Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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10 novembre 2005

C’est Boulez qu’on assassine

Classé dans : Musique — Miklos @ 2:05

J’ai parlé ailleurs de la malédiction du Châtelet. Pourtant, c’est dans cette salle que j’avais découvert Wagner, à peine adolescent et grâce à mon professeur de piano, lors de concerts pour les jeunes, qui s’y tenaient le dimanche à 11h du matin ; étaient-ce les concerts Colonne, dirigés parfois par Pierre Dervaux ? Wagner soulevait mon enthousiasme juvénile pour sa musique bien plus que pour les ébats de ces centaures féminins qu’étaient les Walkyries armées et cravachées telles qu’on les voyait sur les couvertures des magazines du début du siècle dernier que je trouvais dans les armoires de mes quasi grands-parents et que je dévorais avec délectation. Je ne connaissais alors rien du personnage et de la récupération de ses œuvres, et mes parents se gardaient bien d’influencer mes choix : ils proposaient, je disposais. Quelques années plus tard, habitant alors en Israël, je découvris le profond ressentiment, rationnel ou non, que ce compositeur provoquait. Je ne l’ai plus écouté que rarement, nous devions bien avoir un ou deux 33T comprenant le hit parade de ses œuvres : la Chevauchée des Walkyries, l’ouverture du Vaisseau fantôme (que j’aimais beaucoup). Avec le temps, mes goûts musicaux m’avaient porté ailleurs, de toute façon, et je n’étais plus attiré par ces paroxysmes, ni d’ailleurs par la mythologie omniprésente. Il y avait bien quelques productions que j’aurais aimé voir (celle de Boulez/Chéreau, dont la vidéo ne peut donner qu’une bien pâle idée, ou celles, historiques, des Fürtwängler, Knappertsbusch et autres, mais je n’avais pas l’âge), mais voilà, il fallait des moyens que je trouvais démesurés pour y assister.

Depuis, il m’était arrivé d’assister – rarement – à des concerts au Châtelet, sur des sièges souvent inconfortables ou avec « visibilité réduite », et je me détournai aussi de cette salle, lui préférant de loin celle du Théâtre de la Ville qui lui fait face. C’est donc avec grand plaisir que j’avais assisté, il y a quelques semaines, à la répétition générale de La Walkyrie sous la direction d’Eschenbach – qui est d’ailleurs loin d’être mon chef préféré : j’étais tout d’abord très curieux de voir l’opéra (que je n’avais jamais vu) ; de le voir dans la mise en scène de Bob Wilson (dont j’avais tant aimé Alcestis en 1982 ou Einstein on the Beach en 1992, puis m’étais lassé de ce qui me semblait devenu un procédé au succès assuré, mais qui avait cessé de me fasciner).  ; mes goûts avaient-ils évolué ? J’étais disposé à me laisser convaincre, j’y suis allé sans réels préjugés, mais sans avoir oublié ce que j’avais vu et entendu.

Les places que j’avais reçues étaient sans conteste excellentes, au centre de l’orchestre, à l’aplomb du premier balcon, là où l’on trouve en général la crème de la crème du tout-Paris : visibilité parfaite, son excellent. C’était la réussite de la soirée. Quant à l’œuvre, je ne regrette pas de l’avoir finalement vue ; au-delà du fatras mythologique de ce rififi au Walhalla, c’est un opéra qui touche à quelques thèmes éternels : la lutte des hommes pour le contrôle et le pouvoir sur les autres hommes ; la relation de couple ; la relation parent-enfant, celle où le premier cherche à mettre au monde celui qui accomplira ce que lui n’a pu faire ; l’amour plus fort que la morale, dans la fratrie et, extrêmement, dans la gémellité. En ce qui concerne la mise en scène, pas de surprise, finalement : Wilson est (trop) égal à lui-même, reprend des images éprouvées auparavant (j’ai une excellente mémoire visuelle), alternant entre le ridicule (comment qualifier autrement une scène dans laquelle Siegmund chante à Sieglinde « laisse-moi contempler ton visage » en lui tournant le dos, cette dernière semblant être perpétuellement en train de se changer dans une cabine d’essayage portative, ou un groupe de Walkyries anorexiques ?) et le (trop rare) sublime. Quant à l’interprétation, binaire pour le chef, inégale pour les artistes.

