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6 mai 2011

Le renard qui prêche

Classé dans : Lieux, Littérature, Photographie, Politique, Société — Miklos @ 2:41

Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique,
Mais instruit, éloquent, disert,
Et sachant très bien sa logique,
Se mit à prêcher au désert.

— Florian, Le Renard qui prêche.

La rue du renard, on l’avait déjà signalé en citant un texte du 16e s., portait alors un nom plus amusant, celui du renard qui prêche (on avait aussi déploré la tendance normalisatrice qui banalise la nomenclature des voies). D’où le tenait-elle ?

La rue du Renard est en ce moment aux mains des démolisseurs qui en élargissent l’entrée du côté de la rue de Rivoli.

La première maison qui va disparaître a son histoire ; c’était, au moyen-âge, la boutique d’un cordonnier qui avait arboré une superbe enseigne représentant un renard botté et éperonné, prêchant dans une haute chaire.

L’enseigne, comme cela se fit communément dans le vieux Paris, donna son nom à la rue qui s’appela longtemps : rue du Renard qui presche.

Ce renard prêcha-t-il dans le désert ? Toujours est- il que le nom de la rue, restée celle du Renard tout court, se modifia avec les années. L’enseigne disparut à son tour.

Un immeuble voisin, également menacé par la pioche municipale, abrita, au début de la Révolution, le Théâtre de la Concorde1 : ce nom dût lui porter malheur, car il n’eut qu’une existence éphémère. On y jouait des pièces du genre larmoyant…

Accordons-lui une larme.

Hector Hogier [pseud. d’Albert Dureau], Paris à la fourchette. Curiosités parisiennes, vol. 1. P. Sevin et Rey, Paris, 1903.

Cette rue s’appelait jusqu’au début du 16e s. Court Robert de Paris, (et, probablement à partir du 18e s., rue du Renard Saint-Merry). C’était l’une des rues où les prostituées avaient été enjointes en 1367, par une ordonnance de Hugues Aubriot, prévôt de Paris, de résider et de tenir leurs bordels : « Si les femmes publiques, d’écris ensuite cette ordonnance, se permettent d’habiter des rues ou quartiers autres que ceux ci-dessus désignés, elles seront emprisonnées au Châtelet puis bannies de Paris. Et les sergents, pour salaire, prendront sur leurs biens huit sous parisis » (source).

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre renard. À qui prêche ce renard, mais surtout, que symbolise donc cette image ? À la lecture du poème de Florian cité en exergue, on ne peut s’empêcher de penser à tel vieux politicien roublard qui « prêche contre les ours, les tigres, les lions, contre leurs appétits gloutons », et qui, à l’approche des élections présidentielles, se rappelle au bon souvenir des puissants pour s’attirer leurs faveurs (ou, comme l’écrit la presse, « pour optimiser ses négociations »). Qui sont les dindons de la farce, ceux que le renard de Florian veut se payer ? Les citoyens, bien évidemment.

Plusieurs siècles avant Florian, au moyen-âge, le renard symbolisait déjà le malin, le rusé et le fourbe, c’est son rôle dans le Roman de Renart. Pour les anti-cléricaux, il représente certains membres du clergé : « La figure caricaturale de l’animal travesti en moine doit être rattachée aux écrits satiriques inspirés du roman [de Renart] (…). Le message que délivre ces écrits n’a pas pour objet de dénoncer une vulgaire imposture : s’il s’agit bien d’une moquerie grotesque visant l’Église, ces assauts sont plus spécifiquement dirigés vers les ecclésiastiques et surtout vers les moines (…). La querelle opposant, à partir de 1253, les défenseurs de l’Université aux frères mendiants, allait transformer Renart, malgré lui, en une créature malfaisante, un instrument de la plume destiné à dénoncer les écarts des réguliers. (…) Il parait donc logique que la chaire à prêcher, accessoire de ce vice, d’ailleurs tant convoitée par les mendiants au moment de cette querelle, ait été illustrée si fréquemment dans l’iconographie, les gélines ajoutant à l’effet comique et soulignant surtout la crédulité des fidèles. »2 D’autres vices attribués aux moines d’alors sont mis en exergue dans des illustrations pour le moins ambiguës comprenant un renard, et notamment la sodomie, dont les templiers sont soupçonnés…3 De là à expliquer la présence de la rue du renard dans le quartier du Marais, il y a un pas qu’on ne franchira pas.

