versions intégrales des ouvrages en français dont l’auteur est Molière (avec l’accent), Google en fournit dix-neuf, mais si on limite la requête en y rajoutant que le titre doit comporter le mot « œuvres », il en trouve vingt-cinq… Ce n’est qu’en les consultant un à un qu’on constate qu’il s’agit en général de volumes choisis d’éditions complètes, non pas de l’ensemble. Quant à Gallica2, lorsqu’on lui demande tous les ouvrages dont Molière est l’auteur, elle répond avec une liste de 119 titres ; en affinant pour ne garder que les 77 de « Molière (1622-1673) (77) », on récolte 112 résultats, dont le premier est J2EE / Molière (Jérôme), publié en 2005, et dont l’auteur « connaît les arcanes de Java et J22 qu’il pratique depuis leur apparition… » Europeana fournit une liste de 107 résultats, dont la première page ne comprend que des « Oeuvres de Molière. Tome… », littéralement. Impossible de savoir de quel tome il s’agit sans cliquer une fois (et on n’en découvrira alors que le numéro), et de ce qu’il contient sans consulter la version (image) du document en question…

On ne boudera pas ces services : après tout, ils fournissent, chacun en son genre, un volume conséquent de contenus utiles, intéressants, informatifs ou curieux, autant pour l’amateur que le professionnel. Mais c’est ce volume lui-même qui y rend la recherche ardue, faute d’interfaces plus efficaces pour l’utilisateur : équivalences sémantiques, informations plus détaillées sur la nature des contenus dès le premier niveau des réponses, possibilités de regrouper, de trier et de filtrer, de rechercher dans les contenus, de les feuilleter facilement, de les annoter et de les télécharger, etc. Bien de documents risquent d’être tout aussi peu consultés que leurs originaux sur les étagères des bibliothèques partenaires si cet aspect n’évolue pas.

Pour en revenir à Google Books, on avait déjà signalé la fantaisie dans le signalement des dates d’édition de certains titres. Mais il ne s’agit pas toujours d’erreur de catalogueur ou de « La Machine » : la page de garde de l’ouvrage ci-dessous, consacré à la Marquise de Pompadour, affirme qu’il a été imprimé rue de la paix en 1658, près de 63 ans avant la naissance de son sujet et 143 avant celle de son auteur. Quant à la rue de la paix, adresse de l’éditeur, elle n’a été percée qu’après la révolution française. Ce n’est qu’une curieuse coïncidence, mais le corps de ladite Marquise avait été enseveli dans le caveau des Trémoille au cimetière du couvent des Capucines, au-dessus duquel a été tracée cette rue. Le livre a été réellement imprimé en MDCCCLVIII.

11 septembre 2008

Ça presse

Classé dans : Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 1:18

« Les pauvres yeux atterrés se firent violence pour retenir leurs grosses larmes. » — Eugène-Melchior de Vogüé, Les Morts qui parlent, 1899.

« Quotidianum da nobis hodie. »

« Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’in­ven­ter. » — Honoré de Balzac, « Les Jour­na­listes. Mono­gra­phie de la presse pari­sienne », in La Grande ville, nouveau tableau de Paris, comique, critique et philo­so­phique, t. 4, p. 87-208, 1843.

Gaudeamus igitur, Google communique sur son entreprise de numérisation en masse de milliards de pages d’articles de presse publiés dans des journaux depuis plus de 200 ans à la surface du globe et de les mettre en ligne indexés. Ils se sont aussi associés aussi avec quelques grands éditeurs de presse (à l’instar du New York Times et du Washington Post) qui détiennent déjà des archives numériques. Ces documents historiques se rajouteront à leur service d’accès à la presse quotidienne actuelle. On rêve des recherches et des découvertes qu’on pourrait y faire…