Ce soir, j’avais été invité au concert qui s’y donnait au bénéfice de la Médiathèque musicale Mahler, lieu merveilleux qu’il faut connaître pour ses richesses insoupçonnées. Boulez allait diriger, j’étais impatient d’y aller ; le programme ne pouvait manquer de plaire au public d’un tel concert (auquel on n’aurait pu vraiment vendre du Webern) : Ma Mère l’Oye de Ravel, trois Nocturnes de Debussy (Nuages, Fêtes et Sirènes), et, pour finir, L’Oiseau de feu (ballet intégral) de Stravinski. Sous sa direction, qui sait faire ressortir le diaphane sans sombrer dans le maniérisme, qui suit les lignes de force des œuvres sans effets de manche, qui sait être précise sans mécaniser l’interprétation, ces œuvres prendraient toute leur mesure.

Je me suis rarement autant ennuyé : je ne comprenais pas ce que j’entendais, un orchestre plat, sans relief, à la dynamique étrange : impossible d’entendre les pianissimi, tout sonnait du même acabit – sauf, parfois, les cuivres ou les tutti dans Stravinski. Je n’avais jamais entendu ça sous la direction de Boulez. Il me fallut du temps pour comprendre ce qui se passait : ma place était d’apparence très bonne : à l’orchestre, visibilité parfaite, mais elle se trouvait à quelque deux mètres de retrait sous le balcon, de côté, et l’effet en a été dévastateur. Il me semblait percevoir le son comme parvenant du fond d’un entonnoir, directement des instruments, sans aucun effet de salle. En plus – ce que me confirma un collègue qui avait assisté à la générale assis dans des conditions similaires – ce type de place semble filtrer les fréquences, en en éliminant les basses et les hautes… Il n’y eut que le finale de L’Oiseau de feu qui permit d’apprécier à une plus juste mesure l’interprétation.

Elle est maudite, celle salle.

Post scriptum (15/11/2005)

Dans sa critique de ce concert publiée dans Le Monde du 12 novembre, Renaud Machart écrit :

Ce 9 novembre, au Théâtre du Châtelet, c’est un soir « sans ». Les cinq pièces de Ma mère l’Oye défilent dans un son ténu, contré, contrit. C’est un Ravel bonsaï, atone, sous cloche de verre. On se dit que c’est une option et que cela ne mettra que plus en valeur les colorations dionysiaques de ce qui suit, les Trois nocturnes de Debussy. La déception y est encore plus forte : cela ne « décolle » jamais. L’inéluctable progression du fameux cortège de trompettes, dans « Fêtes », avance par gradations calculées, artificielles. C’est si corseté et tendu que l’une des trompettes « accroche ».
 
Dans le ballet complet de L’Oiseau de feu, de Stravinsky, la direction sans saillances ni liés de Boulez donne l’impression qu’il ne se passe rien pendant la première demi-heure des 45 minutes de la partition. On se prend à regretter la danse.

Ce n’était donc pas qu’un effet de ma place dans la salle, ou est-ce l’effet Machart…?

24 septembre 2005

Souvenirs d’Italie : Vicenza

Classé dans : Lieux, Littérature — Miklos @ 10:22

Le 19 septembre au soir, Goethe écrit de Vicence : « arrivé ici depuis quelques heures, j’ai déjà parcouru la ville, vu le théâtre olympique et les édifices de Palladio. Quand on a de telles œuvres sous les yeux, on en reconnaît le rare mérite et je dis de Palladio qu’il est essentiellement un grand homme. » et le 27, en passant à Padoue, il achète les ouvrages de Palladio, ou plutôt un fac-simile sur cuivre de l’édition originale qui était gravée sur bois. On doit cette réédition aux soins du consul anglais Smith. Aussi, peu de jours après, dans le cimetière du lido, Goethe lui rendra grâce sur une tombe à moitié ensevelie.