Pour l’Église, messire Renard est le trompeur qui sera finalement trompé, à l’instar de la sculpture du jubé de la chapelle Saint-Fiacre dans le Morbihan : « Dans la première scène, le renard habillé en moine et prenant l’air dévotieux, prêche du haut d’une cage les poules qui l’écoutent, le bec tendu, puis on le voit se glisser sous la cage et venir se jeter sur ses crédules auditeurs. Mais ici le faux docteur ne triomphera pas, les brebis ont reconnu le loup ravissant de l’écriture ; les poules s’élancent bravement sur le renard et le saisissent de toutes parts. Enfin dans la dernière scène, le renard couché sur le dos, expire éventré par les poules qui s’acharnent sur son cadavre ; c’est le triomphe de la foi sur l’hérésie. Les brebis ont plus fait que de se méfier du faux pasteur, elles l’ont démasqué et vaincu. »4 On appréciera la figure de style qui qualifie ces poules féroces – elles ont éventré un renard ! – de brebis.

En ces temps où la chasse, puis une intense urbanisation n’avaient pas fait s’éloigner le renard des villes (pas toutes : on en a vu dans les rues de Londres) et des hommes, il n’est pas étonnant de constater la place qu’il occupait dans les légendes et les fables. Le pouvoir de l’Église – et donc la virulence de sa critique souvent feutrée par nécessité – explique aussi la popularité du personnage du renard qui prêche, qu’on trouvait aussi ailleurs qu’à Paris : en 1538, on signale une telle enseigne à Tours, en 1598 une autres à Troyes ; « L’Ambassadeur du Pape en Suisse (…) est logé dans une maison où a autrefois pendu l’enseigne du renard qui prêche aux poules. », peut-on lire à la date de 1578 dans les registres du conseil d’État de la république de Genève. À Strasbourg, c’était une rue qui portait son nom, et à propos de laquelle on citera pour conclure une amusante histoire :

On voit à Strasbourg dans la rue du Renard prêchant, une enseigne curieuse. En l’an 1600, un certain Fuchs attirait les volailles de ses voisins en les alléchant au moyen de morceaux de pain, puis leur passait un nœud coulant autour du cou. Pris en flagrant délit, ce Fuchs fut condamné par les magistrats de Strasbourg (du moins telle est la légende) à placer au-dessus de la porte de sa maison une tablette représentant l’animal prêchant des canards avec des vers satiriques et l’inscription : « Ceci s’est passé en l’an 1600 lors d’une visite de maître Renard chez les canards. »

Champfleury, Histoire de la caricature au Moyen Âge et sous la Renaissance, deuxième édition très-augmentée. Paris [1871?].


1  Le Théâtre de la Concorde dont parle Hector Hogier était situé au 34 de la rue du renard, numéro qui n’existe plus, la rue se terminant au n° 28 (au coin de la rue Simon-le-Franc), là où commence la rue Beaubourg.

2  Sophie Duhem, « “Quant li goupil happe les jélines…” ou les représentations de Renart dans la sculpture sur bois bretonne du XVe au XVIIe siècle », in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 105-1, 1998.

3 Jean Warth, Les marges à drôleries des manuscrits gothiques, ch. III : « Genèse icônographique des drôleries ». Matériaux pour l’histoire n° 7. Librairie Droz, Genève, 2008.

4 M. Houel, « Notice sur le jubé de Saint-Fiacre », in Bulletin monumental, 2e série, tome 3. Paris, 1847.

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