Entreprise démesurée ? En tout cas, à la mesure de son intention affirmée d’« organiser toute l’information du monde », et ils y mettent les moyens. L’annonce fournit l’adresse du nouveau service en version « beta » (c’est ainsi qu’ils avaient procédé pour le lancement d’autres projets). On peut effectuer des recherches dans les textes (et titres) des articles, la restreindre à une période spécifique, à ne vouloir obtenir que les réponses gratuites – certaines étant fournies par des archives payantes de partenaires du projet. Mais on n’a aucune indication claire du corpus disponible – il s’agit de toute évidence de quelques grands éditeurs américains, de documents juridiques de la Cour suprême (curieuse définition de la presse…) et d’un nombre de journaux nord-américains plus ou moins connus – ni de la période couverte – on retrouve quelques documents (une douzaine parmi les gratuits) datant du XVIIIe s., mais rien de systématique.

On aurait aimé lire les échos de la Révolution française dans la presse américaine de l’époque, mais rien n’est encore entré à ce sujet dans (la partie gratuite de) l’archive. En avançant dans le temps, on trouve trace de Napoléon ; ainsi, la Gazette de Pittsburgh datée du 26 mai 1807 rapporte les revers militaire de « l’invincible Napoléon » (italiques dans le texte) face aux Russes, et ajoute : « When tyrants meet with a reverse of fortune suspicion always haunts them. The invincible Napoleon imputing his want of success to his officers, is said to have accused several of them of treason. His former favorite Duroc is reported to have incurred his displeasure, and to have been sent back to France under an escort of gens d’armes. » À cette époque, le torchon brûlait entre les États Unis et Sa Majesté Britannique : le journal rapporte dans le même numéro que le Président [Jefferson] avait enjoint à un navire de guerre britannique de ne jamais entrer dans les eaux territoriales américaines, et que ce bâtiment avait enfreint à l’interdit.

Contrairement au service de livres numérisés, les contenus eux-mêmes ne sont pas forcément hébergés dans les serveurs de Google : c’est le cas pour les détenteurs d’archives numériques, que Google ne fait qu’indexer et référencer et y fournir l’accès (gratuit ou payant, selon le choix du partenaire). Par contre, Google numérise probablement des microfilms d’autres partenaires, et en héberge le résultat avec des degrés très variables de qualité : pour certains, il identifie de façon assez remarquable les contenus (mot par mot) et la mise en page (les titres), ce qui permet d’en retrouver le contenu, de l’afficher et de s’y déplacer aisément en glissant les pages à l’écran (pour autant qu’elles se soient chargée entièrement). Par contre, on y trouve des pages entières noircies, tachées, déchirées, illisibles et donc souvent inutilisables, comme on peut le voir ci-contre : il est patent que le traitement de masse, automatisé, n’est pas suivi d’un contrôle de qualité. Triste comparaison avec la haute qualité de leur numérisation de livres, et probablement due au fait qu’ici ils n’ont pas utilisé les journaux eux-mêmes mais des microfilms de qualité parfois très médiocre. En théorie, il aurait été utile d’en estimer l’état avant le procédé, et de revenir – si possible – à l’original papier si nécessaire, mais il ne semble pas que cela ait été effectué ; vu l’ampleur du projet, il est peu plausible que cela se fasse, et l’on serait alors condamné, dans ces cas, à accéder à une version dégradée d’une mauvaise photographie de l’original.

Un autre défaut, qu’on a aussi identifié dans leur rubrique de livres numérisés (mais dû probablement à d’autres raisons) est l’indexation incorrecte des dates des documents. Le Victoria Daily Standard daté de 1873 se retrouve classé en 1783, et des milliers de journaux, classés de 1600 à 1699, ont été publiés des centaines d’années plus tard (le Mckenzie River Reflection ne date pas du 10 juin 1664 mais du 10 juin 1994, le numéro de la Tribune qui annonce son édition web n’a probablement pas été publié le 4 janvier 1600…).