Bien souvent à Venise, à Vicence et sur la Brenta, j’ai examiné les constructions de Palladio, avec la plus respectueuse curiosité, pour saisir ce que Goethe leur doit, pour m’instruire à mon tour et surtout pour savoir comment l’Iphigénie est une œuvre palladienne.

Goethe et Palladio témoignent, chacun à leur manière, d’une même nature intérieure ; ils s’accordent sur la réforme à accomplir. Ils sont préoccupés de se poser des limites et de ne pas permettre que leur imagination les dépasse. Ensuite, ils se proposent de résoudre la grande, l’éternelle difficulté qui est de rester naturel et vrai en stylisant : « Palladio, dit Goethe, est un génie créateur, car il sut vaincre la contradiction qu’il y aura toujours à associer des colonnes et des murs. Il parvint à employer convenablement des colonnades dans l’architecture bourgeoise. » — je prie que l’on remarque que c’est en quoi excelle notre Racine si noble, aisé, naturel, tandis que c’est l’échec du Chateaubriand magnifique, mais composite et tendu des martyrs — et Goethe continue : « Palladio sut combiner ; il nous força d’oublier qu’une colonnade dans un palais privé, dans une maison pour loger des vicentins, c’est un artifice, un mensonge. Il y a dans les plans d’un Palladio quelque chose de divin, comme chez un grand poète qui, de la vérité et du mensonge, crée une troisième chose dont l’existence empruntée nous enchante. »

Maurice Barrès, Le Voyage de Sparte

20 août 2005

À ne pas manquer dimanche 21 à 19h

Classé dans : Musique — Miklos @ 23:06
Daniel Barenboïm en direct de Ramallah
dirige le West-Eastern Divan Orchestra
Arte et France Inter, 19h

Au programme de cette soirée exceptionnelle : la Symphonie n° 5 de Beethoven et la Symphonie concertante pour instruments à vent de Mozart, que l’on a rarement l’occasion d’entendre en concert.

Ce concert de Ramallah clôture la tournée 2005 du West-Eastern Divan Orchestra, une tournée qui aura mené la formation israélo-arabe à Sao Paulo, Buenos Aires, Londres, Édimbourg ou encore Wiesbaden. C’est la journaliste italienne Lilli Gruber, qui présente le concert de ce soir. Dans un entretien avec Daniel Barenboïm, elle aborde le conflit israélo-palestinien, l’avenir du Proche et du Moyen-Orient ainsi que le rôle de la culture.

Le langage universel de la musique

En 1999, Edward Saïd (décédé en septembre 2003) et Daniel Barenboïm réunissent un groupe de musiciens arabes et israéliens, ainsi qu’une poignée d’artistes allemands, pour jouer ensemble à Weimar à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Goethe : une expérience audacieuse, à laquelle prit part également Yo-Yo Ma. Le nom de l’orchestre est tiré d’un recueil de poèmes de Goethe, intitulé Le divan occidental-oriental, qui rappelle combien le poète allemand était attaché à la Perse et aux pays arabes.

L’orchestre rassemble des jeunes musiciens d’Israël et de Palestine, de Syrie, de Jordanie, du Liban, de Tunisie, d’Égypte et d’Espagne. L’orchestre s’est donné pour mission d’œuvrer au rapprochement entre Arabes et Israéliens par le langage universel de la musique. Pour son chef et fondateur, l’objectif sera atteint lorsque l’orchestre pourra se produire dans tous les pays dont les jeunes musiciens sont issus.

À cet égard, le concert de Ramallah marque une étape importante. Même si Daniel Barenboïm a décidé de ne jamais évoquer la politique proche et moyen-orientale pendant les répétitions, l’orchestre agit comme un formidable catalyseur partout où il se produit, que ce soit pendant les concerts ou bien après. Six ans après sa fondation, et alors que la situation au Proche-Orient reste tendue, le projet de la formation musicale n’a rien perdu de sa force. Chaque année en été, les jeunes artistes se retrouvent pour un atelier de plusieurs semaines avant d’entamer une tournée très attendue. La septième session de travail du Divan a eu lieu en juillet à Séville et a été suivie d’une tournée en Amérique latine et en Europe.