C’est donc effectivement une version « beta », et on peut s’attendre à – ou du moins espérer – que la qualité technique des contenus et la couverture des fonds (périodes, pays) s’amélioreront. On ne peut manquer d’établir quelques comparaisons superficielles avec des projets similaires. On se souviendra de l’annonce de la Bibliothèque nationale, le 16/2/2005, de numériser rétrospectivement la presse française couvrant la période 1826-1944, « les archives complètes des quatre premiers [Le Figaro, La Croix, L’Humanité et Le Temps] pourront être consultés sur l’internet dès le début d’année 2006 [… sur] Gallica ». On y trouve effectivement des titres en ligne, mais la consultation ne se fait que par date de parution et en « mode image » : il est impossible d’effectuer une recherche dans le contenu des articles, ce qui revient au mode de consultation des exemplaires papier. Quant à Gallica2, la version « beta » de la BnF, elle annonce bien sur sa page d’accueil « Nouveauté : retrouver les périodiques et la presse dans Gallica 2. Près de 1200 titres de périodiques », mais comment diantre fait-on pour les y retrouver rapidement, les feuilleter ou y effectuer une recherche ? Il semblerait qu’il faille, pour ce faire, aller dans la recherche avancée, cocher « périodique », indiquer son nom dans « titre », puis après quelques autres clics trouver finalement le journal en mode image (une recherche d’un mot très visible dans les contenus n’a rien donné). Pas évident…

Quant au projet de réseau francophone de bibliothèques nationales numériques, « né en 2006 parallèlement à la Biblio­thèque numérique européenne » (qui sera inaugurée sous le nom d’Europeana en novembre 2008), il a révélé au public son prototype de portail lors du Congrès mondial des bibliothèques et de l’information, il y a un mois. Par son entremise, on peut accéder aux documents numérisés par les partenaires ; en ce qui concerne la presse, on y trouve un nombre impressionnant de numéros (133 541 de France, 66 670 du Québec, 3639 du Luxembourg, 1311 de Haïti, etc.). Les documents provenant de France (et de Haïti) sont en fait fournis par Gallica (et non pas Gallica2) dans son interface traditionnelle et portent souvent la mention « Le document que vous avez demandé n’est pas accessible » tout en affichant son contenu… Ils ne sont donc pas (encore) indexés mot à mot, mais uniquement accessibles par date.

D’autres projets sont en cours. On lira ce qu’en dit le New York Times dans son article consacré au projet de Google. En tout cas, nous en sommes encore aux balbutiements de l’accès tout numérique aux archives de la presse. On suivra avec curiosité et intérêt ces divers projets qui se pressent (c’est le cas de le dire) pour être…

© Michel Fingerhut, 1985.

16 août 2008

Regards croisés

Classé dans : Photographie — Miklos @ 22:30

La carrière du photographe Richard Avedon a commencé avant la naissance d’Annie Leibovitz et s’est achevée au début des années 2000 (il est décédé en 2004). À première vue, les expositions qui leur sont consacrées simultanément à Paris invitent la comparaison : photos de mode glamour mondialement connues pour les mêmes magazines, portraits de célébrités, d’inconnus et de membres de leurs familles.

Mais la différence est profonde, tout d’abord par le parti pris de chacune d’elles. La présentation de l’œuvre d’Annie Leibovitz est organisée de manière à mêler, à intégrer, à tisser le public, l’anonyme et le privé tels qu’ils le sont d’ailleurs dans sa vie ; le choix et l’agencement sont construits par l’artiste (quelques panneaux illustrent la façon dont elle s’y est prise), sorte de mise en scène des mises en scènes que sont chacune de ses photos, et qui fait ressortir le sens profond qui lie le tout au fil des quinze années représentées à l’exposition (on se rappellera des immenses photos de Monument Valley comme érigées à la mémoire de son père et de Susan Sontag, et suivant immédiatement leurs photos sur leurs lits de mort). À l’opposé, dirait-on, l’œuvre d’Avedon est organisée en deux parties – photos de mode des années 50 d’une part, et portraits de célébrités puis surtout d’anonymes d’autre part, choix méthodique qui exclut presque totalement des pans entiers de son œuvre, moins connus.