Daniel Barenboïm parle

Avant la retransmission en direct de Ramallah le 21 août, ARTE propose deux documentaires pour mieux comprendre l’engagement de Daniel Barenboïm et la portée hautement symbolique du concert qu’il donnera avec le West- Eastern Divan Orchestra. Le lundi 13 juin, lors d’une conférence de presse à Paris, Daniel Barenboïm a répondu aux questions des journalistes.

Source: Arte

27 mai 2005

Quels phénomènes, ces anglais !

Classé dans : Musique — Miklos @ 1:20


Joseph Turner : La Grotte de Fingal
1832 — huile sur toile.

Entre cool et pantin dégingandé, ne dirigeant que d’une main, l’autre dans la poche gauche d’un air décontracté ou tâtant la droite comme pour s’assurer qu’il n’avait pas oublié les clés de son hôtel, arrêtant parfois de diriger pour contempler béatement une section de l’orchestre comme épaté par ce qu’ils arrivaient à faire sans son aide, ou se tournant carrément vers le public pour lui lancer un sourire entendu et le prendre à témoin d’un tour particulièrement réussi, il semblait parfois moins battre la mesure que la campagne tel un Professeur Tournesol sympathique et un peu dépassé par les événements, et pourtant, soudain il devenait d’une précision redoutable…

Encore un hurluberlu, me direz-vous ? Un grand chef*, ce Sir Roger Norrington, dans un programme magique : Mendelssohn, le compositeur qu’on aime aimer. Un Mendelssohn sans fanfreluches hystériques ni vapeurs romantiques, énergique mais sans hâte, radieux, enchanté et poétique, dans la lecture claire et passionnante de ce chef qui a profondément influencé l’interprétation contemporaine des œuvres du 19e s., tant pour ses études des partitions, que du son épuré et débarrassé du vibrato continu introduit dans les années 1920, de la taille de l’orchestre et de sa disposition, voire des modes de jeu. S’il a acquis une réputation mondiale pour ses interprétations d’œuvres de Beethoven et de ses contemporains sur des instruments d’époque, il dirige aussi des formations traditionnelles.

Ce soir, c’était l’orchestre de Paris, qui, il faut le dire, avait parfois un peu de mal à maintenir une parfaite synchronie lorsque le chef leur lâchait la bride : ce n’est pas un orchestre anglais ou allemand après tout, et en France, tous les musiciens sont des solistes en puissance. Entre deux œuvres inspirées par un voyage en Écosse en 1829 — l’ouverture Les Hébrides (sous-titrée La Grotte de Fingal**, ci-contre sous la direction de Roy Goodman) et la 3e symphonie dite Écossaise —, le concerto pour deux pianos et orchestre en mi majeur, composé par un Mendelssohn âgé de 14 ans, et encore inspiré par Mozart mais dont le 3e mouvement fait déjà pressentir son style si reconnaissable. Les deux pianistes, Alain Planès et Andreas Steier (surtout connu pour ses interprétations au pianoforte et au clavecin) ont donné une interprétation enlevée de cette œuvre virtuose de jeunesse, somme toute mineure et qu’il avait tenté de réviser une fois adulte. À vrai dire, le son des deux pianos contemporains était trop riche et lourd pour la texture légère de ce concerto. Ce sont les œuvres “écossaises” qui ont heureusement donné la tonalité de ce très beau concert, devant une salle malheureusement à moitié vide : Mendelssohn n’a pas la cote chez les branchés qui le trouvent trop superficiel. Ah, s’ils savaient… !


* Il n’est pas le premier du genre : le génial Sir Thomas Beecham était célèbre autant pour ses excentricitiés que la qualité de ses interprétations.