C’est là encore une différence entre les deux approches : si l’un et l’autre sont connus pour leurs photos iconiques – Annie Leibovitz pour John Lennon agrippé nu à Yoko Ono et Richard Avedon pour la frêle et élégante Dovima en robe de Dior entre deux éléphants qu’elle semble repousser tel Samson les colonnes du Temple, par exemple – la première permet de découvrir son grand talent de portraitiste allant à l’intime, tandis que la seconde, s’ouvrant justement par deux des œuvres les plus connues (Diovima et ses deux éléphants et les deux portraits de Samuel Beckett), ne s’écarte que trop rarement du systématique et du hiératique pour en montrer l’exceptionnel, telle cette photo de Marguerite Duras en petite fille malicieuse qui vient de jouer un mauvais tour qui l’amuse beaucoup, ou cette autre photo bien plus curieuse (et amusante) de Diovima entre ses deux éléphants, où les trompes des deux pachydermes et le bras droit de la modèle s’élèvent en un même geste, comme pour un élégant pas de trois.

Les photos de mode des deux artistes – d’une grande élégance dans leurs genres respectifs – sont essentiellement différentes. La mise en scène d’Avedon saisit le mouvement dans sa lancée, la robe qui froufroute, le pied qui va se poser : ses sujets ont l’air pris inopinément, tels Suzy Parker et Robin Tatersall en patins à roulettes place de la Concorde (habillés par Dior, ce n’est pas un détail), la même Suzy Parker (habillée par Balmain cette fois) sortant du Café des Beaux-Arts, sa cape volant au vent, les pieds élégants flous du fait de leur mouvement rapide, Elise Daniels (en Balenciaga) jetant un regard de côté à des acrobates et musiciens de rue dans le Marais. L’élégance du mannequin qui contraste souvent avec le décor en décrépitude ou canaille et le mouvement saisi – bien plus féminins et racés que les déhanchements stéréotypés et mécaniques des défilés de mode actuels – ne manquent pas de mettre en valeur l’œuvre du grand couturier qu’elle porte et de montrer comment elle se déploie dans l’espace (même s’il doit être particulièrement difficile de produire ces fabuleux effets de cape volant au vent sans une batterie de ventilateurs judicieusement disposés pendant la prise de vues). Leibovitz, quant à elle, immobilise, en quelque sorte : elle photographie la personne posée, « floute » l’arrière-plan, et nous montre un moment d’éternité tout en faisant appel à notre affect. Heureusement qu’Avedon se départit parfois de sa posture essentiellement esthétique pour laisser cours à son humour, comme dans la photo de Suzy Parker – toujours elle – penchée sur un flipper à la Piscine Deligny. Sa robe de soirée Lanvin-Castillo se relève coquinement à l’arrière comme invitant le passant à la trousser.

Ce qui fait, entre autre, l’art de ces deux photographes c’est leur talent de mise en scène, mais cela ne suffit pas pour assurer la qualité d’une photo. Il est intéressant à cet égard de comparer les portraits d’un même sujet effectués par les deux artistes : celles de William Burroughs ou de Susan Sontag, par exemple. Avedon cadre de façon très originale le premier, à gauche de la photo, en partie mangé par la marge (symbolisme élémentaire, mon cher Watson), le reste est le fond blanc, le tout avec le cadrage typique à Avedon, une bordure noire en deux parties, un « U » pour trois des côtés, surmonté d’une barre horizontale qui ne le touche pas ; Leibovitz le prend (aussi) de profil, et en fait ressortir le côté monumental et de mort-vivant. Quant à Susan Sontag, grâce à – ou malgré – la proximité entre la photographe et son sujet, les portraits qu’en fait Leibovitz font ressortir l’intensité, la passion et l’intelligence de l’écrivain (et, dans l’intimité, la Passion que fut sa fin de vie), tandis qu’elle n’est qu’un portrait parmi d’autres pour Avedon (ce qui n’est pas le cas de tous ses portraits, comme on le verra plus loin).

Mais revenons à la mise en scène d’Avedon : dans la salle qui suit la période mode des années 50, on tombe sur une immense fresque murale composée de trois panneaux raccordés. Y sont représentés certains des artistes de The Factory, le studio créé à New York dans les années 60 par Andy Warhol, où se retrouvait l’avant-garde de l’époque. Tout en étant savante et fort bien calculée, la composition ne manque pas de piquant dans un jeu de symétrie/dissymétrie et se lit à divers niveaux. Les personnages, debout, de trois-quart ou de profil et regardant tous la caméra à l’exception de celui à l’extrême droite – c’est Andy Warhol, le maître de céans, qu’on aurait pu bêtement représenter au centre tel Jésus et ses apôtres (ils sont treize, sur la photo) – sont disposés en quatre groupes : deux groupes de deux aux extrémités, deux groupes de quatre et de cinq au centre. Dans celui du centre-gauche, quatre hommes nus leurs vêtements jonchant le sol, mais avec des variantes : celui de gauche est la star transexuelle « pre-op » Cindy Darling, et celui de droite, l’acteur Tom Hompertz1, tient sa veste du bout des doigts, comme s’il venait de la retirer et allait la laisser tomber. Le groupe de centre-droite est composé de trois hommes – le poète, photographe et réalisateur Gerard Malanga, le réalisateur Paul Morrissey dont on n’aperçoit que la tête et l’acteur Taylor Mead – et de deux (« vraies ») femme – les actrices Viva et Brigid Polk2. Ils sont tous habillés, à l’exception du sein droit de Polk. À l’extrême gauche, Paul Morrissey derechef, en cap et habillé en noir, et le célébrissime Joe Dallesandro dans le plus simple appareil (tenue dans laquelle il s’était fait connaître). À l’opposé, le même Joe Dallesandro en noir, aux côtés d’Andy Warhol en train de sortir du portrait. Et comme pour souligner le propos, face à cette fresque une photo du couple de poètes de la beat generation, Peter Orlovsky et Allen Ginsberg (qui n’est pas que l’auteur du bouleversant Kaddish ou de Howl à la gloire de ses amis), enlacés, nus.

Les tableaux de groupe ne sont pas une invention de la photographie : La Ronde de nuit de Rembrandt, Louis XIV présentant le Dauphin à la Cour ou La Cène de Salvador Dalí en sont quelques exemples. Avedon (et Leibovitz de son côté3) innove dans le genre, comme il l’avait fait plus tôt pour les photos de mode. Andy Warhol and members of The Factory en est un bel exemple dans un genre, mais aussi, différemment, la photo des Générales des Filles de la Révolution américaine4 ne manque pas de saveur : des dames d’âge canonique, toutes habillées comme la Reine d’Angleterre, se préparent à poser ; elles sont placées classiquement : deux d’entre elles assises au premier plan le regard vague, les mains croisées sur leur giron et la traîne savamment drapée autour d’un pied de leur fauteuil, huit de leurs compagnes disposées en demi-cercle à l’arrière, certaines finissant d’ajuster leur robe de soirée, tandis leur imposante Présidente Générale, au centre, tourne le dos à la caméra, probablement en train de donner ses dernières directives à ses troupes. Photo volée ou non, elle ne manque pas de cocasse. Avedon l’avait d’ailleurs fait aussi dans quelques-unes de ses photos de mode : celle prise au comptoir de chez Maxim’s en 1959, composée de trois couples – les femmes en robe de soirée blanche, les hommes en costume noir en des poses gentiment outrées ; au centre, la si mignonne Audrey Hepburn avec l’humoriste Art Buchwald, chapeau à la tête. Sur le mur du fond, deux gravures de mode… Tout pour mettre en valeur sans y paraître les robes de Balmain, de Dior et de Patou.