** Cette grotte est liée à la naissance du mouvement romantique en Europe. Ossian fut un barde gaélique du troisième siècle dont la légende raconte qu’il serait né dans cette caverne qui porte le nom de son père, Fingal (ou Fin mac Cumhail). Dans les années 1760, MacPherson publie un recueil de poèmes, prétendument écrits par Ossian et qu’il dit avoir traduits en anglais de l’original et qui enflammèrent les esprits, quand bien même il s’avérera que c’était un faux. Traduits en français (en l’“an ix”, dans l’édition que je possède) sous le titre Ossian. Poésies galliques en vers français par Baour-Lormian dans le plus pur style du space opera contemporain (“Fingal arme mon bras : il commande ; et soudain mes rapides vaisseaux, sous un ciel sans nuage, voguent vers Inistore aux lueurs de cathlin”), ils ne manqueront pas d’enchanter Chateaubriand ou Massenet, qui incorporera dans Werther le splendide Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps… (ci-contre chanté par José Carreras), inspiré du Fragment du Chant d’Armin de ce recueil.


Ingres : Le rêve d’Ossian

17 mai 2005

Quand sortira-t-on du virtuel pour entrer enfin dans le réel…

Classé dans : Livre, Progrès, Sciences, techniques — Miklos @ 9:20

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. On y voit un ange qui a l’air de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

Walter Benjamin, Œuvres III,
Folio essais, 1991, p. 434.

La tempête de Google nous pousse tous ; dans quelle direction, ce n’est pas clair, mais un monceau de ruines menace de s’amasser sur les traces de ce tsunami annoncé. En effet, dans sa dernière lettre1 FYI France, Jack Kessler fait part des intentions avérés de cette société, annoncées lors de la réunion de ses actionnaires dont il fait partie, d’une façon très synthétique:

printed books GooglePrint
printed journals GoogleScholar
video, & movies (?) GoogleVideo
music (hints of « under development »)
mobile GoogleMobile
meetings GoogleGroups
shopping Froogle & GoogleLocal
personal communication Gmail & GoogleBlogger
& GoogleTranslate & GoogleGroups
& Orkut(?) & Dodgeball(?)…
digital social networking
reference librarians GoogleSearch
prints & photos GoogleImages & Picasa
maps GoogleMaps & Keyhole
the news GoogleNews
(others?) (many more…)

dans ce qui porte déjà le nom de The Onebox, la Case Universelle, qui représente ce qu’Eric Schmidt, PDG de Google, décrit comme l’objectif de sa société : « Organize the world’s [all of it] information [all of it] so it will be universally [to everyone] accessible [via all ‘devices’] and useful… » – y concentrer toute l’information du monde pour un accès universel. Et cela ne manquera pas de rapporter encore plus gros aux investisseurs qui pourraient s’inquiéter sur une possible orientation philanthropique de « leur » entreprise (comme le dit Jack : « investors always want to know whether they are funding a charity or a money-making enterprise ») : tous ces développements ne feront qu’accroître les revenus, et « If you do business with Google you will pay: the lunch will be delicious, but it will not be free » (si vous faites affaire avec Google, vous payerez; le repas sera délicieux, mais il ne sera pas gratuit).

Cela a le mérite d’être clair: après les ordinateurs (IBM), les logiciels (Microsoft), voici l’information (Google). Avec plus de 3000 employés et recrutant à tour de bras, Google est en passe de réussir encore mieux dans son entreprise. Ils veulent changer la face du monde (câblé) comme l’ont fait leurs prédécesseurs.

Et pourtant, le grand auditorium de la BnF était assez vide, lors de la table ronde professionnelle Les bibliothèques virtuelles européennes : état de l’art et stratégies qui s’est tenue vendredi dernier de 14h à 18h, malgré l’annonce qui en avait été faite ici et ailleurs. Manque d’intérêt ? Fatalisme ? Difficile à dire. Il se peut, comme le disait Chris Batt (du Conseil des musées, bibliothèques et archives du Royaume Uni) qu’il ne faille pas réagir – et surtout pas dans l’urgence. Mais il me semble que sa vision utopique de l’intégration du savoir dans la vie au quotidien risque d’être dépassée par les événements actuels, en l’occurrence le projet concret de Google, même si je ne critique en rien les objectifs qu’il propose, bien au contraire.