La seconde grande partie de l’exposition propose une quantité de portraits de célébrités et d’inconnus, bien trop systématique à notre goût, la grande majorité prise dans les mêmes conditions que l’on pourrait qualifier de cliniques (voire d’anthropométriques) : le sujet, impassible, fait face à la caméra, et le fond est blanc. Dans cette (con)fusion, on remarque pourtant des photos fort intéressantes : le triptyque Stravinsky, où la seule – mais cardinale – différence entre les photos est le regard : baissé et comme absent à gauche, relevé au centre et perçant à droite ; les regards de Jean Renoir ou de John Ford ; une Marilyn Monroe en tenue de soirée mais le visage dénotant un profond désarroi, loin des photos glamour de l’actrice ; trois photosa, b, c très originales du pianiste Oscar Levant – dont le rêve tendre et cocasse, dans le film Un Américain à Paris, est celui de tout musicien : être en même temps le soliste, le chef, tous les musiciens, voire tout le public… – avec une expression et, dirait-on, un maquillage de clown… Pour l’intime, à l’opposé Leibovitz qui en montre les traces tout au long de la période couverte par l’exposition, on ne verra que quelques photos du père du photographe, fort âgé, bien mis et le regard se détournant de l’objectif, ou la main dissimulant sans doute un rire.

Quant aux inconnus, ils font partie de la série In the American West prises dans le fin fond de l’Amérique profonde sur une période de six années : femmes au foyer, petites mains, fermiers, ouvriers, sans domicile fixes, aux visages las marqués par leur dur labeur ou le perpétuel combat pour la survie, les habits tâchés par la matière qu’ils manipulent et qui les dévorent, ceux que nul n’aura pris la peine de regarder jusqu’à ce qu’Avedon l’ait fait pour nous, à l’instar de celui du sdf Clarence Lippard, dont la peau ressemble à la terre desséchée du désert ; malgré cela, son regard perçant fixe la caméra, et sa belle chevelure semble comme disposée par un vent caressant ; le jeune mineur de fond James Story se tenant tel un forçat ou un martyr épuisé… Mais il n’y a pas que des laissés pour compte qu’il y a photographiés : un propriétaires à l’air arrogant, une femme au foyer bien dans ses pompes, une ouvrière couverte de billets de un dollar le jour de son anniversaire…

Cette exposition fort remarquable laisse toutefois un sentiment mitigé non pas sur l’œuvre d’Avedon mais sur le parti pris de l’exposition, où la systématisation et l’esthétisme ont pris le dessus. Ce dernier est particulièrement dérangeant dans la série In the American West, où, à force d’admirer les photos présentées à la queue-leu-leu on en oublie le sujet – ce qui n’est pas le cas pour celles de Leibovitz, présentées chacune comme unique et distincte de ses voisines, et qui attirent l’empathie. La systématisation a aussi exclu bien d’autres portraits faits par Avedon de certains des sujets exposés ici et plus intéressants : sans doute ne correspondaient-elles au critère de pose quasi unique (impassibles face à la caméra) qui a semblé présider au choix. C’est dommage, mais il ne faut pas en bouder la visite.


1 Le catalogue orthographie incorrectement son nom « Hempertz » dans la légende de la photo.
2 De son vrai nom Brigid Berlin.
3 On se rappellera de la photo du gang cabinet Bush dont nous avons parlé ailleurs ou de celle de la photographe Cindy Sherman prise en compagnie de huit sosies ; Leibovitz explique que sa collègue n’aimait pas être prise en photo, et c’était la seule façon qu’elle avait trouvé pour la convaincre de poser. Mais aussi, le second degré des tableaux de la série des couvertures pour Vanity Fair tels que Master Class (avec non moins que Nicole Kidman, Catherine Deneuve, Meryl Streep, Gwyneth Paltrow, Cate Blanchett, Kate Winslet, Vanessa Redgrave, Chloë Sevigny, Sophia Loren et Penelope Cruz… !), Ben Stiller, Owen Wilson, Chris Rock et Jack Black avec quatre pingouins, ou enfin le tryptique Boys’ Town – clin d’œil au tryptique de La Factory d’Avedon ?
4 Fondé en 1890, c’est un ordre héréditaire composé exclusivement de descendantes de personnes ayant contribué à l’indépendance des États-Unis, et ayant pour vocation de « garder l’Amérique forte en promouvant le patriotisme, conservant l’histoire des US et soutenant des programmes pédagogiques ».

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