Outre la paucité de public, j’ai été frappé par la différence d’échelle qui existait entre les tailles – et les moyens – des bibliothèques nationales représentées et des projets qu’ils pouvaient mettre en œuvre, de Gallica (par exemple) à la collection de la photothèque de la bibliothèque nationale d’Irlande qui, par manque de personnel et de moyens technique, avait dû en sous-traiter la numérisation ; par la fragmentation et le manque de coordination nationale dans certains pays et a fortiori internationale, malgré des projets tels que Minerva, en ce qui concerne la réalisation d’une bibliothèque numérique virtuelle (et non pas uniquement d’un catalogue commun de contenus numérisés, comme l’est actuellement le projet The European Library) ; par l’inertie que la taille de certains organismes fait poser sur l’évolution de leur vision hégémonique du monde.

Jean-Noël Jeanneney, qui a ouvert cette table ronde, a bien posé les enjeux européens et multilatéraux de diffusion, de défense et d’illustration de la culture (pour lesquels nous avons tous besoin les uns des autres) ainsi que ceux de l’organisation du savoir (où le rôle des bibliothécaires est plus que jamais nécessaire), afin de dépasser une perspective uniquement anglo-saxone et profit-making, ce qui n’exclut en rien de s’accommoder et de tirer profit des technologies, ni d’articuler un tel projet sur un partenariat entre le public et le privé. Mais le projet qu’il évoque est encore flou : s’agit-il d’une sorte de bibliothèque nationale européenne, réunissant les fonds numériques des bibliothèques nationales de chacun des pays, ou la bibliothèque des européens, fédérant [toutes] ses bibliothèques, petites ou grandes ?

L’histoire se répète : dans les années 80, le réseau de communication informatique Bitnet (qui avait émergé d’un immense réseau interne à IBM) possédait une structure essentiellement pyramidale (ou arborescente) ; il finit par être détrôné par le réseau TCP/IP (l’internet actuel), qui possède un maillage bien plus libre. Aujourd’hui, toute personne ou organisme peut se raccorder à ce réseau, pour peu qu’elle ait les logiciels adéquats (et un fournisseur d’accès). Les ordinateurs qui s’y trouvent, même les plus petits, peuvent être utilisés dans leur temps libre pour des finalités collaboratives à l’échelle mondiale tels que les prédictions atmosphériques (le projet climateprediction.net), ou la recherche de pulsars par l’entremise de logiciels tels que BOINC.

Je verrai bien la bibliothèque européenne du futur sous forme d’un réseau dynamique permettant le raccordement de bibliothèques petites et grandes – certifiées, c’est essentiel (autant pour la « validité » des fonds que l’adéquation technique) –, avec leurs fonds numérisés (qu’ils auraient constitués selon leurs propres critères), s’intégrant facilement dans un maillage (utilisant probablement des protocoles de type OAI plutôt que Z39.50) qui offrirait, entre autres outils, recherche dans les contenus et accès réparti (DOI ?) à l’ensemble des fonds ainsi disponibles, de façon répartie.

Je préférerais bien évidemment ce modèle plus dynamique à celui dans lequel les petites institutions auraient à « déléguer » leurs fonds numériques à de plus grandes institutions, qui seraient les seules à décider du choix des documents qui feraient partie de « la » collection européenne – qui n’est pas sans rappeler le modèle que semble viser actuellement Google pour les fonds universitaires qu’il veut numériser et héberger. Un tel modèle ne réduit pas le rôle des bibliothèques nationales, plus à même d’établir un tel dispositif (ouvert, et qui ne se réduise pas uniquement à elles), et qui ont la charge et les moyens de conservation (physique et numérique) à long terme pour assurer la pérennité du patrimoine (en utilisant, pour le numérique, OAIS par exemple).

À l’inverse, je le préfère aussi à celui de Jacques Attali, qui débattait hier sur ce sujet avec Jean-Noël Jeanneney sur France Culture, et qui défendait essentiellement le modèle Google, dans une vision idyllique du livre numérique disponible partout, qu’on lit en payant à la carte et qu’on imprime chez soi (bonjour le prix du papier et la mort plus rapide des forêts), l’internet devenant la bibliothèque du futur hors toute autorité centralisée, et sur laquelle je m’étais déjà exprimé il y a plusieurs années.

Entre temps, Google avance.


1 Datée du 15 mai 2005 [note du 11 novembre 2005].

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